Cette entreprise de formatage idéologique a déjà été évoquée ici dans sa structure, ses moyens et ses buts. Mais le sujet est décidément trop riche pour n’être davantage exploité… L’OJIM revient donc sur StreetPress sous l’angle de sa prose, de sa rhétorique, de sa mythologie : quand la caricature vire au burlesque.
Difficile d’être aussi ouvertement binaire, mais l’info selon StreetPress, ce n’est pas exposer des faits et développer des analyses, mais se masturber sans fin la fibre clanique dans un esprit post-ado où la conscience des choses se limite à ce qui se fait ou ne se fait pas dans le gang, où le débat collectif se réduit à scander en permanence ce noir et blanc fondateur d’une identité précaire, normalement transitoire, mais ici complaisamment entretenue papier après papier. Il y a ce qui est cool : le rap, le foot, les joggings, les manifs, les Noirs et les Arabes, les casseurs, les antifas, les lesbiennes, Internet et les jeux vidéos. Et puis il y a ce qui « fout le seum » : les flics, l’ordre, l’État, les fachos, la grammaire et le monde adulte en général. Misant sans doute sur la chute du QI que subit l’Occident et la dégradation manifeste de l’Éducation nationale pour s’imposer comme média collaboratif sur la tranche des 20/30 ans d’aujourd’hui, StreetPress divulgue à un rythme soutenu un contenu aussi peu nourrissant qu’il est gras, un contenu qu’on consomme en bande sur le même banc entre deux concours de mollards et en observant avec fierté le « nike la police » tout juste gravé sur l’une des lattes de bois ; un contenu débité au kilo, prémâché et noyé sous des épices à la fois artificielles et vulgaires – en somme, StreetPress est aux médias ce que le kébab est à la gastronomie.
Le degré zéro du journalisme
Ce qui distingue a priori le site, c’est la longueur de ses papiers, un format qui dénote dans le monde des médias Internet où la brièveté est en général de mise. On s’attendrait donc à des articles de fond, un peu creusés, avec des arguments substantiels, des analyses développées – que l’espace soit exploité, en somme. On tombe en effet sur quelque chose de tout à fait inédit dans les méthodes journalistiques, mais pour d’autres raisons. Aucun angle, rien n’est problématisé, rien n’est non plus structuré ou articulé, ce journalisme au rabais, exploitant le narcissisme verbeux et ignare de la « Net Generation », propose moins des articles journalistiques que des sortes de témoignages en langage de « djeunes » adhérant totalement à leur sujet, complaisants, longs, prévisibles. Loin de toute réflexion, de toute cérébralité, on s’immerge émotionnellement dans un bonheur de fans, quand, bien sûr, on ne cultive pas la peur des méchants toujours sur un plan purement émotionnel, en évoquant la droite ou les policiers. Mais ce qui est le plus saisissant demeure cette absence totale de distance par rapport à leurs sujets. Par exemple, l’un des derniers « reportages » de StreetPress s’intéresse à la chaîne de vêtements de sport Foot Korner. Décrivant fascinés les lieux et les êtres qu’ils découvrent, recueillant les paroles de leurs interlocuteurs comme des trésors à offrir au lecteur, et sans jamais engager le moindre débat ou mettre l’interviewé face à ses paradoxes, ce long papier soulève pourtant des problèmes de société tout à fait exemplaires.
Le fantasme des « Boloss »
La plupart des « journalistes » de StreetPress sont des jeunes Blancs avec des têtes de victimes que leurs idoles de banlieue qualifieraient, sociologiquement parlant, de « boloss » (« bourgeois lopettes », destinés, normalement, à l’humiliation ou au racket par les bandes de racailles des cités). En adoration devant tout ce qui transpire un peu la banlieue, les reporters de StreetPress s’agenouillent donc éblouis devant un exemple de pur libéralisme communautaire tel que l’incarne Foot Korner, sans jamais en relever les aspects problématiques. Notamment, cet enfermement communautaire, faisant que le jeune immigré de banlieue semble toujours davantage condamné à mariner dans une culture précaire qui l’isole du reste du pays, quoi qu’elle fasse fantasmer le petit Blanc qui, lui, aura toujours la possibilité d’y échapper. Les mœurs un rien frustes des deux frères ayant ouvert leur chaîne à succès sont relayées en toute sympathie. Par exemple, ceux-ci tweetent : « #CaCritiqueMaisSaSuceEnChetca », ce qui signifie plus ou moins : « Les mêmes personnes jalouses qui nous critiquent en public tentent de nous séduire en privé ». « Leurs piques régulières sur Instagram leur ont déjà valu quelques soucis. Il y a quelques semaines, un concurrent s’installe à Lille. Ils postent une photo d’un pied qui lève le troisième doigt ».
Manières de caïds de ZEP, ensauvagement des rapports humains, que vient corroborer une autre anecdote. Deux gamins de la cité avoisinante expliquent les raisons pour lesquelles ils se sentent bien chez Foot Korner : « C’est comme si on était au quartier. On n’entre pas en disant : "Bonjour, pardon". En plus on peut tutoyer les vendeurs ».
Derrière la comédie gangsta, le drame social
Forcément, cet ensauvagement des mœurs a parfois des conséquences hors du cadre du magasin lui-même. Par exemple quand le rappeur Niska, en septembre 2015, vient faire une dédicace au Foot Korner du Havre et que la fête vire à l’émeute. Cette conséquence logique de la brutalité des rapports décrite plus haut est minimisée d’une manière pour le moins étrange : « La pression était montée et Niska avait dû couper court. Les médias locaux titrent sur une "émeute" après que des jeunes se sont attaqués aux tramways tout proches. » StreetPress insinue donc que le terme « émeute » est inapproprié et stigmatisant. Une « émeute », tout ça parce que des jeunes attaquent des tramways ! Comme vous y allez, ma bonne dame ! Sauf qu’avec un tel comportement, on comprend aisément que la séparation entre la France des banlieues et le reste du pays ne peut que s’aggraver. Une France des banlieues condamnée au rap, au foot, à l’émeute et à se trimbaler en jogging. « On sait que les grands frères, même avec un Bac +5, ils n’y arrivent pas. Alors on se replie sur nous ». Voilà comment se conclue l’article. Et une phrase aussi grave, témoignant d’un repli identitaire revendiqué et posant la question de la désintégration de la société française ne soulève aucune mise en perspective, aucune mise en garde, chez nos petits Blancs en extase. Derrière la comédie gangsta, le drame social, mais chez StreetPress, jamais on ne franchit le premier degré des choses.