Le mouvement de grève des cheminots, massivement suivi ce 11 juin, contre la « réforme ferroviaire » suscite une vague de désinformation sur les ondes, dans nos écrans, à la une de nos journaux. Nous republions ici un article originairement publié en juin 2013 sur les conséquences catastrophiques de la privatisation du rail entamée au début des années 1990 en Grande-Bretagne. Éclairant pour comprendre le bien-fondé de la lutte de nos camarades cheminots, les implications ultimes de cette « réforme ferroviaire » qui vise au démantèlement de la SNCF publique.
« The great train robbery : les conséquences économiques et politiques de la privatisation du rail » : voilà le titre du rapport réalisé par le Centre de recherche sur le changement socio-culturel de Manchester, commandité par le Congrès des syndicats britanniques (TUC).
Le rapport a fait la une de la presse britannique. Il est dans notre intérêt en France, au moment où le gouvernement socialiste prépare une « réforme ferroviaire » qui irait dans le sens de la mise en concurrence, d’apprendre les leçons de la privatisation britannique.
Tout d’abord, rappelons que la privatisation du rail avait été préparée dans les années 1980, sous Thatcher, avec l’éclatement de l’unicité du British Rail en entités autonomes par secteurs géographiques (Network SouthEast) ou secteur d’activité (fret).
En application de la directive européenne 91/440, la Grande-Bretagne divise en 1993 gestion du réseau confiée à RailTrack, et exploitants mis en concurrence, à l’origine une vingtaine d’entités publiques sectorisées.
En 1996, avant les élections législatives, le Parti conservateur privatise l’ensemble des opérateurs, gestionnaires du réseau, fret comme exploitants voyageurs.
Reniant ses promesses, le gouvernement de Tony Blair va achever la privatisation de ce qu’il restait à vendre… avant de re-nationaliser le gestionnaire du réseau car c’est un poste structurellement déficitaire et donc non-rentable. Il faut bien socialiser les pertes !
Vingt ans après, le bilan de la libéralisation-privatisation du rail est édifiant, un véritable « pillage » des usagers et des fonds publics, siphonnés par une poignée de monopoles privés. Reprenons l’argumentaire des privatiseurs, point par point :
Les tarifs les plus élevés au monde : l’argument de la « baisse des tarifs » ne tient pas en Grande-Bretagne. Les tarifs du rail sont désormais, en moyenne, deux fois plus élevés qu’en France, dans le secteur nationalisé. Depuis 1996, l’augmentation des tarifs du train a été trois fois supérieure à celle de l’augmentation moyenne des salaires. La Grande-Bretagne dispose des tarifs les plus élevés du monde : une conséquence de la privatisation.
Des trains qui arrivent de moins en moins à l’heure : les trains qui n’arrivent pas à l’heure, c’est aussi cela l’efficacité du privé. Un train sur six circule avec plus de 10 minutes en Grande-Bretagne (15 %), contre un train sur dix en France (10 %). La faute est rejetée sur « Network Rail », le gestionnaire du réseau, condamné ainsi à une amende de 90 millions d’euros la semaine dernière.
Un matériel roulant de plus en plus vieux : la modernisation conséquence de la privatisation, rien n’est plus faux. Depuis la privatisation, l’âge moyen du matériel roulant a augmenté, il était de 16 ans en 1996, il est de 18 ans aujourd’hui. L’investissement dans le renouvellement du matériel roulant a chuté de moitié entre 1993 et 2013.
Un système excessivement coûteux : comme pour la Santé ou l’Éducation, contrairement aux idées reçues, le rail public coûte excessivement moins cher que le rail privé. Déjà le rapport McNulty publié en 2011 rappelait que les coûts du système fragmenté britannique étaient 40 % supérieurs à ceux du système nationalisé français.
L’ouverture à la concurrence… c’est la domination des monopoles étrangers : dans un secteur où un seul réseau existe, la « libre concurrence » est encore plus qu’ailleurs un leurre. De fait, le système privatisé britannique a conduit rapidement à l’émergence de monopoles nationaux, comme le britannique FirstGroup qui contrôle 7 des 23 « opérateurs privés » et surtout à la main basse des grands monopoles européens : l’Allemand Deutsche Bahn, le Hollandais NS et enfin la SNCF (via Keolis) ont pris possession de 11 des 23 opérateurs du chemin de fer britannique. Quatre entreprises contrôlent donc 80 % du rail britannique !
Des investissements publics et une dette publique : la privatisation n’a pas conduit à la baisse des investissements publics mais au contraire à leur augmentation. Six milliards d’euros de subventions par an pour financer les projets d’infrastructures, c’est deux fois plus qu’avant la privatisation. Ces projets d’infrastructures plombent les comptes du « Network Rail », sciemment re-nationalisé en 2001 : le gestionnaire public accumule désormais une dette de 40 milliards d’euros.
Mais des profits privés : si les pertes sont socialisées, les profits, eux, sont bien privatisés. En 2012, la seule Deutsche Bahn a réalisé 1 milliard d’euros de profit sur le réseau anglais. Les opérateurs privés bénéficient des investissements publics dans le réseau puisque 90 % des profits sont ensuite directement reversés aux actionnaires. En outre, le gestionnaire public du réseau, malgré son endettement, continue à pratiquer des tarifs préférentiels pour l’usage du réseau : les droits de péage ont baissé de moitié depuis dix ans.
La libéralisation puis la privatisation du rail, suivant les directives européennes mais en fonction d’un choix délibéré du grand capital britannique : un désastre patent pour les usagers, les contribuables et les travailleurs mais une opportunité pour les monopoles.
Un désastre qui a coûté la vie à plusieurs centaines d’usagers et de travailleurs britanniques, il suffit de se rappeler de la catastrophe de Landgrove-Broke qui a coûté la vie à 31 usagers et blessé 500 autres : les opérateurs privés ne voulaient pas à l’époque investir dans des dispositifs de sécurité.
Le désastre est tel que certaines fractions du capital britannique commencent désormais à reconsidérer l’(in-)efficacité d’un système ferroviaire privatisé : le parti travailliste se déchire désormais sur la renationalisation potentielle du rail.
Dans le même temps, les syndicats du rail défendent ardemment la nationalisation du rail. Certains liés aux calculs d’une fraction du camp travailliste. D’autres, comme le syndicat de classe RMT, dans une perspective véritable de refondation d’un service public national.
Pour nous Français, ces débats nous ramènent un siècle en arrière, avant la nationalisation de la SNCF : la défense du monopole public est plus que jamais une nécessité !