« La cuisine d’un peuple est le seul témoin exact de sa civilisation » (Marcel Rouff)
Depuis les années 2000, on ne cesse de parler des restaurants à thème. À travers l’exemple de la transformation d’un restaurant tunisien traditionnel en restaurant à concept, nous nous intéresserons de manière plus générale à l’évolution de la restauration hors foyer, phénomène de mutation qui touche plus généralement l’ensemble des CHR (cafés, hotels, restaurants). La restauration thématique est désormais enseignée dans les écoles d’hôtellerie et de restauration. Par souci de ne pas déconvenir à l’établissement objet de l’étude, qui n’est que prétexte à l’illustration d’un phénomène de portée générale, les noms des lieux et du restaurant ont été changés.
Villeurbannais d’origine, j’avais coutume d’aller manger chez le couscoussier du quartier, rue Charles Dupont. Ce restaurant tunisien n’avait pas de nom. Il me semblait qu’il avait toujours existé. On disait aller chez le « tunisien ». En réalité, ce restaurant avait ouvert en 1973, et n’avait pas changé depuis. Ce dernier se concentrait sur son cœur de métier, à savoir le couscous, ce qu’il faisait très bien. La décoration datait des années 70, et rien n’avait changé depuis, ce qui donnait l’impression de manger dans un lieu hors du temps. La salle de restaurant ainsi que la cuisine s’inscrivaient dans un mode traditionnel. Le lieu était fonctionnel, la fonction étant remplie sans emphase, mais avec brio. Il fut une époque où on allait au restaurant pour manger, pas pour « vivre une expérience », comme veulent nous le faire accepter les chantres de la restauration moderne. Désormais, l’aspect fonctionnel du manger est évacué, au profit soit de l’utilitarisme (c’est le cas des fast food), soit de l’expérimental (« l’expérience » étant un terme galvaudé qui habille les cuisines souvent fades des restaurant à bobos).
En 2005, le fils reprend la partie administrative de l’entreprise familiale, et en 2007, le restaurant ferme pour donner naissance à un nouvel établissement. On assiste à la création de « Couscous 3000 », après cinq mois de travaux. Le lieu est méconnaissable. On ne reconnait juste que le fils, qu’on avait vu aider le père à l’époque. Le restaurant familial est devenu un restaurant moderne à concept. Ce que l’on gagne en conceptualisation, on le perd dans l’assiette.
Le leitmotiv est le suivant : on peut manger sur place, comme à emporter. On peut également manger sur place et emporter si on ne finit pas. Le restaurant se pare d’une responsabilité sociétale : dès lors, on se targue de la possibilité de donner ses restes à quelqu’un en sortant si on ne finit pas. L’idée de solidarité n’est pas mauvaise, mais dans la pratique, cette solidarité ne s’applique pas, car elle ne reste qu’une notion creuse de marketing.
Les assiettes traditionnelles sont remplacées par des boites en carton et les couverts par des couverts en plastique. On produit du jetable, c’est-à-dire du déchet. Le grand plat de couscous unique qu’on posait au centre de la table est abandonné.
L’agencement de la salle s’en trouve transformé. Les grandes tablées collectives sont supprimées au profit des tables individuelles. Le cadre dynamique peut désormais aisément s’isoler sur un mange debout, avec l’ordinateur allumé sur le côté. Un système de télésurveillance a été mis en place. Nous sommes dans l’ère du tout sécuritaire. L’ampoule au plafond est détrônée par des luminaires de type led integrées dans le faux plafond. L’une des façades est repeinte en blanc sur une partie et le parquet est devenu flottant. On passe d’une absence de décoration (seule une vieille carte de la Tunisie ornait le mur) à une décoration moderne insignifiante, relevant davantage de l’art décoratif plus que de l’art réel ou de l’artisanat. On note cependant une amélioration esthétique : le fils a pris soin de réchauffer la pièce en dévoilant le mur aux pierres apparentes, ce qui est visuellement agréable par rapport au placo que l’on érigeait dans les années 70 pour des raisons d’isolation.
Désormais, on picore sa « brick à l’oeuf » avec les doigts. Cette façon régressive de s’alimenter, empruntée à la culture anglo-saxonne, n’est pas sans nous rappeler les chaines de restauration McDonald’s. On privilégie l’aspect utilitariste et le gain de temps. Le changement des habitudes alimentaires tout comme l’accélération de nos modes de vie obligent…
Le prix du couscous augmente en moyenne de 15 à 20 euro. Le dilemme est de garder néanmoins un menu abordable, « sur le pouce », à 7 euro, mais il faut alors faire le choix d’avoir faim en sortant. En effet, le cuisinier diminue les quantités.
Quand je pousse la porte du nouvel établissement, j’assiste alors à la « première ». Des journalistes sont présents. On me demande de bien vouloir m’écarter, car des tables sont réservées pour la presse. Une stratégie de communication doit être mise en place. La clientèle a changé. Il s’agit moins d’une clientèle d’habitués que d’une clientèle de passage. Cette dernière est davantage nomade qu’enracinée. Il est alors question de communication web, de partage sur Facebook. On ne vient plus manger, on vient assister à un événement créé de toute pièce par la présence des journalistes. Il s’agit de participer au divertissement gustatif. En effet, la problématique des commerces actuels ne se situe plus au niveau de la production, mais bien au niveau des débouchés. Il faut acquérir de nouveaux clients, ce qui n’est pas une mince affaire dans un environnement de concurrence généralisée.
Que nous révèle ce nouveau modèle économique sur l’institution familiale ? La famille était traditionnellement un lieu de transmission. Le père transmettait à ses enfants son outil de travail. Ici, l’outil transmis est mûr pour changer en mécanisme standardisé. Il n’est pas conçu pour être transmissible à la génération suivante, mais pour être revendu. L’apport de l’outil de travail est devenu un apport de capital. La valeur d’usage s’estompe pour passer du côté de la valeur d’échange. En découle un phénomène de spéculation, lequel aura pour effet d’augmenter les loyers des commerces et plus généralement du quartier. L’aspect de transmission de la production familiale a disparu au profit du salariat qui pourra se généraliser, car le nouvel accessoire de travail ne dépendra plus de la personnalité du gérant. Il sera un formidable dispositif de salariat duplicable et reproductible. En effet, le restaurant Couscous 3000 n’en est qu’à la première étape de sa transformation. Nous gageons que l’étape suivante consistera en la revente du restaurant, qui changera de main. On passera certainement d’une gestion familiale à une gouvernance de chaîne, à une création de franchise, voire à une mainmise étrangère sur le fonds de commerce.
La carafe d’eau et le pain étaient à l’époque gratuits, posés d’office sur la table. Désormais, ces deux éléments sont devenus payants. La finalité devient l’efficacité et le gain d’argent, non plus la nourriture. Le gain d’efficacité est indéniable. La perte d’âme également.
On aura compris qu’on ne viendra plus dans ce restaurant pour le patron ou pour son cuisinier. Le restaurant fonctionne en dehors de la personnalité du gérant. On observe un phénomène de réification, qui n’est pas sans lien avec les évolutions juridiques et l’apport du droit des obligations. Dans un contexte historique très large, c’est la fin de la parole donnée, la consécration des rapports contractuels, la fin de l’intuitu personae. On peut désormais chosifier sa créance ou sa dette, la dépersonnaliser en la vendant à un tiers. Le droit moderne permet de détacher la notion juridique de l’obligation (comme rapport de créancier à débiteur) des protagonistes de l’obligation. On le voit par extension dans le monde de la finance avec les abus de la titrisation. Il est à remarquer que les évolutions sociétales vont souvent de pair avec les évolutions juridiques, dans le sens où un corpus de règles permettent ou ne permettent pas une réglementation favorable ou défavorable à une situation qui en découle.
L’ironie du sort étant que plus le consommateur actuel évolue vers la cuisine à concept, plus il est en mal de cuisine « fait maison », de casse-croûte « bon enfant », d’atmosphère familiale. On aspire au plaisir du « comme à la maison ». Au risque de grimacer en employant ce néologisme, c’est bien le « cocooning » qui est désormais largement plébiscité. Il est devenu lui-même un argument marketing redoutablement efficace.