Quoi que l’on puisse penser de la légitimité du combat indépendantiste basque et de l’action de l’ETA, la sale guerre menée par les Groupes antiterroristes de libération (GAL) durant les années 1980 est l’illustration de ce dont sont capables les « démocraties » contre leurs adversaires, le système pouvant très bien intégrer la terreur dans son fonctionnement.
Terroriser les terroristes
Dans les années 1980, la situation au Pays basque est un problème brûlant de la politique espagnole, l’ETA refusant d’arrêter de mener la lutte armée pour la libération nationale et sociale de l’Euskadi débutée sous le franquisme. L’organisation, ne pouvant se contenter du statut de large autonomie accordé par la jeune démocratie à la province, compte bien poursuivre son combat jusqu’à l’indépendance. À la multiplication des actions militaires de la résistance basque répond une répression féroce de la part des autorités. Un certain nombre de militants nationalistes basques va trouver refuge de l’autre côté de la frontière, transformant l’Euskadi nord en sanctuaire pour l’ETA. Base arrière des commandos et du comité exécutif de l’ETA militaire, la côte basque française va servir aussi de centre de collecte de « l’impôt révolutionnaire » prélevé sur les patrons espagnols et basques des deux côtés des Pyrénées. Les militants basques sont comme des poissons dans l’eau, ils bénéficient de la solidarité du mouvement « abertzal » ( patriotes basques) et ne sont pas inquiétés par les autorités françaises, qui avaient commencé à les accueillir à l’époque de la lutte antifranquiste.
Cette situation empoisonnera les relations entre la France et l’Espagne, car le gouvernement français fermera les yeux sur les activités de l’ETA et refusera d’extrader les exilés. Ce n’est pas l’arrivée de la gauche au pouvoir à Madrid et à Paris qui va arranger les choses…
- François Mitterrand et Felipe Gonzalez
Le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez fait du rétablissement de l’ordre au pays Basque sa priorité. Pour cela est mis en place un quadrillage serré de la province par les forces de police et la garde civile. Madrid cherche à couper l’ETA de son soutien populaire. La propagande et la désinformation vont devenir la règle dans le cadre de l’action psychologique ainsi que la pratique de la torture dans les prisons. Mais l’action antiterroriste de l’État est stoppée par l’existence au nord des bases arrières de l’organisation basque.
Le ministre de l’Intérieur espagnol, en accord avec le Premier ministre socialiste, va donner carte blanche à ses collaborateurs pour lutter contre l’ETA par tous les moyens en 1983. On va faire appel à la bonne vieille méthode de la guerre secrète qui avait fait ses preuves sous le franquisme. En effet, dans les années 70, les Guerilleros du Christ Roi, l’Alliance apostolique anti-communiste et les Bataillons basques espagnols (formés de toute pièce par des militaires) avaient mené des actions de liquidation pour le compte du pouvoir. Les sociaux-démocrates vont donner le feu vert pour la constitution d’escadrons de la mort chargés d’aller débusquer l’ennemi jusque dans ses planques françaises.
La « Sale guerre »
Entre 1983 et 1987, les GAL vont commettre 40 attentats et tuer 27 personnes (dont 24 en France). Ils seront l’organisation terroriste la plus meurtrière des années 80. Durant cette période, plusieurs équipes vont opérer. Les rapports confidentiels du CESID (les services secrets espagnols), rendus publics lors de l’enquête du juge Garzon en décembre 1996, attestent de la pluralité des GAL. Ceux-ci fonctionnaient en fait comme une signature pour diverses services de sécurité : pour l’armée (GAL marron), pour la police (GAL bleu) ainsi que pour les civils recrutés pour les bases œuvres (GAL vert) et un mystérieux GAL France qui impliquerait certains policiers français. Mais tous suivaient une stratégie précise fixée par le gouvernement espagnol. Durant toute l’opération, rien n’a transpiré sur les réels commanditaires. Bien que tout le monde soupçonnât Madrid de tirer les ficelles, aucune preuve ne vint les confirmer. Felipe Gonzalez jura même sur son honneur que son gouvernement n’avait jamais eu aucun lien avec les GAL. Dans le domaine opérationnel, chaque service, alimenté par des fonds secrets, rivalisait pour atteindre les objectifs de Madrid. La concurrence entre eux fit naître une certaine pagaille, d’où l’aspect incohérent de l’activité des GAL. Certaines actions extrêmes furent très professionnelles (faites sûrement par des experts en contre-subversion), d’autres furent des coups fumeux sentant l’amateurisme le plus complet. Au premier rang des amateurs, un sous-commandant des RG de Bilbao, José Amedo Fouce, véritable Ratamplan de l’antiterrorisme. Multipliant les gaffes monumentales, il se révèlera utile comme bouc émissaire à la fin de l’opération.
Le recrutement fut extrêmement simple, les agents espagnols s’adressèrent au Milieu marseillais et bordelais qui leurs fournit des tueurs à gages gracieusement rémunérés. On fera appel à des mercenaires français et portugais (anciens paras ou légionnaires) et à certains activistes d’extrême droite liés aux réseaux OAS. On verra même le fantôme du SAC (l’ancien service d’ordre gaulliste dissous à la suite de ses sanglantes bavures) dans l’affaire. Les recruteurs purent ainsi puiser dans un réservoir de personnes peu soucieuses de la légalité démocratique et expertes dans les coups tordus. L’avantage étant que rien ne pouvait les relier aux autorités espagnoles.
- Ramon Oñaederra, assassiné par les GAL
le 19 décembre 1983 à Bayonne
Le terrain d’opération des « galeux » fut le cœur même du sanctuaire d’ETA, le triangle Bayonne-Hendaye-Baigorri. Le sigle de l’organisation apparaît la première fois lors de l’enlèvement de deux réfugiés basques, qui ne seront jamais retrouvés le 16 octobre 1983. Le 19 décembre, ils abattent en plein Petit Bayonne un des responsables militaires d’ETA à la terrasse d’un bar. L’attentat est clairement revendiqué :
« Cette action s’inscrit dans une ligne d’attaque systématique contre les terroristes d’Eta. Cette exécution n’est qu’un début !!! »
Va suivre une série d’attentats, d’une brutalité extrême, qui sèmera la panique dans les rangs nationalistes basques. Les GAL frappent les cadres d’ETA et les lieux de rencontre des sympathisants, mais aussi des civils sans rapport avec le mouvement « abertzal ». Les « galeux » cherchaient ainsi à isoler les militants de la population et à les rendre impopulaires.
Vingt-sept mois plus tard, Madrid donne l’ordre d’arrêter les frais. Les GAL ont pleinement réussi leurs missions. La plus grande confusion règne dans les structures militaires d’ETA, qui doit en partie renoncer à ses actions terroristes en Espagne. Mais surtout, l’État français à compris le message. Le nouveau gouvernement de droite de cohabitation de Jacques Chirac reprend la collaboration policière et juridique avec Madrid. Il inaugure une « procédure d’urgence absolue » permettant de livrer à la police espagnole près de 200 réfugiés basques, dont certains des chefs militaires de l’organisation clandestine présente en France. Felipe Gonzalez en rêvait, les GAL l’ont fait…
Épilogue judiciaire : les caves se rebiffent
Mais ce que n’avaient pas prévu les sociaux-démocrates, c’est que le dossier des GAL serait une bombe politique à retardement.
Lors de la clôture de l’opération, Madrid était bien décidé à se débarrasser de l’encombrante organisation le plus proprement possible. Si certains hommes de mains étaient déjà en prison en France, il fallait trouver un idiot utile pour endosser le rôle du cerveau de l’affaire. On trouva dans le gaffeur Amedo le pigeon idéal. Celui-ci renâclant à déposer les armes avec ses équipes, on monta un coup médiatique réveillant le cynisme et l’absence de scrupules de nos bons démocrates. Deux journalistes madrilènes furent ainsi complaisamment menés à un cache d’armes des GAL et y découvrirent des documents compromettant le policier de Bilbao.
En 1988, une procédure ouverte par l’État espagnol conduira à l’emprisonnement et à la condamnation à 108 ans et 3 mois de prison du commissaire Amedo et de son adjoint, l’inspecteur Dominguez, pour participation au GAL. Six ans plus tard, en 1994, ils bénéficient d’un régime ouvert puis d’une liberté conditionnelle. Le 16 décembre 1994, menacés d’une nouvelle inculpation et privés d’une pension prélevée sur les fonds du gouvernement espagnol, ils « se mettent à table » et impliquent leurs supérieurs hiérarchiques.
- Michel Dominguez (à g.) et Jose Almedo
Il s’ensuit une série d’inculpations touchant les sommets de l’État jusqu’au ministre de l’Intérieur de l’époque, José Barrionuevo. Le président du gouvernement, Felipe Gonzalez lui-même, est mis en cause. Amedo et Dominguez mettent aussi en cause des policiers français.
De nombreux indices montrent une implication importante de plusieurs fonctionnaires français dans les activités des GAL. À l’époque, on avait saisi sur des « galeux » des fiches de renseignements et des photos de cadres d’ETA ressemblant fortement à des documents de travail des RG français… Mais ce volet de l’affaire semble aujourd’hui enterré car gênant nombre de policiers du Sud-Ouest.
En revanche, en Espagne, l’affaire des GAL se conclura par la condamnation du ministre de l’Intérieur de l’époque, de deux gouverneurs de province et d’un général de la Garde civile. Felipe Gonzalez, quant à lui, bénéficie d’une impunité totale dans cette affaire qui l’a totalement discrédité. La démocratie, si elle gouverne mal, se défend bien. Les GAL restent une illustration de ce dont elle est capable. Amedo avait déclaré à des journalistes : « Le problème basque est facile à régler, c’est 200 000 mecs qui font chier 19 millions d’espagnols. » Le problème n’est pas si simple que ça, le successeur de Gonzalez, Aznar l’a appris à ses dépens à la suite de son coup médiatique du 11 mars. Mais cela est une autre histoire…
Louis Alexandre
Rédacteur en chef de la revue Rébellion