Le télétravail se développe dans notre société, c’est un fait, et la pandémie de coronavirus va accélérer la tendance. Ceux qui le pratiquent savent ses avantages, qui sont listés dans ce sujet (gain de temps, de concentration, de productivité, baisse du stress), mais aussi ses inconvénients : on se déconnecte d’une entreprise, d’un groupe, on crée une distance qui peut donner lieu à des interprétations négatives dans la relation employé/employeur. On s’éloigne aussi, pour ceux que ça intéresse, du lieu à la fois symbolique et physique du pouvoir. Il est nécessaire de conserver malgré tout un lien organique, pas seulement électronique, avec ses employeurs ou clients.
Mais ça, ça vaut pour les salariés en télétravail. La plupart des télétravailleurs aujourd’hui sont des indépendants ou des autoentrepreneurs. Ils travaillent pour des gens qu’ils peuvent « avoir » par téléphone ou par chat, mais pas forcément – voire jamais – de visu. La presse écrite connaît depuis longtemps ce système qui permet de réduire les équipes à un noyau dur incompressible, et de faire tourner autour des travailleurs en orbite qui ne font pas partie de la société mais qui appartiennent à son aire d’activité. On les appelle les pigistes, et ce sont les premiers télétravailleurs. L’accès physique au journal leur est généralement interdit.
Ainsi, les problèmes d’effectifs ou de syndicats sont réduits (on prend ici la position de l’employeur qui veut minimiser les risques dits sociaux). Ils servent quand l’activité est en hausse, et ne servent plus quand elle baisse. On peut dire qu’il s’agit d’une petite armée de réserve du Capital (les chômeurs), ou de variables d’ajustement.
Les télétravailleurs, même en activité, savent que leur activité ne tient qu’à un fil, à l’inverse des travailleurs salariés qui sont sur leur lieu de travail, qu’on pourrait appeler des territoriaux : ils peuvent défendre leur territoire. Il est plus facile de couper ce fil, surtout quand il n’y a pas de protection sociale (les autoentrepreneurs n’en ont quasiment pas), que de virer quelqu’un en CDI de son bureau physique.
Cette élasticité dont beaucoup rêvent a donc un sérieux revers de la médaille. On gagne en tranquillité de travail ce qu’on perd en sécurité. C’est la loi classique de la relation étrange qui unit sécurité et liberté, que l’on pourrait représenter par un yin/yang ou (n/1-n). Plus de sécurité, moins de liberté ; moins de sécurité, plus de liberté. Chaque individu placé devant la possibilité d’un télétravail doit donc savoir où il se situe sur le curseur sécurité-liberté. S’il veut la sécurité avant tout, alors il devra se diriger – si possible – vers un job en CDI dans la fonction publique. Il sera alors protégé quasiment à 100 % par les lois du travail, malgré le détricotage des néolibéraux au pouvoir depuis presque 20 ans en France (Sarkozy-Hollande-Macron). En revanche, s’il a besoin de liberté à tous points de vue, et surtout s’il supporte cette liberté, alors il pourra opter pour un job à risques... psychosociaux.
Aujourd’hui, il y a deux types de télétravailleurs : ceux qui l’ont choisi (ou qui n’ont pas eu le choix du fait de leur profession par comme les autres), et ceux qui ne l’ont pas choisi, car c’est l’employeur qui l’a décidé. Le système capitaliste actuel, qui a muté depuis Marx, détruit les collectifs sociaux mais aussi les collectifs d’entreprise, c’est-à-dire qu’il privilégie un travailleur isolé dans une structure très hiérarchisée. L’entreprise libérée, pour ceux qui y croient, n’est pas encore la norme, elle reste une utopie. La souplesse (on dit aussi la flexisécurité) est le maître-mot de ce système qui dégraisse à mort les humains jugés en trop, et il est probable que de plus en plus de gens bosseront de chez eux. L’Internet le permet.
Ce sera alors aux télétravailleurs (de tous les pays) de recréer des collectifs de résistance aux risques psychosociaux qui se présenteront et qui se présentent déjà. Pour exemple, les travailleurs à vélo, ces livreurs qui sillonnent nos villes pour nous apporter des plats chauds, se pensent libres mais ne disposent pas de droits : ils sont libres de travailler 7 jours sur 7 pour gagner leur croûte, libres d’acheter eux-mêmes leur outil de travail, libres de l’entretenir, ainsi que leur corps, libres de ne pas chuter, libres de ne pas se blesser et de ne pas se faire poisser par les flics quand ils roulent à contre-sens ou grillent un feu (les feux leur faisant perdre 30 % de vitesse en moyenne).
Le travailleur de demain, le télétravailleur, devra donc recréer les collectifs éclatés selon de nouvelles horizontalités, contre des employeurs qui ont eux-mêmes disparu ou qui sont en passe de disparaître : les plateformes électroniques qui dictent leur loi aux cyclistes ou aux chauffeurs d’Uber, par exemple, sont l’image même de la dépersonnification de l’employeur, du donneur d’ordres. Il n’y a même plus personne contre qui gueuler !
Dans ce contexte assez inhumain, ou déshumanisé, beaucoup d’individus devront apprendre à travailler dans la solitude (surtout en cas de confinement), dans la précarité, et il sera plus difficile de faire des plans sur la comète (achats de longue durée du type voiture, appartement). De plus, les frileuses banques françaises, pourtant parmi les plus riches du monde (elles possèdent une bonne partie de « notre » dette !), ne prêteront jamais le moindre radis à un télétravailleur, à un précaire, à un autoentrepreneur.
On le dit donc ici : télétravailleurs de tous les secteurs, unissez-vous !