Si l’auteur ne cache pas son penchant occidentaliste, il n’en fournit pas moins un bon résumé de la vie politique turque actuelle et de ses racines historiques.
Yves Montenay est un démographe engagé dans la francophonie.
Le régime autoritaire et islamiste du président Erdogan est menacé par les prochaines élections législatives et présidentielles le 14 mai : les sondages donnent une légère majorité à l’opposition, mais ils ne sont pas forcément fiables, et une victoire dans les urnes aurait du mal à se matérialiser politiquement. Les observateurs extérieurs craignent un trucage suivi d’une répression pour étouffer la contestation.
Mais, avant d’aborder cet enjeu électoral, il faut rappeler l’importance de l’islam turc dans l’histoire européenne. Cette importance est ignorée en France, car elle ne nous a pas directement concernés. Mais elle a modelé l’Europe centrale, orientale – Russie comprise – et balkanique, ce qui a des conséquences sur l’état d’esprit des peuples de ces pays et donc de leurs dirigeants.
Les Turcs dans l’histoire européenne
En effet, le monde orthodoxe a été coupé de l’Europe occidentale par les Turcs. Avant leur arrivée, l’Occident comprenait l’empire byzantin et la division entre catholiques et orthodoxes n’était pas civilisationnelle. Il y avait des mariages princiers et des échanges culturels entre l’Occident et la grande puissance qu’était l’empire byzantin.
Mais tout change avec la défaite byzantine contre les Turcs à Manzikert en 1071 et la prise de Jérusalem par les Turcs en 1078. Cela déclenche la première croisade avec la prise de Jérusalem en 1099, où un empire byzantin affaibli sert de base arrière aux croisés. Et le vrai divorce Orient-Occident se concrétise en 1204 par la conquête et le pillage de Byzance par les croisés, qui par ailleurs affaiblit l’empire byzantin qui ne sera plus que l’ombre de lui-même jusqu’à la prise d’une Byzance dépeuplée et fantomatique par les Turcs en 1453.
Ces derniers contrôlaient déjà de larges parties de l’Europe, y compris le sud de l’Ukraine, et la Russie naissante, à peine indépendante des Mongols de la Horde d’or, trouve en eux un ennemi héréditaire. L’Occident perd alors le contact avec une grande partie de l’Europe.
Les Occidentaux se détourneront encore davantage de l’Orient avec la découverte de l’Amérique en 1492 par les Espagnols et le contournement de l’Afrique par les Portugais qui va les mener aux Indes et au-delà. Les Hollandais, les Anglais et les Français vont suivre. Ces 2 aventures mondiales ont justement été lancées pour contourner le monde musulman personnifié par l’empire ottoman.
Cette trahison de l’Orient par l’Occident en 1204 va se cumuler avec le non développement d’un monde orthodoxe étouffé par les Turcs, ce qui est à la racine de beaucoup d’événements d’aujourd’hui, tant à l’intérieur de l’Union Européenne qu’à son voisinage turc et méditerranéen.
Du XIVe au XXe siècle, gloire et décadence de l’empire ottoman
L’empire ottoman va conquérir la rive sud de la Méditerranée jusqu’à l’Algérie comprise, et la Hongrie au cœur de l’Europe. Il sera arrêté de justesse à Vienne en 1521 et sur mer à Lépante en 1571.
La décadence commence avec leur défaite lors du 2e siège de Vienne en 1683, en partie grâce à l’arrivée des Polonais. L’empire devient « l’homme malade de l’Europe ». L’écart de développement avec l’Europe occidentale s’élargit et l’empire sera peu à peu dépecé autour de la mer Noire et dans les Balkans, avec l’indépendance de la Grèce, de la Serbie, de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Roumanie et la conquête par les Russes de la rive nord de la Mer Noire dans ce qui n’était pas encore l’Ukraine.
Au sud, dans le courant du XIXe siècle, la France le remplace en Algérie et Tunisie et l’Angleterre en Égypte. Au début du 20e, ce sera l’Italie en Libye.
Un dernier soubresaut a lieu pendant la première guerre mondiale, où l’empire s’allie à l’Allemagne, ce qui permet aux Anglais et aux Français de le dépouiller de ses dernières possessions arabes (Palestine, Jordanie, Liban, Syrie, Irak). Cela malgré la tentative des Allemands de faire du Kaiser Guillaume II un champion de l’Islam en le proclamant « protecteur de tous les musulmans sur terre » conjointement avec le calife, chef des croyants, et en appelant à la guerre sainte contre les colons français et anglais.
Ces épisodes ont généré une grande hostilité populaire des pays concernés envers la Turquie et la cruauté de son occupation, même si, diplomatiquement, ce n’est pas toujours exprimé aujourd’hui.
Côté turc, surtout avec l’enseignement actuel de l’histoire par le président Erdogan, on nourrit une nostalgie impériale.
Une occidentalisation partielle par Atatürk et ses successeurs
Mais, dès la fin du XIXe siècle, une modernisation était en cours par des militaires turcs, dont les Anglais et les Français ont pu apprécier la valeur pendant la première guerre mondiale.
L’armée va se débarrasser des populations non turques de l’actuel territoire de la république : les Arméniens par le génocide de 1915 et les Grecs par la guerre de 1919-23. C’est la naissance d’un État-nation.
Ces militaires vont renverser l’empire et le remplacer par une république turque nationaliste et moderniste. Le nouveau président sera le général Mustapha Kemal, dit Atatürk, « père des Turcs », de 1923 à 1938.
Mustapha Kemal occidentalise le pays à marche forcées : laïcisation de la société, alphabet latin, libertés et droits de vote accordé aux femmes dans le nouveau code civil.
Plus tard, la Turquie rejoint l’OTAN en 1952 et demande à adhérer à l’Union Européenne en 1987.
La majorité musulmane est muselée, mais les islamistes s’organisent clandestinement en attendant le retour de la démocratie qui se fera progressivement autour de l’an 2000.
La réaction islamiste actuelle
Les premières arrivées des islamistes au pouvoir sont réprimées par l’armée. L’actuel président Erdogan et son parti l’AKP (Le Parti de la justice et du développement, AK PARTİ ou AKP, parti islamo-conservateur) vont profiter de la naïveté européenne pour s’en débarrasser.
Leur argument à Bruxelles était « nous sommes musulmans-démocrates comme les Allemands sont chrétiens-démocrates. Aidez-nous à rétablir la démocratie chez nous en nous débarrassant de l’armée, et nous pourrons alors rejoindre l’Union européenne ».
C’est donc avec l’appui, au moins intellectuel, des Européens que l’AKP brise les deux grandes forteresses du kémalisme : l’armée et les juges, entre 2008 et 2010. L’autorisation du voile dans les universités en 2010 signe la victoire de l’islam politique. D’autres lois suivront (2013 port du voile dans l’administration, 2014 dans les collèges et 2016 dans l’armée ; 2011 plus de limitation d’âge pour l’apprentissage du Coran) ainsi que l’édification d’une morale publique dictée par la religion : vente d’alcool limitée, contrôle de la mixité et proclamation en 2015 du rôle de la femme vouée à la maternité.
Le régime devient de plus en plus autoritaire. La situation politique interne s’est renversée : ce sont maintenant les démocrates et les laïcs, qui représentent environ la moitié de la population qui sont opprimés par les islamistes.
L’orgueil, certains disent l’hubris, du président se manifeste aussi en politique extérieure dans des actions teintées de nostalgie impériale et de la recherche corrélative d’un poids diplomatique. Le parallèle avec la Russie poutinienne est net. Vladimir Poutine vient d’ailleurs d’appeler à voter Erdogan.
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