« En guerre, la première victime est toujours la vérité. »
Le drame qui s’est joué, le 11 mars 2004 à Madrid, a été doublement atroce. Il a été atroce par le nombre de victimes, morts et blessés, et par la souffrance de leurs familles endeuillées par le terrorisme d’Al-Qaïda. Atroce aussi parce que leur sang et leurs larmes furent froidement utilisés pour servir les intérêts de l’oligarchie en place en Espagne.
Ce drame et la cabale médiatique qui suivit nous ont donné à voir les deux visages de la barbarie à l’aube du XXIe siècle, celui de l’archaïsme du fanatisme islamique [1] et celui, cynique, de la technocratie au service du capital mondial [2]. Il nous oblige à nous interroger sur les moyens que nous devons mettre en œuvre pour vaincre ces jumeaux destructeurs.
Nous affirmons haut et fort que nous voulons la fin de cette société qui sous le nom de « démocratie » exige la participation de chacun à la production de son impuissance, et nous méprisons tous les auteurs d’attentats-massacres.
Dans les tristes temps qui sont les nôtres, l’exercice de la pensée critique, la seule expression d’un point de vue différent de celui du système est déjà perçue comme, et bien souvent est, un acte subversif. Penser, c’est résister. Démasquer les mystifications, décoder la (dés) information et partager nos connaissances, est un premier pas vers la révolution. « En ces temps d’imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire », disait G. Orwell.
Les trains de la mort
Un matin ordinaire dans la banlieue madrilène. Dans trois jours, le pays doit élire son nouveau gouvernement. Aucun changement en vue, si ce n’est l’obtention d’une majorité absolue pour le Parti populaire. José Maria Aznar, Premier ministre sortant, doit passer sereinement la main à son dauphin désigné. Son image médiatique est au zénith. Il est le modèle du renouveau de la droite conservatrice européenne et il se veut le champion de l’unité de l’Espagne face aux séparatistes régionaux. Durant toute la campagne, le débat fut habilement dirigé vers la question basque et la lutte contre ETA. Aznar déclarait en 1996 que « sans le gouvernement du PP l’avenir de l’Espagne serait en véritable danger, avec une coalition de trublions, de communistes et d’indépendantistes ». Sa politique de fermeté a abouti au durcissement de la répression au Pays basque (interdiction de Herri Batasuna et d’organisations de jeunesse basque, fermeture de journaux indépendantistes, renforcement de la juridiction antiterroriste…). Ce recentrage du débat sur la politique intérieure fut la stratégie du PP, pour mieux faire oublier sa participation à l’occupation de l’Irak et son alignement servile sur les Américains, extrêmement impopulaire dans la population.
Mais ce matin-là, tout va être remis en cause. Vers 7h40, 10 bombes explosent dans quatre trains de banlieue, près de la gare centrale d’Atocha. Le bilan est effroyable : 191 morts et plus d’un millier de blessés. Les victimes sont principalement des travailleurs et des étudiants qui rejoignaient leurs lieux de travail madrilènes.
Les attaques furent minutieusement préparées, chaque bombe composée de 10 à 15 kilogrammes de dynamite fut déposée dans plusieurs trains qui desservaient la gare. On y avait ajouté des clous et des vis pour amplifier l’effet de la déflagration. Il est certain que ceux qui ont conçu ce plan connaissaient parfaitement les horaires des trains et, plus encore, savaient que la durée des arrêts aux heures de pointe leur donnait suffisamment de temps pour placer les bombes et sortir indemnes. Le but était de faire le maximum de victimes civiles et de semer la confusion dans les secours. En effet, les forces de sécurité ont par la suite trouvé et désamorcé trois autres bombes qui n’avaient pas explosé. Ces bombes étaient des pièges devant exploser lors de l’arrivée des secours.
Malgré la confusion, la police retrouve, vers 10h30, la camionnette qui avait servi à déposer les terroristes. À l’intérieur, plusieurs détonateurs ainsi qu’une cassette avec des versets du Coran. Les gardes civils vont aussi découvrir, en fin de journée, une des bombes dont la minuterie n’avait pas fonctionné. Ils détiennent dès lors des éléments clés pour diriger leur enquête.
Mais alors que l’ensemble du pays est sous le choc, que l’indignation laisse place à la colère, va débuter une incroyable affaire de manipulation de l’information qui restera un épisode flagrant du fonctionnement des sociétés occidentales face à une crise ébranlant jusqu’à ses fondements.
Bagatelles pour un massacre
Aussitôt après les attentats, le gouvernement, relayé par la presse espagnole, accuse ETA. C’est le ministre de l’Intérieur, Angel Acebes, qui ouvre le bal, en désignant l’organisation basque comme probable auteur de l ‘attaque. Il déclare péremptoirement :
« ETA a atteint son objectif. Pour le gouvernement, il ne fait aucun doute qu’ETA en est l’auteur (…). Et tout type d’intoxication est absolument intolérable de la part des misérables qui veulent détourner l’attention des responsables de cette tragédie et de ce drame. »
Les spécialistes de la lutte antiterroriste restent sceptiques : le mode opératoire ne correspondait pas « au style » d’ETA. Elle avertit, en général, avant de commettre ses attaques, la police, pour éviter des « dégâts collatéraux » parmi les civils et agit à l’accoutumée contre des objectifs en relation avec l’administration, comme la police, des militaires, des juges ou même des journalistes. De plus Batasuna (formation indépendantiste de gauche que l’on dit proche d’ETA) rejette l’hypothèse du gouvernement et condamne les attentats. Mais la réaction est unanime, du PP au PSOE, tous condamnent ETA comme coupable.
Dans le domaine international, Georges Bush déclare apprécier énormément la lutte d’Aznar contre le terrorisme et sa position de fermeté face à ETA. Le Conseil de Sécurité de l’ONU, allant à l’encontre des habitudes de cette organisation, approuve une résolution visant à condamner les attentats de Madrid et dans laquelle il attribue la responsabilité des attentats aux activistes basques. Seule la Russie se montre réticente et propose de ne pas citer l’organisation armée. Les autres membres s’y opposent (dont la France).
Les premiers doutes naissent dix heures après les attentats dans une opinion espagnole jusque-là en symbiose avec les déclarations du gouvernement. Un journal arabe de Londres révèle avoir reçu une revendication signée par une cellule d’Al Quaïda en Europe. Le document est identifié et vient renforcer l’hypothèse islamique. Les autorités espagnoles refusent d’emblée d’admettre l’authenticité de cette revendication et Aznar, en personne, téléphone aux directeurs des medias pour leur confirmer sa conviction que l’ETA est le véritable auteur. Les médias suivent la consigne, il faudra encore attendre vingt-quatre heures pour que la vérité fasse son chemin. Un porte-parole d’ETA se chargera de dissiper les doutes le vendredi même. Pourtant les médias proches du PP s’évertuent à soutenir la thèse du gouvernement. Dans plusieurs prisons de l’Etat, les prisonniers basques subissent des agressions ou sont mis en isolement total. À Irun, un boulanger est abattu dans sa boutique par un policier. Il avait eu le tort de refuser d’exposer une affiche « ETA non » et d’être un partisan de l’amnistie pour les activistes basques emprisonnés. La manifestation pacifique à son hommage sera brutalement réprimée, on y relèvera un mort de plus.
Mais dans les rues de tout le pays, des millions d’espagnols réclament la vérité. Pressé de partout, le gouvernement s’enfonce dans son entêtement. Il multiplie les pressions sur les enquêteurs et les journalistes. Le ministre de l’Intérieur continue de soutenir que la « logique et le bon sens » accusent l’organisation basque. Mais la désinformation éclate au grand jour avec l’arrestation de cinq personnes d’origine marocaine et indienne [3].
La réponse du peuple espagnol sera sans appel. Le 14 mars, les électeurs font savoir au gouvernement qu’ils ont compris qu’on leur avait menti. Le Parti populaire perd les élections…
Mensonges et vidéo
Comment un gouvernement « démocratique » a t-il pu mettre en œuvre une telle manipulation de l’opinion ? Aznar avait un vieux compte à régler avec l’ETA, l’organisation basque ayant tenté de l’assassiner en avril 1995. Son gouvernement a toujours banni toute hypothèse de dialogue avec elle ou avec des formations légales comme Batasuna. Les « bavures » d’ETA (assassinats de conseillers municipaux du PP ou du PSOE, attentats à répétition) ont permis au Parti populaire d’utiliser le refus de la violence de la majorité des Espagnols pour liquider la « question basque » à sa façon. L’ETA s’est retrouvée prise à son propre piège, son assise populaire étant sapée par des médias qui visent à marginaliser tout le mouvement (même pacifique) en faveur d’une Euzkadi indépendante. Lui faire endosser la responsabilité du 11 Mars était donc une tentation à laquelle ni le Parti populaire, ni les médias ne pouvaient s’empêcher de succomber. Diabolisée depuis des années, elle était le coupable idéal qui légitimait la politique de fermeté d’Aznar à son égard.
Dans le domaine de la désinformation, le gouvernement n’en était pas à ses coups d’essai. Déjà en janvier 2002, il avait habilement géré la crise du naufrage du pétrolier Le Prestige et la colère des Galiciens qui réclamaient sa démission. Son soutien à Bush fut basé sur le choc du 11 Septembre et sur la menace factice des « armes de destruction massive » braquées sur l’Occident. Sa participation à la guerre en Afghanistan et en Irak rencontra une forte mobilisation pacifiste qui ne fut pas prise en compte par Aznar.
Dans son esprit, rien ne pouvait remettre en cause la légitimité du système qu’il défendait aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Victime de son aveuglement, il croyait qu’il allait être cru parce que le mensonge collait bien mieux que la réalité pour la réalisation de ses plans providentialistes, pour reprendre l’analyse du journaliste espagnol Alba Rico. Mais ce mensonge convenait aussi à l’opposition de gauche, qui dans un premier temps s’aligna sur sa position. Elle eut beau jeu de s’engouffrer ensuite dans la mobilisation populaire pour la vérité et de gagner sans gloire les suivantes élections.
Le rôle des médias fut, dans cette affaire, crucial. Les journalistes sont aujourd’hui une espèce assez prévisible, le sang et la souffrance les attirent comme des vautours. L’horreur des attentats leur fournissait un décor parfait pour leur déchaînement médiatique. Un bouc émissaire tout désigné, ETA et même les Basques dans leur ensemble, et un discours déjà bien rodé (« la démocratie comme rempart à la terreur terroriste ») devaient fournir un scénario parfaitement vendable au spectacle. Pour combler l’ignorance de la plupart des journalistes, l’imagination et les amalgames douteux (ETA=fascisme) étaient là pour faciliter le travail de nos vaillants serviteurs du système. Quand la vérité éclata, aucun de ces professionnels de l’intox n’eut à rendre des comptes. D’autres drames appelant leur grande compétence.
Que pensaient, quelques jours, plus tard les Espagnols devant les urnes ? Le choix de la gauche ne fut pas celui de la lâcheté [4], mais plutôt de la résignation faute d’une véritable opposition à ce système criminel.
À lire : le livre collectif 11 Mars, le grand mensonge, aux éditions Gatuzain. Un ouvrage indispensable pour comprendre les retombées du 11 Mars.
Louis Alexandre
Rédacteur en chef de la revue Rébellion