Pour E&R, Diego Fusaro (photo), philosophe italien, analyse l’évolution de la gauche dans son pays et en Europe depuis les événements de 1968.
En ce qui concerne la position de la gauche aux élections, quelles qu’elles soient, il ne fait aucun doute qu’elle est confrontée à de tonitruantes défaites les années passant. Ce serait donc une perte de temps de le rappeler, même avec une documentation graphique à l’appui. Il est beaucoup plus intéressant, avec un regard philosophique, de s’attarder sur les raisons de cette catastrophe annoncée.
Ces raisons ne sont ni conjoncturelles ni occasionnelles, mais répondent à un précis et profond développement de la logique du capitalisme, lequel a été structurellement redéfini ces quarante dernières années. J’identifierais la scène originelle avec les mouvements de 1968 et l’archipel d’événements qui s’ensuivirent. Pour le dire de manière synthétique, le mouvement de 1968 fut un grandiose événement de contestation adressé contre la bourgeoisie [dans ce texte, le terme « bourgeoisie » renvoie à un ordre traditionnel conservateur, et a donc une définition très différente de celle admise en général en France et par Alain Soral dans « Quelle alternative au monde bourgeois ? » – NDLR], non contre le capitalisme et, de ce fait, il ouvrit la route au capitalisme actuel, celui qui n’a plus rien de bourgeois : il n’a plus la grande culture bourgeoise, ni cette sphère valorielle qui, en présence d’une telle culture, n’était pas complètement marchandable.
L’espace nécessaire pour approfondir n’étant pas suffisant, je me permets donc de vous renvoyer à mon ouvrage Minima mercatalia. Filosofia e capitalismo (Bompiani, 2012). Pour comprendre dans son intégralité l’imposition antibourgeoise du capitalisme, et donc, afin de résoudre l’énigme de l’actuelle gauche, il suffit de prêter attention à la substitution, apparue suite aux événements de 1968, du révolutionnaire par le libertaire : le premier lutte pour briser les chaînes du capitalisme tandis que le second lutte pour son émancipation au sein même du capitalisme. Une telle substitution donne lieu à une redistribution des cartes qui mène à l’actuelle condition paradoxale dans laquelle le droit au joint, au libertinage et au mariage homosexuel est considéré comme une émancipation plus significative que n’importe quelle prise de position contre les crimes que le marché ne cesse de commettre impunément, contre les exterminations coloniales ou bien encore contre les guerres qui nous sont encore présentées, hypocritement, comme des missions de paix (Kosovo 1999, Irak 2003, Libye 2011, pour ne rappeler que les plus récentes, survenues avec le soutien perpétuel de la gauche).
Depuis 1968, la gauche promeut la même logique culturelle antibourgeoise du capitalisme, par le biais d’incessantes nouvelles croisades contre la famille, l’État, la religion et l’éthique bourgeoise. Par exemple, la défense des couples homosexuels de la part de la gauche ne repose pas sur la juste et légitime défense des droits civils des individus mais plutôt sur l’aversion envers la famille traditionnelle et, de manière générale, la normalité bourgeoise. Pensons également à la destruction planifiée du lycée et de l’université par le biais de ces réformes interchangeables de gouvernements de droite et de gauche qui, en détruisant les acquis de la méritoire réforme de l’école de Giovanni Gentile en 1923, ont conformé – toujours au nom du progressisme et du dépassement des formes antiques bourgeoises – l’instruction au paradigme de l’entreprise (débits et crédits, doyens managers, etc.).
Le principe de l’actuel capitalisme post-bourgeois est entièrement soixante-huitard et, par conséquent, de gauche : interdit d’interdire, plaisir illimité, inexistence de l’autorité… Le capitalisme, en effet, est régi aujourd’hui par l’impudique extension illimitée de la marchandise à toutes les sphères symboliques et réelles (c’est cela que nous appelons pudiquement « globalisation » !). « Capital humain », débits et crédits dans les écoles, « entreprise Italie », « investissements affectifs » et mille autres expressions semblables qui révèlent la colonisation totale de l’imaginaire de la part des logiques du capitalisme moderne. Je le définirais comme œdipien : la figure du père ayant été tuée en 1968 (l’autorité, la loi, la raison, la culture bourgeoise pour faire simple), c’est tout l’horizon du plaisir illimité qui règne. Si Mozart et Goethe étaient des sujets bourgeois, et Fichte, Hegel et Marx étaient des bourgeois anticapitalistes, aujourd’hui nous avons des capitalistes mais non bourgeois (en Italie, Berlusconi) ou des antibourgeois ultracapitalistes (toujours en Italie, Nichi Vendola, Vladimir Luxuria, Pierluigi Bersani…) : ces derniers sont les vecteurs principaux de la dynamique d’expansion capitalistique. Leur lutte contre la culture bourgeoise est la lutte même du capitalisme, qui doit se libérer des derniers héritages ethniques, religieux et culturels en mesure de freiner son expansion.
De la gauche qui lutte contre le capitalisme pour l’émancipation de tous, on passe ainsi, de manière bien trop désinvolte, à la gauche qui lutte pour la légalité, pour la question morale, pour le respect des règles (capitalistiques !), pour le droit de chacun de se forger une personnalité unique et inimitable : de Karl Marx à Roberto Saviano. Il est bien évidemment vrai que Silvio Berlusconi est un soixante-huitard affirmé, comme l’a bien montré Mario Perniola dans son excellent livre (Berlusconi o il ’68 realizzato, Mimesis, Milano 2011) : la loi n’existe pas, il n’y a que le plaisir illimité qui s’érige en tant qu’unique loi possible. Ce serait cependant une erreur impardonnable de croire que le capitalisme est de droite. Il l’était au temps de l’impérialisme et du colonialisme. Aujourd’hui, le capitalisme est le totalitarisme affirmé (à tel point que nous ne nous rendons même plus compte de son existence) et, en tant que phénomène « totalisant », il occupe tout l’échiquier politique. Plus précisément, il se reproduit à droite en économie (libéralisation sauvage, privatisation obscène, toujours au nom du théologoumène [1] « l’Europe le demande »), au centre en politique (les ailes extrêmes disparaissant, il ne reste plus que des partis interchangeables de centre-droit et de centre-gauche), à gauche dans la culture. Oui, vous avez bien compris, à gauche dans la culture. Depuis 1968, la culture antibourgeoise à laquelle s’identifie la gauche est la superstructure même du capitalisme post-bourgeois : lequel doit éliminer la bourgeoisie et laisser la possibilité de survivre seulement en suivant la dynamique d’extension illimitée de la marchandisation (elle-même incompatible avec la grande culture bourgeoise). D’où les formes culturelles les plus typiques de la gauche : relativisme, nihilisme, scepticisme, procéduralisme, pensée faible, haine revendiquée pour Marx et Hegel, éloge inconditionnée de la pensée de la différence de Deleuze, etc.
Dans ce cachet « totalisant » réside le trait principal de l’extinction de l’antithèse entre droite et gauche, deux opposés qui, aujourd’hui, expriment de manière différente la même vision du monde, en dupliquant tautologiquement l’existant. Au cours des dernières « trente années inglorieuses », le capital et ses sauvages politiques néolibérales, sous l’étendard de la perte des droits du travail et de la privatisation effrénée, se sont imposés à forces égales en présence de gouvernements tantôt de centre-droit tantôt de centre-gauche (Mitterrand en France, Blair en Angleterre, D’Alema en Italie, etc.). Par conséquent, l’antithèse entre droite et gauche existe aujourd’hui seulement virtuellement comme prothèse idéologique pour manipuler le consensus et l’apprivoiser au sens capitalistique.
Droite et gauche expriment sous des formes diverses le même contenu et, de la sorte, rendent possible l’exercice d’un choix manipulé où les deux partis en question, parfaitement interchangeables, alimentent l’idée de la possible alternative, de fait inexistante. Il y a, à ce propos, un inquiétant enchevêtrement entre les deux maximes actuellement les plus en vogue chez les politiciens – « il n’existe pas d’alternative » et « le marché le demande » –, enchevêtrement qui révèle une fois de plus le renoncement intégral de la part de la politique à œuvrer concrètement en vue de la transformation du monde, considéré a priori comme immodifiable.
Le paradoxe réside dans le fait que la gauche aujourd’hui, pour une partie, a hérité de la légitimité inertielle du désormais défunt parti communiste et, pour une autre partie, s’emploie ponctuellement au glissement de la génération communiste des années 60 et 70 vers une graduelle « acculturation » (laïque, relativiste, individualiste et toujours prête à défendre la théologie interventionniste des droits de l’homme) fonctionnelle au capitalisme globalisé. Le quotidien La Repubblica est le siège privilégié de ce processus, où se consume cette obscène complicité de gauche et capitalisme. Les multiples renégats, repentis et derniers hommes qui peuplent les rangs de la gauche se retrouvent, de manière inattendue, privés de toute légitimation historique et politique, mais encore dotés d’un succès identitaire inertiel à exploiter comme ressource de mobilisation. Pour cela, la gauche continue inflexiblement de cultiver des formes liturgiques héritées de la foi idéologique précédente dans l’acte même par lequel elle abandonne complètement l’originel « esprit de scission » (la formule est du grand Antonio Gramsci), en adhérant aux logiques du capital sous des formes toujours plus grossières. Bersani lui-même a prononcé la phrase « les marchés n’ont rien à craindre du PD (Parti démocrate italien) » lors de la campagne électorale : phrase pléonastique puisqu’elle exprime ce que nous savions déjà tous, mais tout de même importante puisque la gauche continue infatigablement à travailler en catimini pour le roi de Prusse, le capitalisme gauchiste.
Au cours de la longue pente décadente qui nous a sinistrement fait passer de la noble figure d’Antonio Gramsci à des personnages comme D’Alema ou François Hollande, nous avons consommé le passage tragi-comique de la passion transformatrice au désenchantement cynique – typique de la génération des repentis de 1968, la plus funeste du temps des Sumériens à aujourd’hui – fondé sur la conscience de la mort de Dieu et une réconciliation avec l’ordre capitalistique. Selon les vers de Shakespeare : « L’odeur des lys fanés est plus horrible que celle des mauvaises herbes. » Ces lys sont effectivement fanés : il sont l’incarnation de ce que Nietzsche appelait « le dernier homme ». Le dernier homme sait que Dieu est mort et que pour cela même, tout est possible : même adhérer au capitalisme et bombarder le Kosovo et la Libye.
C’est du reste seulement dans ce scenario qu’on comprend le sens profond de la dynamique, aujourd’hui triomphante, de la personnification exaspérée de la polémique contre l’adversaire. L’antiberlusconisme avec lequel la gauche a identifié sa propre pensée et sa propre action au cours des vingt dernières années en est la preuve intangible. La personnalisation des problèmes se révèle en effet toujours concomitante de l’abandon de l’analyse structurelle des contradictions et c’est uniquement dans cette perspective que s’explique comment l’antiberlusconisme a été, de par son essence même, un phénomène d’obscurcissement intégral de la compréhension des rapports sociaux. L’antiberlusconisme a permis à la gauche de se recycler, c’est-à-dire de passer de l’opposition opérative au capitalisme à l’adhésion aux logiques néolibérales, en défendant l’ordre, la légalité (capitaliste) et les règles (elles aussi capitalistes). L’antiberlusconisme a induit l’opinion publique à penser que le vrai problème était seulement et toujours le « conflit d’intérêt » et les vulgarités existentielles d’un individu seul et non l’inflexible érosion des droits sociaux (par le biais également des formes contractuelles les plus méprisables, qui rendent à durée déterminée la vie elle-même) et la subordination géopolitique, militaire et culturelle de l’Italie aux États-Unis.
Injustice, misère et méfaits en tout genre ont cessé d’être compris pour ce qu’ils sont par nature, pour ainsi dire des produits physiologiques du cosmos à morphologie capitaliste, et sont à présent entendus comme conséquences des actes irresponsables d’un singulier individu.
La politique réduite au tragi-comique théâtre identitaire de l’opposition entre berlusconiens et antiberlusconiens a permis de faire passer inaperçu l’avènement du nouveau profil de la gauche qui, au nom de la question morale et en omettant de ce fait la question sociale, a abandonné sa propre opposition aux erreurs que le capitalisme n’a cessé de générer. C’est dans cette optique que l’antiberlusconisme révèle sa nature encore plus indécente, si jamais c’est possible, que le berlusconisme lui-même. En cela réside la nature tragique mais non-sérieuse de l’actuelle gauche, front avancé de la modernisation capitaliste qui s’active à détruire la vie humaine et la planète. La gauche est le problème et, dans le même temps, elle se pense comme étant la solution. Le premier pas à accomplir pour reprendre et poursuivre le programme marxiste de l’émancipation de tous face au capitalistique règne animal de l’esprit, consiste par ailleurs dans l’abandon total de la gauche, pour ne pas dire de la dichotomie droite-gauche. Tout le reste n’est que baratin de divertissement ou, comme l’aurait dit Marx, « idéologie ».
Diego Fusaro
Diego Fusaro (Turin, 1983) enseigne l’histoire de la philosophie au sein de l’Université San Raffaele de Milan. Il est chercheur en philosophie de l’histoire et des structures de temporalité historique, avec une particulière attention pour la pensée de Fichte, Hegel, Marx et pour « l’histoire des concepts » allemande. Il dirige la collection philosophique « I Cento Talleri » de l’éditeur Il Prato et est le directeur du projet internet La philosophie et ses héros (www.filosofico.net). Parmi ces livres les plus récents : Bentornato Marx ! (Bompiani, 2009), Essere senza tempo. Accelerazione della storia e della vita (Bompiani, 2010), Coraggio (Cortina, 2012), Minima mercatalia. Filosofia e capitalismo (Bompiani, 2012, livre bientôt traduit en français), Idealismo e prassi. Fichte, Marx e Gentile (Il Melangolo, 2013).