Et si la proposition de mise sous contrôle international de l’arsenal chimique syrien n’était au final qu’un vaste et subtil piège diplomatique ? Doit-on en effet s’interroger sur les intentions réelles de la France qui, sous couvert d’une résolution contraignante du Conseil de sécurité, cherche en fait à piéger Russes et Chinois en leur faisant ratifier – en vertu de l’article 7 – un texte permettant le recours à la force au cas où les conditions imposées pour le séquestre et la destructions des armes chimiques de Damas, ne seraient pas pleinement remplies ou respectées à la lettre ? De toute évidence le drame syrien est loin de toute conclusion et le spectre de la guerre n’a jamais été aussi présent…
M. Kerry, ci-devant secrétaire d’État américain, de passage à Vilnius – qui assure actuellement la présidence tournante de l’Union – au lendemain du G20 de Saint-Pétersbourg, a effectué une tournée européenne afin de rameuter le ban et l’arrière ban des Atlantistes en faveur de la guerre… Une guerre qui n’en sera pas une puisqu’il s’agirait des « frappes ciblées, limitées dans le temps et l’espace ». M. Kerry avec toute la chuztpah dont savent se montrer capable ceux de son espèce, n’a pas hésité à récupérer à cette occasion les gazés de 14-18 au profit de sa mauvaise cause. Deux jours plus tôt, Missié Obama nous parlait lui, au contraire, de frappes plus dures, plus intenses et prolongées sur trois jours de façon à éreinter en profondeur le régime de Damas. Des contradictions qui ne gênent personne : l’un dit blanc, l’autre dit noir et tout le monde s’ébahit !
Pour revenir aux choses sérieuses, la Guerre de Troie devrait bien avoir lieu en dépit de tout. En dépit du dérapage verbal de M. Kerry qui ce lundi, au terme d’une conférence de presse en territoire ami, s’est laissé aller – afin de montrer que l’Amérique magnanime ne fermait pas toutes les portes – à inviter les Syriens à la détruire leurs arsenaux d’armes chimiques… avant de se déclarer assuré « qu’ils n’en feraient rien ». Un scénario bien connu présentant le futur agresseur comme l’homme de la main tendue, saynète déjà présentée en décembre 1991 lorsque Saddam Hussein se préparait à évacuer le Koweït ou bien à la conférence de Rambouillet de février 1999 qui devait en principe permettre d’éviter la guerre du Kossovo.
Ligne rouge
Mais apparemment mal lui en a pris, les Russes ont saisi la balle au bond et surenchéri sur l’imprudente avancée du secrétaire d’État américain en proposant que les dites armes chimiques soient placées sous contrôle international. Ce à quoi Damas a immédiatement donné son accord, aussitôt suivie par le sieur Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies. Une réaction en chaîne qui laisse perplexe, presque trop synchrone pour être tout à fait fortuite. De là à penser qu’il s’agirait d’une démarche négociée dans les coulisses du G20 il n’y a qu’un léger pas. Toutes les parties disposeraient ainsi d’une sortie de secours – et de crise – idéale tout en sauvant la face. D’ailleurs M. Hollande s’est engouffré lui aussi et sans délais dans la brèche.
Mais tout cela est-il bien sérieux ? Il faudra attendre le contenu du discours adressé à la nation américaine que prononcera le président Obama ce mardi 10 septembre. Sauf deus ex machina, Barack Obama va s’employer à travers une impressionnante série d’entretiens – 6 au total, diffusés dans la soirée de mardi sur toutes les grandes chaines américaines – à convaincre l’Amérique de la nécessité d’une offensive contre le territoire syrien, tandis que de leur côté, les membres du Congrès et les dignitaires du gouvernement seront gavés de vidéos exhibant les victimes présumées de l’attaque chimique du 21 août 2013 dans la Ghouta (voir à ce sujet la recension de l’article du Réseau Voltaire « Rationalité occidentale »). Un procédé utilisé en 1990 avec les images des « bébés arrachés au couveuses koweïtiennes et jetés sur le sol comme du bois à brûler » (George H.W. Bush) utilisées alors pour convaincre le Pentagone et l’Administration en jouant exclusivement sur la fibre émotionnelle et « éthique », non sur la raison raisonnante.
En attendant, quelles que soient les intentions cachées et les arrière-pensées des uns et des autres, il appert que Kerry, en offrant une porte de sortie aussi inespérée qu’inattendue aux Syriens d’abord, aux Russes ensuite, s’est malgré tout piégé lui-même en allant à contresens de l’option – celle d’un inéluctable recours à la force – affichée jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’à ses propos véritablement fatidiques. Tout comme M. Obama s’est gravement piégé avec sa « ligne rouge à ne pas franchir »… (sauf à déclencher une intervention armée, déclaration du 20 août 2012), déclaration qui lui interdit maintenant a priori de reculer… sauf éventuellement pour mieux sauter ! Ligne rouge en réalité franchie depuis longtemps – mais par qui ? – vu le nombre d’attaques supposées à l’arme chimique enregistrées – une dizaine ? – depuis un an. D’ailleurs Le Monde titrait déjà le 1er mai dernier : « La ligne rouge a été franchie », après deux épisodes suspects, le premier à Homs le 23 décembre 2012, le second à proximité d’Alep, le 19 mars 2013. Dans les deux cas, la mayonnaise n’avait pas pris et les choses en étaient restées là malgré les éructations des Fabius et autres Cameron et de toute la clique des furieux.
L’engrenage est-il enclenché sans retour possible ?
Cette fois-ci, les choses sont cependant allées très loin. Trop loin sans doute pour que ce coup de théâtre de dernière minute puisse vraiment changer le cours des événements. Le glissando oral de Kerry, M. Cause-toujours, n’a en vérité que peu d’importance au regard du poids symbolique d’Obama jeté dans la balance, et du poids réel des lobbies qui poussent à une guerre dont les enjeux sont autant géoénergétiques que géostratégiques… Le gaz, le pétrole sont en cause, mais n’oublions pas également l’Irak, l’Iran et le Caucase, et in fine, Israël. Dans ce contexte, le camp de la paix, l’opinion publique et la Chambre des représentants, les réticences du Pentagone n’équilibrent pas vraiment le puissant parti des bellicistes à tout crin.
À ce titre, une dépêche de l’Agence télégraphique juive en date du 5 septembre, publiée le même jour dans le quotidien The Times of Israel, nous apprend que le clergé juif américain exerce actuellement de fortes pressions sur le Congrès pour qu’il soutienne le président Obama dans son projet d’attaque de la Syrie… Comment des gens qui ont toujours raison pourraient-ils cette fois-ci avoir tort ? [1]
D’ailleurs, un président des États-Unis peut-il se déjuger complètement sans être un homme mort ? Ne parle-t-on déjà outre-Atlantique, dans tous les camps et avec insistance, de procédure d’impeachment (destitution) pour le titulaire de la Maison Blanche ? Obama, par ses indécisions, ses atermoiements, s’est mis l’Amérique à dos sans pour autant avoir su donner un minimum de satisfaction à ses commanditaires… Nous parlons des idéologues et des politiques, ou de ces néocons qui œuvrent âprement, avec une remarquable constance, à la défense des intérêts – et pour sa plus grande gloire – du pays qui se « déclare extérieur, étranger » à toute guerre éventuelle… tout en faisant distribuer de dérisoires masques à gaz à ses populations. Inutile mesure prophylactique et indécente opération de communication en ce que le gaz sarin se révèle létal par simple contact avec la peau !
Par conséquent la guerre aura bien lieu. « Ils » la feront avec ou sans l’accord du Congrès américain (la Commission des Affaires étrangères du Sénat, tous partis confondus, a d’ores et déjà donné son feu vert), le reste suivra volens nolens. Beaucoup se déclarent pourtant convaincus que la guerre, si elle a lieu, sera le résultat d’une sordide manipulation… Une de plus, à l’instar de la fiole d’anthrax (charbon) brandie le 5 février 2003 devant le Conseil de sécurité par Uncle Tom Colin Powell. Mais peut importe que le mensonge soit connu d’une majorité éveillée de citoyens du monde tant que les stations de brouillage médiatique maintiennent leur monopole de l’information et turbinent à plein rendement pour paralyser ou inhiber toute cristallisation violente des opinions à travers le monde. L’important c’est de passer le cap et d’agir en dépit de toute opposition informelle, tel est le vrai visage néototalitaire de nos démocraties libérales, sociales et avancées.
Car ce sont là les beautés du régime présidentialiste à Washington comme à Paris. Et c’est en brandissant l’étendard des « cent mille morts » qu’Hardy Obama et Laurel Hollande s’en iront en guerre… oubliant de dire que les morts se répartissent de façon relativement équitable entre les deux camps et qu’il n’y aurait pas de cadavres ou presque si les croisés de la démocratie universelle ne s’étaient coalisés pour armer, financer et encadrer les héros qui viennent de faire du village chrétien de Maaloula au nord de Damas une ville martyre. Des chrétiens quantité négligeable appartenant à l’Église grecque-catholique melkite et parlant encore le soureh ou néoaraméen, autrement dit la langue du Christ… Des gens qui n’ont à l’évidence aucune valeur intrinsèque, ne représentent aucun intérêt valable aux yeux du catholique Kerry, cousin germain du Français d’origine juive alsacienne (wikipedia.org) Brice Lalonde, aujourd’hui sous-secrétaire général de l’Organisation des Nations unies. Comme le monde est petit ! Nul ne peut prédire quelles seraient les suites d’un conflit ouvert.
À présent resterait à savoir ce que vont devoir affronter les forces américaines. Bachar el-Assad à CBS (9 septembre 2013) n’a pas manqué de rappeler qu’il n’était pas seul en cause et qu’une multitude d’acteurs non-gouvernementaux seraient susceptibles de s’en prendre aux intérêts américains – entendez attaques de bases et d’ambassades américaines, séoudiennes, qataries ou turques – au Proche-Orient, ou ailleurs. Ce à quoi le ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, faisait écho en prédisant une « explosion de terrorisme » dans toute la région [AFP, 9 septembre 2013). Parce que les Syriens ne sont pas seuls. Ils ont derrière eux, en plus de l’Iran, de l’Irak chiite et du Hezbollah libanais, les planificateurs russes qui comptent trouver en Syrie l’occasion de tester le cas échant – à toute chose malheur est bon ! – à la fois les capacités (matériels, hommes, opérationnalité) adverses et leurs propres moyens en situation réelle.
De grandes manœuvres en quelque sorte, un galop d’essai dans l’éventualité d’autres confrontations, plus directes ou plus sévères… Depuis le G20, nous savons que le monde est cassé en deux, que deux blocs distincts, peut-être demain antagonistes, s’y sont dessinés ! C’est donc un nouveau paramètre inconnu que les stratèges yankees doivent intégrer à présent dans leurs calculs : de quels matériels sont équipés les forces antiaériennes et antinavales syriennes ? Les réponses, ou plutôt les hypothèses, ont de quoi faire frémir les états-majors américains, qui sont bien obligés d’envisager l’hypothèse du pire… à savoir un bâtiment de guerre – ou plusieurs ? – envoyé par le fond !
La prudence exige donc des tirs à distance de sécurité, à la limite du rayon d’action des missiles de croisière, soit autour de 400 km des côtes syriennes. Pas question qu’aucun avion ne s’aventure à proximité des côtes, le risque est trop grand. Alors dans ces conditions les tirs de bombes volantes intelligentes ne pourront qu’être imprécis. Il faudra en consommer beaucoup pour espérer un résultat significatif – et quel résultat, personne ne l’évoque. Cela coûte cher et l’Amérique se trouve au bord de l’effondrement économique… tout comme la France, qui a sacrifié sa Défense nationale sur l’autel de l’idéologie sociale et de l’État providence, et veut encore se payer le luxe d’aller griller ses dernières cartouches et ses ultimes trente deniers pour les beaux yeux de l’Oncle Samuel.
Léon Camus, 9 septembre 2013