Nous n’aurions pas pensé qu’un article sur la cuisine pût susciter un tel engouement. C’était oublier la relation éternelle des Français à cette culture du terroir que sont la gastronomie et le vin. Ainsi, notre papier sur la rétrogradation du restaurant iconique de Paul Bocuse par un Guide Michelin en déroute a fait s’agiter le Landerneau conservateur, amoureux de la tradition et du savoir national. Nous ne pouvions en rester là.
Affaire Bocuse, saison 01, épisode 02 : cet article satisfera les amateurs et les gourmets, mais ennuiera les autres. C’est dit.
Ainsi, rassemblant quelques économies (le financement participatif de la Rédaction nous ayant interdit toute subvention – déontologie oblige), le stylo et le carnet dans la poche, nous partîmes dans les brumes vespérales d’une fin de journée d’hiver, fraîche et humide, en direction des bords d’une Saône endormie. Et c’est ainsi que, lentement, à la sortie du pont qui lui donne son nom, s’est dévoilée une fois encore à nos yeux cette auberge aux couleurs surréalistes pour laquelle visiteurs anonymes ou célébrités viennent parfois du bout du monde.
D’ailleurs, ça ne parlait pas que le français dans cette maison qui, nous le constations, n’avait pas désemplit encore. On y vient assurément de loin. Et on y vient toujours, l’effet négatif de la perte d’une étoile ne produira probablement son forfait délétère que plus tard. Aussi, l’accueil fut à la hauteur du standing attendu, et de nos précédents passages. Le personnel semblait même particulièrement appliqué à redoubler de vigilance et d’efforts, comme s’il devait s’excuser d’avoir failli. C’est l’impression que l’on eût, mais c’est aussi une interprétation soumise aux influences d’une situation exceptionnellement singulière. Il y avait tout de même quelque chose de mélancolique dans l’air, c’est certain.
Menus. Sans prix pour Madame, s’il vous plaît. Il n’y a plus guère que chez la maison Troisgros que cette observance perdure sans avoir à en faire la demande (le dire ici va peut-être nous faire mentir prochainement, triste destin). Depuis trois, peut-être quatre ans, c’en est terminé aussi chez M. Paul.
Carte des vins. Amaigrie. Le nouveau sommelier, le MOF Éric Goettelmann, sophistiqué et connaisseur, dont émane un charisme un peu insondable, nous explique que la cave est réorganisée. Elle aussi, donc.
Mises en bouche, soupe VGE, saumon au caviar d’osciètre (dont aurait pu escompter qu’à la carte l’assiette fût légèrement plus généreuse), trio de foies gras, les plats défilent sous nos yeux et notre palais satisfait. Des changements plus ou moins mineurs s’invitent dans l’assiette. Une modernisation. Un minimalisme.
Moins heureux le sort de la sole sauce Fernand Point, une légende de la maison. Deux filets délicatement entrelacés devenus un étonnant objet rectangulaire. Son goût est pourtant très éloigné du poisson pané qu’il pourrait évoquer visuellement chez quelque mauvais esprit. Mais l’épaisseur gagnée augmente en bouche un effet que regrettait un critique chagrin du Figaro qui parlait d’une « sole aux nouilles trop cuite (euphémisme) ». Nous l’agonissions d’injures, mais ce soir-là, nous nous fîmes plus discret.
La carte conserve encore beaucoup de l’esprit culinaire de la maison. Une des nouvelles entrées dans la carte, « Pomme de ris de veau rôtie, salsifis et châtaignes d’Ardèche confites », avec son ris délicatement grillé, sa sauce brillante, ses fines tranches de truffe aux arômes de tapenade ou d’anchoïade, et ses marrons dressés presque nus au goût si naturel et intense, témoigne du niveau attendu aux côtés des plats signatures.
C’est d’ailleurs la « Fricassée de volaille de Bresse à la crème et aux morilles » qui nous fit revenir en douceur aux plats traditionnels de l’Auberge. Fricassée qui n’en a d’ailleurs toujours eu que le nom, puisqu’elle s’est toujours vue composée d’une seule pièce. Cocasse curiosité. On regrettera l’épaisseur de la peau et son manque de croustillant, mais ici nous pinaillons puisque nous ne la mangerons pas (la peau).
Le chef qui officiait ce soir, Christophe Muller, fit son tour de table. M. Bocuse ne dérogeait jamais à cette règle, c’est même lui à l’époque qui accueillait les convives à l’entrée ! Puis, il y a six ou sept ans, fatigué, c’est Mme Bocuse qui venait saluer les clients, table par table. Mais désormais, plus personne ne venait prendre le pouls des commensaux attablés. Ce retour aux sources (n’est-ce pas Monsieur Paul qui avait fait sortir les chefs de leur cuisine ?) est donc parfaitement le bienvenu !
C’est ainsi qu’approchait la fin d’un dîner jusqu’ici encore peu chamboulé – jusqu’à la prochaine carte du mois de mars, nous allons y revenir. Les fromages, apportés sur leur chariot, sont servis à discrétion, rien ne déroge là non plus à la règle de la maison. Et pourtant, c’est ici que surgit la première réelle nouveauté. Elle fut assez radicale, pour ne pas dire embarrassante : le pré-dessert, douceur intéressante autour de la pomme, était précédé par la présentation sur table d’une immense pomme en plastique, d’un vert éclatant artificiel, sur un lit de brouillard dense rappelant l’azote liquide des gastronomiques moléculaires. Diantre ! Quelle incongruité que cette modernité, dont l’intérêt est, sauf votre respect, nul.
Dressée sur la table, cette pomme elle-même ne se sentait pas ce soir dans son élément, nous l’aurions parié ! Pour être exact, nous l’avions vue se promener de table en table, nous laissant interloqué. Mais le plus indisposant était de sentir tout le poids de la gêne d’une situation saugrenue qui semblait peser sur les épaules d’un personnel embarqué dans une aventure aventureuse qui les dépasse. De la fumée nitrogénique dans le temple de la crème et du beurre, nous assistions à une débâcle presque poignante.
En effet, nos courtes conversations avec le personnel, le maître d’hôtel ou le chef Muller présent ce soir furent très courtoises, mais nous devinions l’abattement au travers de leurs propos. L’agacement même. L’agacement d’une rétrogradation injuste, d’un Michelin qui s’égare. Mais l’agacement aussi de devoir se trahir pour reconquérir une étoile, vendre son talent, prostituer sa sueur pour plaire à un juge souverain qui fait et défait les grandes tables. Quelle tristesse, au fond. Mais là-haut, dans les bureaux, ce sont d’autres impératifs qui gouvernent les décisions. Probablement.
La prochaine carte, attendue au mois de mars, promet « 60% de plats signatures et 40% de nouveaux plats » ce qui ne s’était jamais vu du temps de M. Bocuse. Le chef Muller nous promet de maintenir l’oxymorique ligne « Tradition en mouvement », et entend réinventer d’anciennes recettes sortis de vieux grimoires du début du siècle dernier. Que Dieu (ou M. Paul) l’entende ! Mais de grâce, que la maison garde son âme de toujours.
À leur décharge, il faut admettre que rester fidèle à l’esprit de la maison tout en faisant la danse du ventre pour séduire Le Guide Michelin est une gageure : nous n’aimerions pas être à la place des dirigeants. Encore que notre choix serait vite fait : un bras d’honneur (ou une quenelle, c’est aussi encore à la carte) et le renvoi illico des étoiles au guide rouge. La légende Bocuse doit dépasser les modes. Car, mais ne le répétez pas, à vouloir moderniser une institution avec une équipe qui n’est pas du tout formée ni motivée pour de tels compromis, l’on risque de voir s’évanouir les étoiles les unes après les autres. Glaçante perspective.
Le repas s’est donc achevé avec la disparition du chariot de dessert traditionnel, nous l’avions prédit dans notre dernier papier ! En lieu et place, le jeune (36 ans) et nouveau chef pâtissier Benoît Charvet, champion du monde des desserts glacés 2018, nous propose quelques créations. Rien d’époustouflant. C’est beau, c’est aligné comme les stylos d’un écolier Asperger, mais c’est froid comme la nouvelle déco. L’éternel gâteau Président de Maurice Bernachon trône encore, mais lui-même sent que ses jours sont comptés (le chef de rang nous le confirmera...).
Plus de chariot de desserts, c’est aussi la disparition de tout ces choix de fruits délicatement émondés, qui proposait une fraîcheur bienvenue après un tel repas ! Les glaces et sorbets ont disparu aussi.
On exigea notre salade de fruits, elle fut faite, de belle manière. La maison Bocuse reste une grande maison ! Alors, avant qu’il ne soit peut-être un jour trop tard, on économise, et on y court.