Le Land de Sarre en Allemagne expérimente une « coalition Jamaïque » entre écologistes, libéraux et conservateurs. Gilbert Casasus se demande si le modèle est transposable à l’échelle nationale, et si oui, combien de temps la gauche attendra son tour avant de revenir au pouvoir.
C’est en Sarre que de la première coalition démocrate-chrétienne, libérale et écologique verra le jour. Plus connue sous le nom de « coalition Jamaïque », en raison des couleurs noire, jaune et verte du drapeau de ce pays, cette alliance constitue un événement majeur pour l’ensemble de la politique intérieure allemande. Elle dépasse de loin le simple cadre régional et pourrait, le cas échéant, préfigurer la composition d’un nouveau gouvernement fédéral, si la CDU/CSU et le FDP n’obtenaient pas à eux seuls la majorité des sièges au Bundestag en 2013.
Décriés et vilipendés comme gauchistes, anarchistes, soixante-huitards irresponsables, voire comme anciens amis et complices des terroristes de la RFA par leurs adversaires conservateurs durant les années quatre-vingt, les Verts sont désormais devenus des partenaires fiables avec lesquels une droite modernisée désire s’associer, à l’exemple de la coalition CDU/Verts instaurée à Hambourg en 2008.
Inimaginable il y a encore cinq ans, une telle alliance scelle un glissement idéologique des Verts de la gauche vers le centre. Elle reflète aussi un embourgeoisement de catégories sociales dotées d’un excellent niveau de formation acquis auprès des universités ouest-allemandes. Aujourd’hui financièrement beaucoup plus privilégiés qu’ils ne le furent à l’époque, les alternatifs d’antan ne s’identifient plus guère aux modèles de vie qu’il avaient pourtant eux-mêmes élaborés dans les années quatre-vingt. Enfin, la « coalition Jamaïque » n’est que la traduction politique d’une victoire de la pensée écologiste. En effet, nombreux sont les thèmes défendus autrefois par les seuls Verts qui de nos jours, au-delà de l’opposition traditionnelle entre la droite et la gauche, font l’objet d’un consensus dans toute l’Allemagne.
Dotés d’une légitimité gouvernementale nationale depuis leur participation aux deux gouvernements de Gerhard Schröder entre 1998-2005, les Verts ont acquis une maturité politique qui leur avait longtemps fait défaut. Reconnus pour la qualité de leur travail, ils ont aussi su profiter de l’expérience de Joschka Fischer à la tête de la diplomatie allemande, dont tout le monde souligne aujourd’hui son sens de la négociation et la pertinence de son action.
Près de trente ans après leur création en 1980, les Verts allemands n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient. Leur conflit historique entre « fondamentalistes » (Fundis) et les « réalistes » (Realos) appartient bel et bien au passé. Quant à quelques-unes de leurs brebis galeuses, à l’exemple de leur ancien député Alfred Mechtersheimer qui a rejoint l’extrême droite, plus personne n’en parle. Présents au centre-gauche sur l’échiquier politique, les écologistes allemands sont aujourd’hui confrontés à de nouveaux enjeux stratégiques dus à la fois à leur propre évolution et à la crise de la gauche allemande.
Opposés au conservatisme de la démocratie chrétienne, ils le sont tout autant à l’égard de la Linke qu’ils accusent de passéisme et de laxisme envers le passé antidémocratique de la RDA. Philosophiquement profondément libéraux, ils incarnent toujours la défense des droits de l’homme, et surtout de la femme, sans pour autant renier une politique fiscale plus favorable aux couches moyennes-supérieures qui constituent le gros de leur électorat.
Toutefois, le choix d’une « coalition Jamaïque » n’est pas sans risque pour les Verts. Parce qu’issus de la gauche, parfois radicale, une partie de leurs sympathisants et électeurs pourrait leur tourner le dos, refusant de jouer les faire-valoir d’une droite, toujours attachée à l’énergie nucléaire ou au renforcement des mesures sécuritaires.
Intellectuellement plus proches de la social-démocratie qu’ils ne le sont de la CDU/CSU ou du FPD, ces déçus de l’écologie offriront peut-être leur voix au SPD, à condition que celui-ci leur procure un nouvel espace politique avec lequel ils seraient en mesure s’identifier. En optant pour une « coalition Jamaïque », les Verts pourraient alors perdre en suffrages ce qu’ils ont gagné en crédibilité gouvernementale. De surcroît, l’existence d’une « coalition Jamaïque » pose autant de problèmes à la droite traditionnelle qu’elle n’en pose à une gauche en pleine recomposition.
De nombreux élus et responsables conservateurs refusent encore toute alliance avec un parti dont les valeurs s’opposent toujours à celles de leur propre électorat. Ainsi le mariage homosexuel demeure-t-il aux antipodes des idées de la droite catholique qui n’apprécie non plus les revendications socioculturelles des Verts.
Quant à la gauche, elle a tout à craindre d’un ralliement des écologistes au FDP et à la CDU/CSU. Au meilleur des cas, elle ne pourra plus que compter sur un potentiel électoral de 40% à 45% des voix, ce qui demeurera toujours insuffisant pour constituer une majorité SPD/Linke. Par conséquent, si la « coalition Jamaïque » devait s’installer durablement en Allemagne, cela ne signifierait rien d’autre qu’une très longue traversée du désert pour la gauche allemande.