NDLR : Article publié le 20 novembre 2015, soit quatre jours avant la destruction d’un avion russe par la Turquie à la frontière syrienne.
Cette semaine a été dominée par deux événements majeurs : les attaques terroristes à Paris et la déclaration officielle de la Russie affirmant que le vol Kogalymavia 9268 avait effectivement été détruit par une bombe.
Premièrement, je voudrais souligner le fait que, contrairement à tant de prédictions voulant que les Russes, les Égyptiens et les autres pays impliqués mentiraient et couvriraient cette attaque, cela n’a pas été le cas. Tant les Russes que les Égyptiens ont été ouverts et honnêtes à son propos dès le premier jour. Il y a là quelque chose à apprendre : alors que certains politiciens ont à l’évidence perdu la capacité de dire la vérité même s’ils ont essayé, d’autres ne l’ont pas fait. Tandis que mentir est le mode opératoire pour la plupart (tous ?) des États occidentaux (soumis à l’Empire), ce n’est pas du tout encore le cas ailleurs. Il est tout simplement faux de supposer que la Russie est une sorte d’anti-USA et que le Kremlin mène une politique systématique de tromperie comme la Maison Blanche. Dans la mesure où la Russie pourrait être considérée comme anti-USA, il faudrait absolument y intégrer des méthodes et des motivations différentes.
Deuxièmement, et cela pourrait sembler très contre-intuitif, il est indéniable que Daesh a fait tout ce qui était en son pouvoir pour provoquer des représailles : non seulement il a immédiatement proclamé qu’il avait abattu le vol 9268, mais il a aussi revendiqué les attaques de Paris et a même menacé de mener encore d’autres attaques, y compris contre les États-Unis. De nouveau, cela pourrait paraître carrément bizarre, mais Daesh semble faire tout ce qu’il peut pour créer une large coalition multinationale visant à le détruire. Nous devons garder cela à l’esprit chaque fois que nous considérons les mesures de rétorsion entreprises par la Russie, la France et d’autres (voir ci-dessous).
Troisièmement, bien qu’il soit trop tôt pour dire des attaques en France qu’elles sont un coup monté, il est logique de considérer au moins cette possibilité comme probable, sinon hautement probable. Personnellement, je n’aime pas les conclusions impulsives et je préfèrerais attendre d’en savoir plus pour en émettre. Mais en cet instant, que ce soit une attaque réelle ou sous faux drapeau ne fait pas vraiment de différence. Pourquoi ? Parce que soit l’État profond français était complice/coupable, soit le régime est totalement incompétent, l’action est dans la réaction – c’est-à-dire que les Français sont impliqués avec leurs propres opérations militaires en Syrie et qu’ils le font en coopération avec les Russes. Donc pour l’instant, je propose de nous concentrer sur ce point.
Mais d’abord, penchons-nous sur le développement vraiment important de cette semaine.
La Russie augmente ses opérations anti-Daesh de manière spectaculaire
Vous pouvez lire ma première évaluation ici, mais l’augmentation spectaculaire des attaques russes contre Daesh est suffisamment importante pour faire l’objet d’une observation plus détaillée.
Premièrement, en termes purement militaires, ce que les Russes ont fait était à la fois prédictible (et je l’avais prédit exactement il y a plusieurs semaines) et hautement significatif. Le petit contingent russe sur la base aérienne de Khmeimim à Lattaquié, quoique étonnamment qualifié et carrément héroïque, était tout simplement trop faible pour vraiment nuire à Daesh. Gardez à l’esprit que la Russie n’a pas la sorte de capacités de projection de puissance qu’ont les États-Unis et que, nonobstant ce désavantage, les Russes ont réussi à créer en un temps record un aéroport complet capable de soutenir les opérations de nuit comme de jour, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, de quelque 50 avions. Et ils l’ont fait sans que l’Empire n’obtienne aucun renseignement valable sur ce que faisaient les Russes. Au moment où l’Empire a compris ce que les Russes avaient fait, il était bien trop tard pour les arrêter. En termes d’organisation et de logistique, c’était une opération absolument brillante et les gens qui l’ont organisée méritent très certainement d’obtenir une médaille et une promotion. Je mentionne cela ici parce qu’il était probablement impossible d’y installer une force plus grande. Même aujourd’hui la base aérienne de Khmeimim est sursaturée par les vols et des flux d’avions supplémentaires aggraveront encore la situation, déjà très difficile. C’est pourquoi j’ai prédit qu’il faudrait faire venir d’ailleurs les avions à long rayon d’action, au moins comme solution temporaire, jusqu’à ce qu’un aérodrome Khmeimim 2 soit construit ou qu’il y ait un ou plusieurs terrains d’aviation disponibles (peut-être en Iran). Le résultat est le suivant : bombardements ou pas, les Russes n’avaient pas d’autre choix que d’amener leurs appareils à long rayon d’action. [...]
Deuxièmement, et c’est important, les Russes ont décidé de tirer avantage du fait que l’aviation à long rayon d’action n’était limitée par aucune difficulté logistique ; les forces qu’ils ont amenées cette fois sont importantes et puissantes : non seulement 37 autres avions rejoindront les forces russes en Syrie (en plus du formidable SU-34, 8 autres appareils viendront s’ajouter aux 4 déjà présents en Syrie pour atteindre le nombre de 12 en tout), mais 25 bombardiers à longue portée sont maintenant entièrement dédiés à l’effort russe, y compris des Tu-22M3, Tu-95MC et Tu-160. Maintenant, c’est une grosse matraque. Même les vieux Tu-95MC et Tu-22M3 sont des versions parfaitement modernisées d’excellents fuselages qui peuvent tirer dans toutes les conditions météorologiques beaucoup de munitions très puissantes et très précises, y compris des bombes conventionnelles et des missiles de croisière stratégiques.
Autrement dit, la Russie a au moins doublé ses capacités basées en Syrie et les a beaucoup plus que doublées si on y inclut les bombardiers à longue portée. A partir d’une petite force, le contingent de l’aviation russe surpasse maintenant ce que les Français amèneront sur leur porte-avion Charles de Gaulle et ce que l’Empire a utilisé jusqu’à présent. Nous pouvons aujourd’hui nous attendre à ce que la logistique, les communications et l’infrastructure de Daesh subissent des dommages majeurs. Et justement pour être sûrs que ça fera mal là où ça compte, les Russes ont commencé leurs attaques à longue portée avec des frappes sur les installations de traitement du pétrole et les réseaux de distribution, y compris les dépôts, les camions-citernes, les stations d’essence, etc. Les bombardiers à longue portée russes ne feront pas une grande différence pour les combattants de Daesh en première ligne, mais leurs attaques sur les infrastructures libérera les hélicoptères russes et les SU-25 pour enfin offrir un soutien aérien rapproché aux forces syriennes (jusqu’à présent, cette tâche se limitait principalement à l’armée de l’air syrienne, qui ne peut pas voler la nuit). Je crois aussi qu’on donnera au contingent actuel de SU-24 et SU-34 beaucoup plus de missions d’attaque sur le front afin de fournir aux Syriens la puissance de feu indispensable. Résultat : les Russes ont cette fois sorti le gros bâton, Daesh souffrira vraiment. Mais souvenez-vous, c’est exactement ce que Daesh voulait (voir plus haut).
Troisièmement. Le Kremlin a fait un excellent travail pour vendre au public cette augmentation spectaculaire du rythme et de l’intensité des opérations en Syrie. Les sondages montrent que la plupart des Russes l’approuvent totalement. Cependant, des contacts personnels en Russie m’ont dit qu’ils l’approuvent mais commencent à se sentir inconfortables. On ne peut pas nier que la Russie souffre maintenant de ce que j’aime à appeler un élargissement de son mandat : après y être allée pour soutenir les Syriens et combattre les fous takfiris loin du pays plutôt que chez elle, la Russie promet maintenant de châtier l’assassinat de ses citoyens. Poutine l’a exprimé tout à fait clairement lorsqu’il a dit que les forces armées et les services spéciaux seront utilisés pour traquer les auteurs de cette atrocité. Il a dit :
Nous trouverons et punirons ces criminels. Nous le ferons sans délai de prescription. Nous découvrirons tous leurs noms. Nous les traquerons partout, peu importe où ils se cachent. Nous les trouverons n’importe où sur la planète et nous les punirons.
Il a même ajouté un avertissement dans le style Dobelyou [Bush fils] que quiconque les soutient ou les protège devra pleinement en assumer les conséquences :
Tous ceux qui pourraient essayer de prêter assistance à ces criminels doivent savoir que les conséquences d’une telle protection reposeront entièrement sur eux.
Gardez à l’esprit que la dernière fois que Poutine a émis un tel avertissement, c’était en 1999, lorsqu’il a promis que la Russie traquerait les wahhabites tchétchènes partout, « même dans les toilettes chiottes (sic) », et les tuerait tous. A cette occasion, Poutine a utilisé une expression argotique russe haute en couleurs, мочить, qui peut être traduite très grossièrement par buttez-les (ou même par niquez les tous). Ce dont on se souvient moins est que les Russes ont fait exactement cela : ils ont tué chaque leader insurrectionnel takfiri, y compris Baraev, Dudaev, Maskhadov, Iandarbiev, Hattab, Raduev, Basaev et beaucoup, beaucoup d’autres. Certaines de ces exécutions ont été bâclées (Iandarbiev), d’autres ont été exceptionnelles (Dudaev, Hattab). Mais Poutine a eu chacun d’entre eux. Chacun. Poutine n’a fait que proférer exactement la même menace, quoi que dans des termes plus diplomatiques. Et tandis que la plupart des Russes sont d’accord avec Poutine, et qu’ils savent qu’il ne fait pas de menaces en l’air, ils réalisent aussi que, tout à coup, une petite opération militaire locale s’est transformée en une chasse aux terroristes potentiellement mondiale. Considérant comment les États-Unis ont mal réussi après le 9/11, il y a beaucoup de bonnes raisons d’être inquiet. Mais je voudrais aussi ajouter immédiatement que la plupart des Russes réalisent aussi que Poutine et Dobelyou jouent dans des ligues différentes et que, tandis que les États-Unis semblent chroniquement incapables de faire quoi que ce soit de correct, « la Russie ne commence pas les guerres – elle les termine » (selon l’expression en cours en Russie). Résultat : je crois que les Russes ne répéteront pas les erreurs commises par les néocons américains inconscients et que la chasse aux chefs de Daesh a commencé.