Le démantèlement de la zone sud de la « jungle » de Calais a débuté le 29 février. Alors que Marguerite Stern y passait plusieurs jours en août 2015 (elle le racontait d’ailleurs sur Le Plus), elle est tombée amoureuse d’un réfugié soudanais. Aujourd’hui, elle a peur de le perdre. Elle témoigne.
Il y a quelques mois, je rencontrais par hasard la communauté soudanaise à Calais. J’ai donné des cours de français dans une école construite par des réfugiés au milieu de ce bidonville, puis j’ai fini par passer un moment à vivre avec eux. Je m’étais promis de garder un certain recul, parce que je me disais que si je m’investissais trop j’allais en souffrir, et je deviendrais incapable de continuer à les aider.
Je rentrais à Paris de temps en temps, je pleurais toutes les larmes de mon corps et puis j’y retournais.
Un jour, je suis tombée amoureuse
Peu à peu, cette distance que j’avais voulu m’imposer diminuait. Forcément, on tisse des relations, on se fait des amis, et certaines personnes, certaines histoires vous touchent plus que d’autres.
Et puis un jour, je suis tombée amoureuse. Ce jour-là, le dernier rempart de protection qu’il me restait a explosé. On ne choisit pas qui on aime, et d’ailleurs, les proverbes populaires disent qu’en général c’est quand on s’y attend le moins que cela vous tombe dessus. Ce que les bulldozers envoyés par l’État sont en train de détruire, c’est l’endroit où j’ai rencontré l’amour de ma vie.
Parfois, je m’imagine qu’un jour on racontera à nos enfants comment leurs parents se sont rencontrés, comment ils sont allés danser dans des bars de fortune d’un ghetto, comment ils se sont aimés autour d’un feu de bois, et parfois aussi à même le sol dans une cabane mal imperméabilisée. On leur racontera que la première fois qu’on s’est parlé on était vraiment habillés n’importe comment, mais qu’on s’est quand même trouvés beaux.
Ça c’est pour la partie romantique de l’histoire, car bien que les conditions de vie fussent particulièrement rudes, on en garde de très beaux souvenirs.
J’ai fait les démarches avec lui : un parcours du combattant
Comme l’hiver était déjà bien entamé, et que les contrôles policiers aux frontières se multipliaient, quelques jours après notre rencontre, celui qui est devenu mon petit ami a fini par abandonner l’espoir de rejoindre un jour l’Angleterre. Il s’est résigné à déposer une demande d’asile en France, bien que ses chances d’être accepté ici soient bien moindres. J’ai fait toutes les démarches avec lui, et je peux vous dire que ça relève du parcours du combattant. Le matin il faut se lever à 5 heures pour arriver à l’Audasse, Association unifiée pour le développement de l’action sociale solidaire et émancipatrice, à 6 heures et vous mettre dans la file d’attente. On se levait en vitesse, on enfilait des vêtements parfois encore humides de la veille, et on marchait le long de cette route que tous les migrants de Calais connaissent pour aller jusqu’au centre ville. Pas le temps de se faire chauffer un café au feu de bois.
Je vous passe les détails administratifs car c’est tellement compliqué que je n’ai pas tout compris. Tout ce que j’en retiens, c’est qu’il faut attendre, attendre longtemps. Et qu’ils sont des dizaines à faire ça tous les jours, à attendre debout, presque religieusement, dans le calme et la discipline, souvent sous la pluie.
À 9 heures, les portes s’ouvrent et les employés comptent le nombre de personnes qui attendent. On n’en prend que 30 par jour. Ceux qui sont arrivés en dernier devront retenter leur chance le lendemain. Parmi ces gens, certains viennent même en béquille, ça donne des scènes assez hallucinantes. Et puis vous passez finalement en rendez-vous, et vous devez revenir plein de fois, faire des allers-retours entre l’Audasse, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), la préfecture, La Poste. Après tout cela, vous obtenez enfin un rendez-vous auprès de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) à Paris, où vous devrez raconter votre parcours et justifier les raisons de votre demande d’asile.
Je me demandais dans quoi j’étais en train de m’embarquer
Pendant cette période, je continuais à donner des cours à l’école. Nous y avions même organisé une sorte de cinéma club avec l’argent d’une cagnotte en ligne. Je m’absentais de temps en temps pour accompagner mon amoureux dans les méandres de l’administration française.
Là encore, je m’étais faite une promesse que je n’ai pas su tenir : celle de ne pas abandonner mes élèves, et de passer l’hiver avec eux à l’école. Mais émotionnellement, c’était de plus en plus compliqué. J’étais tiraillée entre l’envie de continuer à militer sur le terrain, et celle d’offrir un cadre de vie plus agréable, plus normal disons, à celui qui était en train de faire chavirer mon cœur.
Puisque sa souffrance me faisait souffrir et que son rire me remplissait, j’étais devenue obsédée par l’idée de réussir à le rendre heureux. Je me demandais quand même un peu dans quoi j’étais en train de m’embarquer, j’avais l’impression d’être un stéréotype sur pattes, le cliché de la parisienne qui vient s’encanailler à Calais.
Je me suis demandé si c’était vraiment de l’amour, je me suis dit qu’il passait peut-être toutes ses journées avec moi juste parce que ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui s’intéresse à vous dans ces moments. Et puis je lui en ai parlé. Il m’a retourné la question et ça m’a déstabilisée. Est-ce que moi je n’étais pas avec lui juste par empathie ? Juste parce que le sort des réfugiés me bouleverse ? Mais est-ce que je l’aimais vraiment ? Est-ce que je ne voyais pas en lui juste un moyen d’être utile à quelqu’un ? On en a parlé quelques heures, jusqu’à ce que ça nous paraisse suffisamment ridicule pour abandonner la question.