« Ce fut un coup magistral de Donald Trump [le traité nord-américain NAFTA], à tel point qu’aujourd’hui je ne sais plus quoi penser du personnage, idiot ou génie absolu ? Je vois un peu des deux en lui. Il tweete ces absurdités et en même temps ce qu’il a fait avec la Corée du Nord est exceptionnellement brillant. Donc, qui sait ? »
Le Figaro a ouvert ses colonnes à Thomas Frank (qui n’a rien à avoir avec celle qui a prêté son nom au best-seller de son père), le journaliste américain qui a écrit l’essai très remarqué Pourquoi les riches votent à gauche. Selon Frank, les démocrates américains ont commis une lourde erreur de calcul en voulant s’appuyer sur les « minorités ethniques montantes » contre l’ancienne majorité blanche, celle des ouvriers et des paysans. Trump a chipé la base électorale du Parti démocrate qui a misé sur les cols blancs, ceux de la nouvelle économie...
Deux ans après l’élection de Donald Trump, le Parti démocrate a-t-il tiré les leçons de sa défaite à la présidentielle ?
[...] Aujourd’hui, à les entendre, s’ils ont perdu, c’est la faute du sexisme. Ou la faute des « fake news ». Ou la faute de la Russie. Ou celle du FBI… Ou même celle de Bernie Sanders ! Pourtant, Bernie Sanders a été un très bon soldat, très discipliné. Il n’a pas manqué de se rallier à Hillary Clinton après sa victoire aux primaires. Et si Hillary Clinton l’avait choisi sur son ticket présidentiel, elle aurait remporté facilement l’adhésion de tous ces électeurs de la classe ouvrière blanche qui lui ont cruellement fait défaut en Pennsylvanie, au Michigan et dans l’Ohio.
Pourquoi a-t-elle refusé cette alliance ?
Parce que séduire la classe ouvrière aurait signifié pour Hillary Clinton faire un douloureux pas en arrière. Elle voulait se concentrer sur cette faction moderne et diplômée du parti dont elle est éperdument amoureuse. Il me semble que c’est quelque peu similaire en France avec la génération de 1968. Aux États-Unis nous avons eu les Clinton et d’autres politiciens qui se sont découverts à cette période. Cela a été le grand moment générationnel pour eux, le moment ou le Parti démocrate s’est refondé et où il a écarté les syndicats et le monde ouvrier de ses préoccupations pour prendre un visage plus moderne.[...]
Pourquoi son progressisme semble-t-il étranger à la question des inégalités ?
La question des inégalités est, selon moi, la question la plus importante de notre temps. Moi, j’ai 53 ans et je suis né dans une société où la classe moyenne était également composée de cols blancs et de cols-bleus. Tous vivaient dans les mêmes quartiers, conduisaient les mêmes voitures et gagnaient sensiblement pareil. Les cols blancs gagnaient certes un peu plus mais pas tant que ça. Aujourd’hui, ce monde a complètement disparu. La partie du pays dans laquelle j’ai grandi est aujourd’hui en ruines, elle est complètement désindustrialisée. Et, en conséquence, les habitants de ces zones industrielles en ruines voient bien que leur avenir est très sombre, que celui de leurs enfants n’est pas meilleur. Alors pourquoi les « professionnels », pourtant si éduqués, ne proposent-ils rien de particulièrement fort sur ce sujet ? Eh bien parce qu’ils n’ont aucun problème avec cette situation. Ils ne se sentent pas particulièrement révoltés par cet état de fait. D’ailleurs, avez-vous entendu le discours de Hillary Clinton récemment en Inde ? Lorsqu’elle dit « Moi j’ai porté avec ma candidature l’Amérique qui regarde vers l’avant, l’Amérique qui contribue le plus à notre produit national brut ». Elle en est fière ! Elle le revendique !
Or ces mêmes personnes laissées sur le bas-côté de la route, ces employés d’usine, ces fermiers appauvris, ce sont eux qui étaient le cœur du Parti démocrate autrefois. Et voilà qu’aujourd’hui elle se vante de ne pas avoir eu leurs votes. C’est complètement fou.[...]
Dans le livre, vous attribuez l’échec des démocrates à leur politique économique néolibérale. Ne sous-estimez-vous pas le rôle joué par leur politique en direction des minorités ?
Le livre est avant tout né à cause d’une discussion que j’ai eue lors d’une soirée organisée par le Parti démocrate. Un invité à cette soirée m’a expliqué qu’en raison de l’évolution démographique du pays, les démocrates feraient main basse sur toutes les élections à venir. Ils avaient calculé que les groupes ethniques qui leur étaient supposément associés prenaient de l’essor alors que le vote des « Blancs » diminuait. Certains démocrates pensaient sérieusement qu’ils gagneraient sans n’avoir plus rien à faire. J’ai aussitôt pensé : « C’est la stratégie la plus stupide que j’aie jamais entendue. » Les républicains ne se laisseraient jamais faire aussi facilement. Ils allaient trouver un moyen de faire passer leur message à de nouveaux groupes. Ils ont parfaitement réussi à le faire avec Donald Trump. Ils sont partis chercher la classe ouvrière blanche normalement hostile aux républicains.
Conclusion
Trump n’est pas fou, il a profité des fautes stratégiques et tactiques de ses adversaires. Au bout du compte, un milliardaire arrive à se faire élire par une Amérique délaissée, la « classe ouvrière blanche normalement hostile aux républicains ». Un changement de cap et de paradigme qui a collé les démocrates au mur, mais aussi les républicains. En ce sens, Trump est un populiste intelligent. Il est vrai qu’en face de lui il y avait Hillary Clinton, trop sûre de gagner, avec tout l’establishment dans le dos, cet establishment que la jeunesse américaine conchie sur l’Internet. Un autre aveuglement du Parti démocrate, qui apparaît désormais, ses amarres avec le peuple américain étant larguées, comme la courroie de transmission du pouvoir profond.
Si Trump se fait éjecter en 2020, voire avant (« impeachment »), il n’est pas sûr que le peuple américain oublié et critiqué par les médias mainstream ne soit pas capable d’un nouveau coup de pompe dans le cul de l’oligarchie.