Officiellement, le « ranking forcé » n’existe pas. Sous-évaluer un collaborateur pour remplir des quotas de mauvais salariés et pouvoir les licencier pour insuffisance professionnelle est illégal, mais aucune entreprise n’a jamais été condamnée. Didier Bille fait pourtant état de ces pratiques en France.
Didier Bille a été directeur des ressources humaines pendant 22 ans dans des filiales françaises de multinationales anglo-saxonnes dans l’industrie de pointe ou l’industrie automobile. Il publie son témoignage dans DRH : la machine à broyer, publié aux éditions Le Cherche midi le 15 mars [2018]. Laetitia Cherel, de la Cellule investigation de Radio France, a recueilli ses propos en avant-première. David Bille témoigne par ailleurs dans un reportage diffusé dans Envoyé spécial jeudi 8 mars.
franceinfo : Vous témoignez sans détour avoir pratiqué le « ranking forcé » ou la « sous-notation forcée » au cours de votre carrière. Dans quelles entreprises cela s’est-il passé ?
Didier Bille : Dans quasiment toutes les sociétés de culture anglo-saxonne et basées en France dans lesquelles j’ai travaillé j’ai eu à faire de la sous-notation forcée, d’une manière ou d’une autre. Cela a commencé en 2000 en France à Châteaudun, dans la société Nortel Networks [équipementier canadien en télécommunications qui a déposé son bilan en 2009] où j’étais DRH. C’était très clairement affiché – j’ai des documents : 5% des salariés devaient être des low performers, autrement dit des « mauvais » qui n’atteignaient pas les objectifs.
- Didier Bille, « l’exécuteur » d’emplois et d’employés
On avait des objectifs très clairs : on devait veiller à ce que 90% de ces « mauvais » soient éliminés immédiatement. Le terme exact que j’ai retrouvé dans des documents était « licencier de manière agressive ». Agressive, cela ne voulait pas dire « méchant », cela signifiait que cela devait être tout en haut de nos priorités. On devait licencier ces gens sur le champ et ne pas reporter cela au lendemain. On considérait qu’on devait avoir en permanence 5% de mauvais qui étaient éliminés, par licenciement.
Ces 5% étaient des consignes de la direction que j’ai eues directement. Quand nous faisions les évaluations annuelles, les managers recevaient les instructions que 5% de leur équipe devaient être dans les mauvais. J’ai même des présentations dans lesquelles on montre que dans la répartition de la population, il y a 5% de moins bons qui doivent être écrémés en permanence. Il fallait trouver ces 5% coûte que coûte. On devait en permanence avoir les 5% les moins bons à écarter. On nous recommandait même de faire du « sur-recrutement » [à l’époque, la société se portait très bien], comme cela, les managers ne pouvaient pas dire qu’ils ne pouvaient pas licencier telle personne ou telle autre qui allait leur manquer.
Comment Sanofi encourage ses cadres à sous-noter ses salariés, selon des quotas arbitraires de "mauvais éléments"Sanofi encourage ses cadres à sous-noter ses salariés selon des quotas arbitraires de « mauvais éléments ».
Une des méthodes pour arriver à trouver ces 5%, c’était la sous-notation forcée. C’était la méthode la plus efficace qui procurait le plus grand nombre de « candidats ». Bien entendu, à un moment, vous n’évaluez pas les gens selon leur véritable mérite, mais vous cherchez d’abord à remplir votre quota de « mauvais ». Et chaque année, c’est de plus en plus difficile. Parce que vous avez viré ceux qui étaient vraiment dans les « pas bons », et vous commencez à taper dans ceux qui ont fait leur travail, alors qu’ils ne l’ont pas moins bien fait que l’année d’avant. Chez Nortel, cela représentait environ 200 à 250 personnes à l’époque.
Avez-vous mis en place la sous-évaluation forcée dans d’autres entreprises ?
Oui, fin 2009-2010, chez General Electric France [entreprise qui a inventé la sous notation forcée aux États-Unis dans les années 90], il y avait quasiment le même système. C’est-à-dire qu’en permanence, à chaque évaluation, vous étiez obligé en tant que manager d’avoir un pourcentage de collaborateurs dans la catégorie la plus basse. Tous les managers étaient obligés de respecter ces quotas, qui variaient d’une année sur l’autre.
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