Pensez-vous que Manuel Valls soit un bon candidat pour remporter effectivement la primaire ?
Jacques Sapir : Tout d’abord, il faut considérer que Manuel Valls est un candidat qui arrive usé à la primaire. Il eut été logique qu’il démissionne à l’été 2015 s’il avait voulu sérieusement se présenter à l’élection présidentielle de 2017. Cela lui aurait donné de la distance par rapport à François Hollande, et lui aurait permis de mieux affirmer la spécificité de son projet politique.
Il arrive donc usé, parce qu’il est au gouvernement depuis maintenant trois ans et qu’il a d’une certaine manière assumé les différentes décisions prises par François Hollande, y compris celles qui sont les plus contestées – comme la fameuse Loi Travail El Khomri – qu’il a dû faire passer avec une disposition particulière de la Constitution française, ce qu’on appelle l’article 49.3 et qui n’est autre qu’un moyen de menacer les députés d’une dissolution au cas où ils refuseraient de voter la loi telle que proposée par le gouvernement. Cette disposition avait été introduite pour permettre le vote d’une loi de finances qui soit cohérente. Il a donc ici détourné, avec l’assentiment du Président de la République bien sûr, une importante disposition constitutionnelle et par là même contribué à affaiblir la Constitution.
Il arrive ainsi usé, et avec une image détestable tant à gauche qu’à droite ; il est devenu en quelques années la caricature de ce qu’il était en 2011-2012, un clone de Nicolas Sarkozy, les colères en plus et le « bling-bling » en moins. Néanmoins, on sait que les personnes qui se déplaceront à la primaire ne constituent pas exactement l’électorat du parti – ce fut d’ailleurs la même chose pour la primaire de la droite. Il faut considérer que la droite a fait, sur la personne de Nicolas Sarkozy, 16,8 millions de voix au 2ème tour de l’élection présidentielle de 2012, et 9,7 millions au 1er tour. Or, on sait qu’il y eu 4,1 millions de gens qui se sont déplacés à la primaire, soit moins de 25% des électeurs de Nicolas Sarkozy au 2ème tour. Ce sera donc la même chose pour le Parti socialiste. Votera donc en priorité le noyau dur des militants socialistes, et sans doute de 15 % à 20 % d’électeur de droite qui chercheront à perturber le processus en éliminant certains candidats. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut être très réservé sur le caractère prétendument « démocratique » du mécanisme des primaires. Dans ces conditions, effectivement, Manuel Valls a ses chances. Il devra à la fois essayer de combiner sa loyauté supposée à François Hollande, et faire oublier les basses manœuvres dont il s’est rendu coupable ces derniers jours, parce qu’elle lui donne une forme de légitimité à l’intérieur de l’électorat socialiste, mais aussi marquer sa différence de manière crédible par rapport à la politique de François Hollande. Et cela risque de ne pas être du tout facile pour lui.
Pourquoi Manuel Valls se présente-t-il, s’il est considéré comme celui qui s’est battu pour toutes les décisions contestées de François Hollande ?
Il y a plusieurs réponses possibles, qui peuvent tout à fait s’additionner. La première, c’est tout simplement l’ambition. On peut penser que, dans le système français, le président de la République agit comme un miroir aux alouettes : il fait perdre le sens de la réalité à toute une série des personnalités politiques. Or, on le sait et on le voit, Manuel Valls est dévoré d’une ambition débordante. Deuxième explication, plus sérieuse : si Manuel Valls veut espérer pouvoir contrôler le Parti socialiste et être dans une bonne position pour se présenter en 2022, il doit se présenter à cette élection présidentielle, même s’il n’a, en réalité, que très peu de chances d’être élu. Mais il doit se présenter et surtout tenter de faire un score au premier tour qui soit supérieur au score de Jean-Luc Mélenchon qui sera l’adversaire tout particulier d’un candidat socialiste, et ce quel qu’il soit. Parce que, aujourd’hui, Jean-Luc Mélenchon se situe plus à gauche que le Parti socialiste et qu’il est en mesure d’attirer une partie des voix des électeurs traditionnels de la gauche. On voit très bien la grande crainte des socialistes d’être non seulement exclus du deuxième tour, mais en plus de terminer quatrième ou cinquième, devancés par Jean-Luc Mélenchon ou peut-être Emmanuel Macron. C’est d’ailleurs précisément cette crainte qui a le plus probablement fait renoncer François Hollande à se représenter. Les tentatives désespérées de M. Cambadélis, le dirigeant du parti « socialiste » pour convaincre et Mélenchon et Macron de se présenter à la primaire du P « S » témoignent justement de cette crainte. Mais, tant Mélenchon que Macron ont justement analysé le mécanisme des primaires comme un mécanisme d’élimination des candidats qui ne plaisent pas à la fraction de l’électorat qui est la plus proche de l’appareil bureaucratique du parti. Ils ne tireraient aucun avantage, et n’ont aucun intérêt, à se plier à ce jeu faussé de la primaire.
Considérez-vous toujours Emmanuel Macron comme une candidature qui a des chances de se qualifier au deuxième tour ?
Actuellement il n’a quasiment aucune chance. Mais, pour lui aussi, il s’agit moins de se qualifier au 2ème tour que de construire un rapport de force pour 2022. En effet, Emmanuel Macron peut-être à la fois contesté sur sa droite si François Bayrou se présente, et contesté sur sa gauche si Manuel Valls se présente, car on voit très bien que le possible programme de ce dernier sera assez peu différent en réalité de celui d’Emmanuel Macron. D’ailleurs, n’oublions pas que les deux hommes ont appartenu au même gouvernement, et qu’ils ont défendu la même ligne politique. Ce sont donc des frères jumeaux, et François Bayrou apparaît alors comme un cousin germain…