Nous l’avions annoncé il y a un an, en espérant – sans trop y croire – conjurer le sort : le restaurant Paul Bocuse perd sa troisième étoile. Plus ancien triple étoilé au monde, depuis 1965, l’Auberge du Pont de Collonges a été sanctionnée par un Guide Michelin qui ne se vend plus et court désormais après le buzz médiatique comme stratégie pitoyable de survie.
Ce pourrait être un combat d’institutions, le mythique guide rouge contre le mythique pape de la gastronomie, mais c’est en vérité une misérable agression contre la culture française ou même le simple bon sens. Comment peut-on rétrograder une table d’un tel niveau, dont la régularité dans l’assiette est exceptionnelle et, à part quelques grincheux ou incompétents, une satisfaction-client jamais démentie (les près de 3000 avis TripAdvisor en rendent compte) ?
Nous allons ici démontrer que Le Guide Michelin se trompe et expliquer ce que cette rétrogradation nous dit de l’air du temps.
1. Vaut le voyage
Un restaurant 2 étoiles est un restaurant qui « mérite le détour » d’après Le Guide Michelin ; un 3 étoiles « vaut le voyage ». Qui oserait dire que le restaurant de Paul Bocuse ne vaut pas le voyage ? Les inspecteurs qui traversent la France n’auraient-ils pas inspecté par erreur l’une des 4 brasseries Paul Bocuse du centre-ville ? On pourrait le croire. Nous qui sommes par proximité géographique (et pure conscience professionnelle, bien sûr) amené à fréquenter régulièrement la célèbre Auberge depuis de très nombreuses années, pouvons affirmer que Le Guide Michelin contrevient gravement à ses propres 5 critères. Nous allons le démontrer.
a) Qualité des produits : l’historique homard du Maine, les volailles de Bresse de chez Miéral, la canette de la Dombes (et non pas des Dombes comme l’indique erronément la carte 2019-2020 – mais cette petite erreur (tellement courante de surcroît) ne mérite pas de perdre une étoile !), les fromages de la mère Richard des Halles de Lyon, le gâteau Président de Maurice Bernarchon, etc., tous ces produits sélectionnés pour leur très haute qualité font honneur à l’artisanat ou l’élevage français.
b) Maîtrise des cuissons et des saveurs :
L’incroyable profondeur de la sauce Fernand Point, la délicatesse de celle du rouget barbet, la cuisson exquise des coquilles Saint-Jacques ou la difficile réalisation des pommes soufflées, rien n’est laissé au hasard en matière de cuisson comme de saveurs. En particulier pour une cuisine gourmande et traditionnelle privilégiant les sauces. C’est bien sûr un choix artistique en quelque sorte qui ne disqualifie pas des cuisines plus proches d’un produit brut et traité sobrement. Mais doit-on choisir entre le classicisme d’un David ou l’inventivité d’un Van Gogh ? Chacun court dans sa catégorie et l’Auberge du Pont de Collonges excelle dans la sienne.
c) Personnalité de la cuisine (créativité) :
On n’est toujours créatif qu’une seule fois ! Les petits penseurs modernes confondent créativité et renouvellement permanent. La créativité survient par définition à une seule occasion. Toute autre représentation est une redite. Mais toute redite n’assassine pas définitivement la créativité originelle, bien au contraire, elle la consacre. En faisant vivre des plats créatifs avec une parfaite constante dans leur réalisation, la maison Paul Bocuse propose une expérience de personnalité folle chaque jour renouvelée.
Viendrait-on dire à Michel-Ange que sa chapelle Sixtine n’est finalement plus très créative ? À Gabriel Fauré que son Requiem date un peu ? Quelle insolence crasse !
d) Régularité dans la qualité des plats proposés :
Le loup en croûte sauce choron, la soupe aux truffes VGE, la sole sauce Fernand Point, le rouget barbet en écailles, la volaille de Bresse en vessie, chacun de ces plats goûtés il y a 30 ans, 20 ans, 10 ans ou aujourd’hui encore n’ont pas varié d’un millimètre. Nous pouvons en témoigner personnellement.
C’est d’ailleurs un des reproches entendus : le sempiternel renouvellement ! Mais on ne peut pas exiger à la fois une régularité et un éternel changement. Et puis, au diable le renouvellement, l’âme a besoin aussi de références, de permanence !
e) Rapport qualité/prix :
Nous entendons d’ici les commentaires s’indignant que l’on puisse mettre 100 ou 200 euros dans un dîner, ou faire valoir qu’il existe de très bonnes tables de province pour 20 euros. Certains feront même appel à la cuisine de leur grand-mère pour quelques sous. Nous rappelerons à ces éternels pisse-vinaigre pleins de leurs contritions en vue d’un éventuel paradis que la maison Bocuse offre probablement le meilleur rapport qualité-prix au monde (en plus de vous offrir le paradis sur Terre)*.
Une telle table, un tel prestige, une telle cuisine et un tel service sont accessibles dès 180 euros, incluant un vaste plateau de fromages et un incroyable chariot de desserts. Bien d’autres tables, en particulier parisiennes, n’hésitent pas à pratiquer des prix indécents – même si leur proposition gastronomique peut être par ailleurs magnifique. Le plus modeste menu chez Marc Veyrat est à 295 euros. Il est à 380 euros chez Yannick Alleno. 395 euros chez Alain Ducasse...
* Nous ferons l’impasse sur la carte des vins qui est particulièrement fournie, mais dont les prix sont souvent un peu excessifs
Rayonnement de la culture française
Paul Bocuse c’est aussi un rayonnement mondial pour la gastronomie française, c’est-à-dire la culture française. Nous pensons à l’instar de Boulay de la Meurthe que disqualifier une telle icône est pire qu’un crime de lèse-majesté, c’est une faute.
(en anglais non sous-titré)
2. Les raisons de la haine
Qu’on se le dise, la gastronomie selon Paul Bocuse, c’est l’exact contraire de la modernité dans tout ce qu’elle a d’arrogant et d’iconoclaste – au mauvais sens du terme. On comprend alors aisément qu’elle puisse attiser la haine de la nouvelle garde des inspecteurs du Michelin, trentenaires et quadras, le tout sous la houlette d’un directeur à peine défraîchi, mi-puceau, mi-soumis.
Une cuisine traditionnelle
Pour Paulo-les-bords-de-Saône, la cuisine c’est déjà et avant tout du beurre, de la crème et du vin (à partir de 0’53) :
- Quelle est la philosophie de votre cuisine ?
Du beurre, du vin, de la crème. Une cuisine généreuse. Une cuisine toujours faite à la perfection.
Un service classique
L’Auberge du Pont de Collonges, c’est aussi le service traditionnel, c’est-à-dire un service à la Russe, où les serveurs d’élite savent maîtriser la découpe, la présentation et les services à l’assiette, au guéridon et à la pince. Dans combien de maison encore a-t-on ce niveau de service ou connait-on même la simple existence de toutes ces techniques ? Ailleurs, souvent les plats sont prêts à servir, le personnel se borne à esquisser un sourire et, au mieux, vous réciter un petit texte appris par cœur.
Des assiettes généreuses
On remarquera dans les deux précédentes vidéos la générosité des assiettes : de copieuses parts arrosées d’abondante sauce. Une sauce, c’est le cœur de la cuisine. Et c’est un métier : saucier. Ici, on est loin du moléculaire ou de la dînette dont nous gratifient certaines maisons – et souvent à un prix outrancier.
Remarquez les légumes joliment tournés et glacés
Un personnel proverbial
Le restaurant Paul Bocuse c’est aussi un personnel souvent présent depuis des décennies, et c’est toujours un personnel hautement qualifié (hormis les jeunes apprentis en formation qui ne sont jamais à l’abri de quelques imprécisions, c’est bien pardonnable).
Qui n’a pas été accueilli dans cette auguste maison par François Pipala, MOF 1994 et sacré meilleur directeur de salle du monde, ou par le classieux maître d’hôtel Jean-Philippe Merlin ne peut comprendre ce qu’est un accueil révérencieux mais sincère où le client se sent le bienvenu sans entendre déjà au loin quelques moqueries.
Nous pourrions ajouter une excellence technique à tous les niveaux, le restaurant Paul Bocuse ne réunissant pas moins de cinq meilleurs ouvriers de France (MOF) : Eric Goettelmann, sommelier (MOF 2018), Christophe Muller, chef exécutif (MOF 2000), Gilles Reinhardt, chef exécutif (MOF 2004), Olivier Couvin, chef de cuisine (MOF 2015) et François Pipala, directeur de salle (MOF 1994).
Et nous ne saurions oublier Daniel (et son collègue Natuk), l’éternel groom haut en couleurs qui vous accueille, gare votre voiture ou tourne la manivelle de l’orgue de barbarie si d’aventure ce soir c’est votre anniversaire. Sa présence provoque la fureur des bien-pensants (SJW) qui s’indignent de son accoutrement colonial d’une autre époque. Et c’est contre son propre intérêt qu’ils préféreraient le voir au chômage : le bonheur forcé, quoi qu’il vous en coûte !
Une déco familiale et chaleureuse
On notera dans la vidéo ci-dessus la décoration intérieure aux couleurs chaudes de la grande maison bourgeoise qui participait de cet accueil chaleureux. Las, sentant le vent tourner, la maison a entièrement réaménagé la salle principale en 2019, puis l’étage à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ces petites modifications nous font craindre le pire, nous allons y revenir.
3. L’avenir de l’Auberge... et du Guide Michelin
Dans la douleur de l’annonce, on a beaucoup entendu sur un ton vengeur que l’Auberge de Paul Bocuse serait toujours là que Le Guide Michelin serait déjà mort. C’est un peu vrai si l’on parle du tirage papier qui ne cesse de décroître, mais Le Guide Michelin reste une institution plus que centenaire et il est plus facile de faire survivre un recueil d’articles et de notes qu’un établissement gastronomique de ce niveau. Il est donc bien possible que Le Guide Michelin survive un jour au restaurant. Mais pas au mythe Paul Bocuse.
Et pour notre part nous préférerions que les deux mythes survivent, au prix d’un revirement du Guide et non pas d’un acoquinement de l’Auberge avec les facilités des modes et la versatilité des goûts.
Le Guide Michelin, une baisse vertigineuse des ventes :
1989 : 600 000 exemplaires
1996 : 500 000 exemplaires
2000 : 800 000 exemplaires (centenaire)
2005 : 124 902 exemplaires
2009 : 90 600 exemplaires
2013 : 54 672 exemplaires
2017 : 51 639 exemplaires
Gwendal Poullennec, stigmate de notre époque
« Nous avons tout à fait conscience de l’impact [de cette décision]. Maintenant, les étoiles du Guide Michelin ne s’héritent pas, elles se méritent », justifie Gwendal Poullennec, qui a pourtant hérité de son poste de président en septembre 2018, et manifestement ne le mérite pas. Nous avions déjà fait son portrait en 2019, dans notre précédent article, nous inquiétant prémonitoirement de ce pubescent freluquet :
Pas encore quadra, sorti d’un cursus de premier de la classe (Stanislas, prépa HEC, ESSEC), celui qui veut incarner chez Michelin « les valeurs de générosité », ce mot creux qui ne veut plus rien dire et appelle à la méfiance, nous inquiète. À 38 ans, Gwendal Poullennec est désormais marié à une vénérable dame de 120 ans, et cela a de quoi faire naître chez les Français de bien pénibles évocations. Mais ne jugeons pas trop vite, c’est peut-être par pur zèle que le jeune impétrant a péché. Mais tout de même, qu’on considère les quelques faits suivants.
Nous n’avions donc pas jugé trop vite. Dire que le pire serait à venir, c’était exactement observé, comme disait Céline. Le jeunisme, le féminisme, le modernisme, tout était là pour annoncer la catastrophe.
Pourquoi le Guide a déclassé l’Auberge ?
Deux raisons principales ont préludé à un tel comportement incroyable. Et chacune de ces deux raisons s’originent dans la même matière sociologique et idéologique.
Les inspecteurs et leur nouveau patron sont désormais majoritairement des trentenaires ou des quadras au profil psycho-sociologique homogène que l’on devine aisément : bobo des villes, sensibilisés aux discours dominants, l’écologie, la santé, l’éthique (la leur), le vélo électrique et les masques à l’huile d’argan. Mais sans l’esprit baba-cool qui nous rendait sympathiques (et cohérents !) les éleveurs de chèvres du Larzac.
Non, ce sont souvent des petits bourgeois, probablement imbuvables électeurs de Macron, qui allient avec la plus sereine contradiction des idéaux de générosité, de pureté, et à la fois une vision compétitrice des rapports humains et du monde. C’est la fuite en avant consubstantielle à un monde capitaliste qui doit toujours penser son accroissement de richesses tout en combattant l’inévitable baisse tendancielle du taux de profit. On l’a déjà dit avant nous.
C’est ainsi que tout doit toujours se transformer, se moderniser, se modifier, se régénérer dans un éternel et épuisant renouveau. L’écologie doit transitionner, les énergies être réutilisées, les tris devenir sélectifs. Mais la permanence, la continuité, la pérennité, la stabilité sont des notions pour les vieux cons.
Cette fuite en avant caractéristique de notre époque, où le mouvement permet d’assurer un équilibre précaire comme la marche est une succession de chutes, est une fuite vers un néant. En matière de cuisine, comme en matière d’art – et nous assumons le risque de notre propos –, tout a été fait, dit, proposé. Ou presque. Ce n’est donc pas la course oxymorique vers un perpétuel inédit qu’il faut rechercher, mais bien plutôt déjà simplement l’honnêteté dans le travail bien fait.
D’autre part, dézinguer une institution, c’est aussi montrer sa toute-puissance. C’est le frisson de celui qui appuie sur le bouton pour activer le bombardement d’un drone, confortablement installé à 5000 km de sa cible. Se faire Bocuse, comme on s’était déjà fait Paul Haeberlin l’année dernière, c’est montrer que Le Guide Michelin, c’est le patron : cela intimide les éventuels récalcitrants. Parfaitement typique d’une mentalité de toute-puissance adulescente intolérante à la frustration qui prévaut désormais dans la halte-garderie du célèbre livre rouge. Triste.
Les réactions
Les réactions ne se sont pas faites attendre, outrées bien souvent. Alors, quand on lit dans Le Figaro de ce jour que « la soupe aux truffes n’en avait nullement le goût, que la sole aux nouilles était trop cuite (euphémisme) et le Président au chocolat, pas assez moelleux. » on s’étrangle et on invite l’auteur Stéphane Durand-Souffland (qui répète sottement macaron au lieu d’étoile) à retourner à ses chroniques judiciaires et ses livres (avec Me Dupont-Moretti, tiens, il n’y a pas de hasard...).
De nombreuses personnalités en revanche se sont indignées. Bien sûr, Marc Veyrat, qui a même porté plainte contre le Guide – en vain à ce jour. Mais beaucoup d’autres ont été choqués ou a minima étonnés.
"Michelin veut faire du buzz" : Périco Légasse, critique gastronomique, dénonce un coup de com' après le retrait de la 3e étoile du restaurant Paul Bocuse pic.twitter.com/la50QvIrSr
— BFM Lyon (@BFMLyon) January 17, 2020
Jean-François Mesplède, ancien directeur du Guide Michelin et journaliste au Progrès de Lyon, s’inquiète de cette dérive qu’il qualifie – avec excès d’optimisme – de « petite crise » :
Pour évaluer un restaurant 3 étoiles, en général le Guide fait entre six et huit repas. S’il y a une majorité qui pense que ça ne vaut pas trois étoiles, on va les enlever. Mais le Guide n’a pas pu faire ce nombre de repas sur la seule année 2019 ! Donc cela devait être mûri de longue date.
Il y a aussi une nouvelle vague d’inspecteurs, plus jeunes, qui peut-être aiment moins la cuisine traditionnelle. Et peut-être qu’on oublie les fondamentaux chez Michelin.
[...]
On a l’impression qu’il faut à tout prix enlever le restaurant de Paul Bocuse, alors que la qualité est toujours là, que l’équipe a été renforcée par un sommelier meilleur ouvrier de France et un pâtissier qui a gagné la coupe du monde de pâtisserie.
La réponse de la maison Bocuse
C’est par un communiqué sobre et apaisé que la maison de Collonges a répondu à la nouvelle qui venait de tomber. Attitude très différente de celle de Marc Veyrat. Beaucoup plus digne. Mais, nous le craignons, moins combative.
Car, sentant le vent tourner, et le chef Paul Bocuse tout juste décédé, l’établissement a lancé « La tradition en mouvement » (sic !). Que l’on nous permette de frémir à l’évocation de cette formule qui fleure bon la double injonction contradictoire. Une sorte de double langage tout droit tiré des écrits d’un Georges Orwell. En principe, lorsqu’on entend cela on doit très vite sortir son revolver.
C’est ainsi que la décoration entière de l’établissement sera achevée ce mois de janvier 2020, préférant aux couleurs chaudes orangées historiques une tonalité froide et moderne faite de gris et de taupe. C’est propre et élégant, mais cela ressemble à combien d’autres restaurants ? Bien sûr la déco était vétuste, mais pourquoi un tel choix qui rompt avec la chaleur du bâtiment vu de l’extérieur, si ce n’est pour se soumettre à la mode actuelle ? Et la mode, c’est ce qui se démode.
Dans l’assiette ou à la carte, certains changements ont été opérés. Le lièvre à la royale a fait son apparition, ce qui est une belle nouveauté. Le tournedos Rossini modernisé s’est acoquiné d’un effiloché de bœuf un peu redondant. La volaille rôtie à la broche a disparu. Pour le moment rien de grave. Mais les amateurs de la maison s’inquiètent : allons-nous voir disparaître ces sauces généreuses, ces plats bien garnis, ce service au guéridon ? Un menu vegan fera-t-il son apparition, avec ou sans gluten ? Le chariot de dessert va-t-il être remplacé par un dessert unique bien moins réjouissant ?
Formulons donc le souhait que l’esprit de son fondateur Paul Bocuse résonne toujours dans les murs de l’Auberge. Le client doit toujours prévaloir. La perfection dans la réalisation d’une cuisine bourgeoise et traditionnelle. Des assiettes généreuses. Un éternel classicisme. Du beurre, de la crème et du vin. On n’imagine pas M. Paul céder à la pression de qui que ce soit. Gageons que cet esprit rebelle souffle toujours et pour longtemps encore.