Carl Schmitt était moins un rallié tardif au nazisme qu’un juriste d’État ayant, ainsi que tout l’appareil, intégré l’idée fin 1932-début 1933 qu’il fallait se mettre au service des nouveaux maîtres de l’Allemagne. Il le fit d’une manière particulière, puisque c’est sa doctrine originale, et l’autorité dont il jouissait pour l’imposer, qui permit aux nazis d’occuper un État redevenu souverain, à l’intérieur comme à l’extérieur, sans le heurt d’une révolution. Mais peut-être fit-il un pas de trop, hors de l’État précisément, un pas à l’intérieur du nazisme. Nous ne parlons pas de son adhésion au parti, naturelle pour un juriste engagé comme il l’était, mais de la prétention qu’il eut de se mêler de la doctrine du national-socialisme.
Celle-ci n’a jamais été fixée par Hitler de manière dogmatique ; celui-ci tenait, au contraire, à maintenir toutes les portes ouvertes, ne serait-ce que pour conserver la maitrise de son mouvement. Schmitt a pu croire qu’il y avait un espace libre. Et ce n’est pas un hasard s’il s’est heurté très tôt, non seulement aux juristes théoriciens du droit national-socialiste (théoriciens völkish, comme Otto Koellreuter, ou carriéristes jaloux), mais plus directement à celui qui avait précisément ouvertement la prétention d’être le doctrinaire du parti, à Alfred Rosenberg, puis, dès 1935, de manière bien plus dangereuse, personnellement au chef de l’Ordre noir.
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Heinrich Himmler, dont l’emprise sur la SS et sur la police n’ont cessé de croître depuis juin 1934, va personnellement attaquer Schmitt. On peut en donner quelques exemples. Ainsi, en 1935, à la nomination de Hans Frank comme ministre, Himmler pose comme condition que Schmitt ne soit pas son secrétaire d’État. Ou encore, Schmitt devait donner une conférence devant le grand état-major, la veille on lui dit qu’elle est annulée ; mais le lendemain il apprend que finalement une conférence a bien été tenue, mais par Himmler, qui a entrepris de le démolir.
Pour Schmitt, la situation devient véritablement intenable à partir de novembre 1936, lorsque des lettres anonymes commencent d’être publiées dans l’organe de presse officiel de la SS, Das Schwarze Korps (10 novembre 1936). Écrites depuis la Suisse par Waldemar Gurian, un ancien élève et ami de Schmitt, ces articles dénoncent ce dernier aux nazis comme un ami de jésuites et de juifs. On sait le danger que peuvent revêtir pareilles accusations dans certains contextes. Fin novembre 36, Himmler enjoint à Franck, qui s’exécute, de retirer à Schmitt son siège au conseil de direction de l’Académie de droit allemand, et sa fonction de directeur du groupe de professeurs de l’association des juristes nazis.
Le 2 décembre Schmitt écrit directement à Himmler pour protester de son antisémitisme. Mais des lettres menaçantes continuent de paraître, le 3 décembre, puis le 10 suivant. Frank écrit alors au directeur de la revue, Gunter d’Algen. Mais en vain. Le 15 décembre, le Deutsche Juristen Zeitung (DJZ), dont Schmitt avait pris la direction depuis 1934, interrompt sa publication. Une autre lettre paraît le 18 décembre. Schmitt est menacé (« si jamais cet homme entouré de juifs se permet encore de parler ou d’écrire il aura affaire à nous »). Le 21 décembre le directeur de la revue reçoit une lettre de Hermann Goering lui demandant d’arrêter les attaques. La dernière lettre parait le 24 décembre 1936. Finalement les attaques ne cesseront que sur intervention directe de Goering auprès de Himmler.
Le 18 janvier 37 parait encore, dans les Mitteilungen zur Weltanschaulichen Lage (publication interne des services d’Alfred Rosenberg) un article qui décrit Schmitt comme un réactionnaire, un partisan de l’alliance du trône et de l’autel, lié aux milieux catholiques, ami des jésuites, en relation avec des juifs et manquant totalement de caractère politiquei.
Schmitt n’exercera plus aucune fonction officielle au sein du régime. Il ne conserve que son titre (honorifique) de conseiller d’État de Prusse (qui lui aurait valu la protection de Goering) et sa charge d’enseignement. Il entre, selon le mot de Gottfried Benn, dans l’émigration intérieure. L’important à noter, pour nous qui ne nous occupons ici que de la légende noire, est que Schmitt soit allé suffisamment loin dans le nazisme pour être repoussé par des nazis authentiques comme Rosenberg et Himmler, et pour, dans le même temps, s’aliéner définitivement le soutien des juristes et des intellectuels bien-pensants.
Voilà ce qu’il en fut en réalité du nazisme de Schmitt. Espérons que les faits, dont nous n’avons donné ici que des bribes, car ils demanderaient à être précisés, étayés, documentés, permettront d’éviter les idioties du style de celles que l’on entend pour effrayer les étourneaux : « Schmitt voulait exterminer l’ennemi jusqu’au dernier », ou bien « après 36 il s’est brouillé avec Hitler » (dixit Lebreton). Et avant de dire que sa théorie est une théorie barbare, il faudrait peut-être en prendre connaissance, et ne pas se fonder uniquement sur des bruits.
Épilogue
Le 30 avril 1945, en pleine Bataille de Berlin, un officier soviétique interroge Schmitt à son domicile. Il est laissé en liberté. Schmitt aurait proposé ses services. Le 25 septembre 1945, la zone où habite Schmitt passe sous contrôle de l’armée américaine. Dès le lendemain il est arrêté et conduit au Centre d’interrogatoire civil de Wannsee. Les Américains perquisitionnent son domicile et réquisitionnent sa bibliothèque.
Le 31 octobre 1945, Ossip K. Flechtheim, ancien élève malheureux de Schmitt, devenu officier dans l’armée américaine, ordonne, en vertu des arrestations automatiques, son emprisonnement dans le camp de Berlin (Lichterfede Süd). Un an après, la commission d’enquête des Alliés rend un non-lieu et Schmitt est libéré (10 octobre 1946). Il est mis à la retraite.
Mais de nouveau, le 17 mars 1947, le procureur général Robert M.W. Kempner (accusateur adjoint des Américains au procès de Nuremberg) fait arrêter et enfermer Schmitt dans la prison des hauts fonctionnaires à Nuremberg. Il comparait comme témoin au procès des hauts fonctionnaires de la Wilhelmstrasse. Le 29 mars 1947, Schmitt arrive à Nuremberg. Il retrouve Flechtheim, qui l’interroge. Kempner, le président du tribunal l’interroge deux fois et envisage de l’accuser. Il voit en lui moralement le plus criminel. Lors d’un interrogatoire, Schmitt répond : « Je suis un aventurier intellectuel, c’est comme ça que naissent les pensées et que viennent les connaissances. »