En soutenant la « rébellion » en Syrie, l’UE, n’a-t-elle pas encouragé des milliers de jeunes à partir combattre Bachar el-Assad dès lors qu’ils pouvaient considérer poursuivre le même but ? Les services secrets des pays européens ont-ils laissé partir ces jeunes en toute connaissance de l’ampleur du phénomène ? Pourquoi a-t-on attendu jusqu’à aujourd’hui pour présenter un plan pour prévenir ces départ ? Bahar Kimyongür répond à nos interrogations.
Silvia Cattori : Depuis quelques semaines les médias grand public parlent de ces jeunes Européens adeptes de l’islam radical qui vont suivre des stages d’entraînement et grossir les rangs du terrorisme en Syrie. Or vous-même vous vous en êtes préoccupé bien avant eux. A quel moment avez-vous pris la mesure de l’ampleur de ce phénomène, et êtes-vous entré en contact avec les familles des ces jeunes terroristes en puissance ?
Bahar Kimyongür : Le phénomène de l’ « euro-djihad », j’en parle de manière soutenue depuis le début de l’année dernière. A l’époque, les médias traditionnels étaient relativement muets sur le sujet. Ils croyaient encore que l’embrigadement des jeunes était un phénomène marginal et salutaire pour les Syriens.
Si les premiers Belges se sont invités dans le conflit syrien dès 2011, il s’agissait essentiellement de Belges d’origine syrienne. L’internationalisation du djihad en Syrie a eu pour pionniers les vétérans de la guerre contre Mouammar Kadhafi. Erdogan présenta ces combattants libyens comme ses invités d’honneur. Officiellement, leur présence en Turquie était due à des raisons médicales. Mais, très vite, les Libyens installent des camps terroristes le long de la frontière turco-syrienne. C’était à la fin de l’été 2011. La prolifération des réseaux de recrutement depuis l’Europe vers la Syrie apparaît en 2012. A l’époque, dans les rues de Bruxelles, les rumeurs allaient bon train sur le départ de tel ou tel « moudjadhid ». En mars 2013, au moment de l’annonce de la création de la Task Force Syrie par le ministère belge de l’intérieur, j’ai adressé aux parents des djihadistes une lettre de mise en garde pointant la complicité des autorités belges dans le départ de leurs enfants.
Je rappelle que dans une interview réalisée à Bel-RTL le 26 avril 2013, le ministre belge des affaires étrangères Didier Reynders avait déclaré à propos des djihadistes belges : « On leur construira peut-être un monument comme héros d’une révolution. »
La facilité avec laquelle ces jeunes ont pu aller envahir la Syrie et terroriser sa population est sidérante.
Après la parution de ma lettre, plusieurs familles m’ont contacté. Depuis, je reçois régulièrement des appels téléphoniques ou des courriels de familles désespérées.
Silvia Cattori : La Belgique est-elle plus touchée que d’autres pays ?
Bahar Kimyongür : Oui, certainement. Ce n’est pas un hasard si la Belgique accueille le 8 mai prochain une réunion internationale sur les combattants étrangers en Syrie. Les experts antiterroristes européens sont unanimes : la Belgique compte le plus grand nombre de djihadistes en Syrie par rapport à son nombre d’habitants. Dans les quartiers populaires de Bruxelles, de Vilvoorde ou d’Anvers à forte présence musulmane, la pression exercée par les groupes religieux radicaux est particulièrement sensible. Historiquement, l’Arabie saoudite a le monopole de l’éducation religieuse des musulmans arabophones en Belgique.
Cette prééminence saoudienne sur l’Islam de Belgique a plusieurs conséquences néfastes sur le plan intracommunautaire. Elle est notamment la principale source de banalisation de la propagande anti-chiite. Les services secrets marocains jouent également un rôle de premier ordre dans la diabolisation des chiites. C’est que le Royaume du Maroc suit avec inquiétude la vague de conversion de nombreux Marocains de Belgique au chiisme. Conséquence de ce néo-conservatisme sectaire qui gangrène la Belgique : l’incendie de la mosquée chiite à Anderlecht en mars 2012 et l’assassinat de l’imam de la mosquée Abdellah Dahdouh. Le terroriste qui mit le feu à la mosquée expliquera plus tard que son acte était motivé par la guerre de Syrie. A ma connaissance, il n’existe aucun autre attentat terroriste en Europe lié au conflit syrien comme celui ayant visé la mosquée bruxelloise. Cet attentat a eu lieu le 12 mars 2012. La tragédie syrienne n’avait pas encore un an. Pour qu’un tel crime puisse se produire en Belgique, il faut un climat propice. A l’époque, les sectes takfiries telles Sharia4Belgium bénéficiaient d’une certaine liberté de mouvement. Elles ont pu allègrement distiller leur discours de haine envers les musulmans non conformes à leurs codes, en particulier les chiites.
Silvia Cattori : Les autorités belges, en comparaison avec d’autres pays, ont-elles pris ce phénomène plus au sérieux ? Ont-elles pris des mesures adéquates pour prévenir ces départs et aider les familles ?
Bahar Kimyongür : Non, les autorités belges ont laissé faire. Les autorités belges ont laissé le groupe Sharia4Belgium radicaliser et polariser la communauté musulmane de Belgique et recruter des jeunes fragiles et manipulables. Elles n’ont assigné son porte-parole Fouad Belkacem en justice que lorsqu’il s’est attaqué aux non-musulmans, entre autres à certaines personnalités politique belges. En revanche, quand l’organisation Sharia4Belgium a diffusé des appels à la haine et à la violence contre des chiites, elle n’a jamais été inquiétée.
Le 7 octobre 2012, Sharia4Belgium a publié un communiqué dans lequel le réseau sectaire annonçait son autodissolution et son intention de combattre en Syrie. Là encore, silence radio de la part des autorités belges. Elles étaient en réalité soulagées du départ des illuminés de Sharia4Belgium vers la Syrie. En somme, c’était « Bon débarras ! ».
Pour les autorités belges, ce départ annoncé était tout bénéfice. En effet, la Belgique a pour ennemie extérieure la Syrie de Bachar al-Assad et pour ennemi intérieur les takfiris de Sharia4Belgium. Qu’aurions-nous dit si nous avions été des barbouzes belges alignés à l’OTAN : « Que nos ennemis s’entre-tuent » n’est-ce pas.
En décidant de combattre en Syrie, les terroristes de Sharia4Belgium rendaient donc un fier service à la Belgique. Ils faisaient en quelque sorte ce que l’armée belge et les forces de l’OTAN ne pouvaient pas faire à cause de la combativité de l’armée syrienne et de l’équilibre géostratégique mondial.
Les djihadistes belges sont devenus, peut-être à leur insu, les mercenaires de l’OTAN en Syrie. Et en retour, les pays de l’OTAN sont devenus des complices de mouvements terroristes.
Force est de constater que les familles des djihadistes ont été totalement abusées par le calcul cynique des autorités belges. Le réseau Sharia4Belgium a non seulement pu faire ses valises mais a pu également emporter avec lui un bataillon de jeunes égarés en quête d’aventure et de sensations fortes. Même des jeunes gens mineurs d’âge ont pu prendre l’avion à l’aéroport de Bruxelles-National sans autorisation parentale ce qui en principe, est strictement interdit.
Cela dit, Sharia4Belgium constitue seulement un réseau de recrutement parmi d’autres en Belgique. Outre Sharia4Belgium, il existe des filières maghrébines, syriennes, libanaises, tchétchènes et puis surtout beaucoup de jeunes candidats qui se sont rendus spontanément dans le Nord syrien via la Turquie sans passer par le moindre intermédiaire.
Silvia Cattori : Vous dites que les autorités belges n’ont pas voulu empêcher le départ de ces jeunes en Syrie. Savent-elles mieux gérer leur retour ?
Bahar Kimyongür : Dans l’absolu, ils sauront mieux gérer le retour des jeunes que leur départ. Mais si les barbouzes belges croient vraiment qu’il n’y a que 150 Belges en Syrie, la population belge a vraiment de quoi s’inquiéter pour sa sécurité. Des dizaines de volontaires belges sont en effet de parfaits soldats inconnus. Le danger viendra davantage de loups solitaires partis sans cérémonie et peu friands du « star system » que leur offrent les réseaux sociaux comme Facebook.
Silvia Cattori : On laisse généralement entendre que ces jeunes se seraient endoctrinés eux-mêmes sur internet. Qu’ils n’auraient pas eu de liens directs avec des recruteurs. Qu’ils auraient rejoint la Syrie par leurs propres moyens. A votre avis faut-il prendre pour argent comptant ce qu’ils disent à leur retour ou ce qu’affirment les services de renseignement à leur sujet ?
Bahar Kimyongür : Grâce à Internet, il existe en effet un véritable phénomène d’auto-radicalisation et de mobilisation spontanée. Des groupes terroristes comme l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), alias Daech sont passés maîtres dans l’art de la vidéo de propagande. En exaltant leur toute-puissance à travers un déluge d’effets spéciaux apocalyptiques entrecoupés de tirs en rafales et de chants religieux, ils parviennent à attirer vers eux des milliers de jeunes candidats européens. Pour des jeunes en manque de confiance, de succès et de sensations fortes, la secte Daech a tout pour plaire. Elle se vante de combattre toutes les nations, toutes les religions, tous les systèmes. Elle rejette tout et tout le monde. Elle proclame son droit de vie et de mort sur n’importe qui. Elle prétend se soumettre à Dieu mais agit en totale liberté, se permet de torturer, d’achever des blessés, de dresser des listes de personnes à abattre, de réquisitionner les biens d’autrui. Bref, les combattants de Daech se prennent pour des rois, des seigneurs de guerre voire de véritables dieux sur terre. Ce nihilisme enrobé de versets coraniques et de sacralité exerce une fascination chez les ados et les jeunes adultes qui cherchent à se défaire de leur mal-être, à donner un sens à leur vie et à gagner une reconnaissance sociale même à titre posthume.
Il n’est nullement besoin d’intermédiaires pour trouver Daech. La vidéo en ligne fait tout le travail du prédicateur. Elle a le même effet envoûtant que les chants des sirènes de la légende d’Ulysse.
Aujourd’hui, rien n’empêche un jeune Européen de débarquer en Syrie via la Turquie de sa propre initiative. Le volontaire djihadiste n’a plus besoin d’être accompagné ni même d’avoir un ami sur place. Dès sa descente de l’avion à l’aéroport de Hatay en Turquie, le volontaire sera pris en charge par de véritables « tour operators » du terrorisme global. S’il le désire, il prendra un taxi à ses frais jusqu’à la frontière syrienne et la traversera à pied.
Quant aux « returnees », c’est-à-dire les déçus, les repentis de retour en Europe, ils feront très probablement de fausses déclarations aux enquêteurs européens pour s’éviter des ennuis judiciaires. Ils n’avoueront sans doute pas leur participation à des crimes barbares et rejetteront plutôt la faute sur des compagnons d’armes déjà morts. De toute façon, personne ne pourra les contredire.
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