où se serait nouée l’alliance entre
Illuminés et francs-maçons en 1782
(tableau de Tischbein)
La figure de l’Illuminati
Tout le monde ou presque a entendu parler des Illuminati. L’appellation, sulfureuse et entourée de mystères, est à la source de beaucoup de contre-vérités. Les Illuminati, du moins tels qu’on nous les décrit aujourd’hui, ne sont qu’un fantasme né outre-Atlantique, et les assertions au sujet de ces « hommes de l’ombre qui dirigent le monde » aussi diverses que délirantes. Mais rares, nous le savons, sont les légendes dépourvues d’une origine réelle… Le terme Illuminati, s’il est investi de mille fantasmes, est au mieux un raccourci pour décrire les dirigeants de l’ombre (bien qu’ils ne fassent en réalité pas tous partie du même « club »), au pire un piège (pour celui qui sera accusé de complotisme s’il a l’audace et la maladresse d’utiliser ce nom pour évoquer les huiles et les puissants de nos pays dits développés). Ce mot a été galvaudé, vidé de son sens historique réel pour devenir une appellation fourre-tout permettant aux victimes de l’acculturation de masse, aux sceptiques peu formés et aux esprits grossiers de se libérer de leurs frustrations et de faire parler leurs fantasmes ; au grand bonheur, évidemment, des virtuoses de la désinformation.
Les Illuminati, aujourd’hui, sont bel et bien partout : dans la littérature classique (romantisme, symbolisme) et contemporaine (romans historiques, polars, etc.), la bande dessinée (comics), le cinéma (films à suspense), les jeux vidéo et même les jeux de société. La réalité à leur sujet est bien plus simple, triste et violente que ce que la majorité des gens imaginent. Car chez les dignes successeurs d’Adam Weishaupt – fondateur et chef de l’ordre des Illuminés de Bavière –, point de romanesque, et peu de poésie : des responsabilités (servir un ordre, une association, « un groupe de réflexion »), une mission (détruire des institutions ennemies), et les risques qui vont avec (le valet d’un ordre qui ne répond plus aux besoins de celui-ci, ou qui le trahit, est liquidé, économiquement, ou au sens propre ; quelle que soit la manière dont les organes de propagande, pour le roman politique, habilleront la chose…). Mais peut-on échapper à la dérision et à la minimisation lorsque l’on est victime d’une machine médiatique contrôlée par ceux-là mêmes qui se sont donné pour devoir de nous diriger et « de faire le travail de Dieu » ?
L’Illuminati, si nous mettons les théories délirantes de côté, est bien souvent, somme toute, un terme générique pour décrire l’homme d’influence, l’oligarque, bref, l’homme qui, en l’échange de pouvoirs, travaille contre certaines organisations et certains principes. Il n’a rien de romantique. Mais il existe, et a un ascendant. Il peut jouir de certains avantages qui peuvent paraître attrayants ; mais il a surtout, selon nous, et suivant sa naissance, plus de devoirs que de pouvoirs réels. Il lui manque le pouvoir de décision et la liberté d’action des grands souverains, qui ne sont guère présentés au peuple sous leur véritable jour, et dont les noms passent à la postérité grâce à de grossières falsifications.
Le véritable Illuminati, c’est-à-dire le sectaire de l’illuminisme qui a fleuri dans la Bavière du XVIIIe siècle, est un homme à secrets et à maximes, un enthousiaste que les arts, les sciences et les nouvelles pensées fascinent, un homme avide de mystères, de pouvoir et de reconnaissance, un homme de la bourgeoisie libérale très souvent sincère dans ses visions et opinions, parfois factieux, quelquefois seulement indigné, dans tous les cas un homme qu’un esprit aussi malin et pervers que celui d’Adam Weishaupt saura utiliser. L’Illuminé est par voie de conséquence l’intellectuel, le notable, le magistrat ou encore le puissant que le dirigeant et cadre supérieur de la secte emploie pour mettre sur pied, par des voies et moyens occultes, une intelligentsia jacobine anticléricale à même de renverser la Religion et le Prince.
L’idéal illuminé
Laissons le soin à Adam Weishaupt de décrire son idéal :
« Mon but est de faire valoir la raison. Comme buts secondaires, j’ai en vue : notre sauvegarde, la puissance, de sûres garanties contre les malheurs, des moyens plus faciles d’arriver à la connaissance et à la science.
En particulier, je m’efforce de cultiver ces sciences qui exercent une influence sur notre bonheur général ou sur le bonheur de l’Ordre, ou encore sur nos affaires privées, et à écarter du chemin tout ce qui s’y oppose. Vous pouvez alors penser ce que nous aurons à faire, de la sorte, avec le pédantisme, avec les écoles publiques, avec l’éducation, l’intolérance, la théologie et la constitution politique.
À cette fin, je ne peux pas me servir des gens tels qu’ils sont, mais je dois d’abord les former. Et chaque classe antérieure doit être l’école d’examen pour celle qui vient ensuite. Cela ne peut pas aller autrement que lentement. Des actions seules peuvent valoir ici quelque chose, et non pas la recommandation. »
Cet idéal, pour le protéger tout en le rendant efficient, il l’a en quelque sorte découpé en différentes parties : les codes. C’est grâce à eux si la communauté demeure hermétique. Weishaupt n’initie pas ses adeptes à des mystères d’une nature supérieure à l’homme, il se contente d’entourer d’ombres une société créée de toutes pièces : le secret qu’il entretient est tout. Il est mince, fragile, parfaitement illusoire ; mais il fait tout. Les grades et les mérites octroyés sont plus le résultat d’une soumission, sorte de force mécanique qui assure la cohésion de l’ordre.
L’ordre de Weishaupt place l’homme non pas sous l’œil d’un Dieu bienveillant et omniscient, dont on chercherait humblement à se rapprocher, ou au milieu d’un Cosmos imprévisible, empli de divinités polymorphes, de symboles complexes et de mystères qu’il faut percer, mais dans un panier de crabes constitué de traîtres à la nation, de pseudo-intellectuels et d’étudiants placés sous la surveillance d’un aréopage humain restreint. L’omniscience de cet Aréopage se limite à une science apportée, et à une étroite surveillance verticale. La solennité des vœux et des engagements pris et répétés par le membre cimente le secret. Rien de mieux que le secret pour exciter l’intelligence et les sens : mais répétons-le… l’initiation, les rites, les mystères, ne sont pas ici de nature à faire aimer et respecter le divin, mais à s’approprier une connaissance prétendument supérieure, sacralisée par l’histoire, la science, l’académisme. Cette connaissance distribuée dans les écoles minervales (le deuxième grade de la secte des Illuminés de Bavière, celui du Minerval, fait entrer l’adepte dans ce qui était pour Weishaupt une académie de savants, où les adeptes reçoivent un enseignement supérieur comparable à celui du troisième degré des collèges jésuites) a été atteinte, formulée, accumulée et conservée par d’autres (thaumaturges, alchimistes, penseurs, philosophes, théologiens, pères de l’Église, exégètes, scientifiques), et l’Ordre entend bien l’utiliser contre le Prince et l’Église, identifiés non pas comme résultats d’un ordre naturel des choses, mais comme des émanations non naturelles, néfastes.
D’après Nesta Webster, ce fut lors du Congrès de Wilhelmsbad que l’alliance entre l’illuminisme et la franc-maçonnerie se concrétisa :
« Cette assemblée, dont l’importance sur l’Histoire du monde n’a, à ce jour, pas encore été appréciée à sa juste valeur, se réunit la première fois le 16 juillet 1782 et rassembla des représentants de toutes les sociétés secrètes, les Martinistes comme les Francs-Maçons et les Illuminés qui comptaient au total trois millions de membres dans le monde. Seuls de ces divers ordres, les Illuminés de Bavière avaient un plan de campagne nettement formulé, et c’est donc eux qui dès lors menèrent le jeu. »
Il ne fait aucun doute pour Webster que le programme idéal de Weishaupt, qu’elle résume en cinq abolitions, fut strictement respecté par les promoteurs des diverses révolutions que le monde a connues depuis la première : la Révolution française. Le programme de Weishaupt ne contient « pas un mot de sympathie pour ceux qui souffrent ou pour les pauvres, pas l’ombre d’un projet de réforme sociale ». La domination est l’unique but : Dominari toti mundo. Les cinq abolitions identifiées par Webster sont les suivantes :
1° abolition de la monarchie et de tout gouvernement établi ;
2° abolition de la propriété privée et du droit d’héritage ;
3° abolition du patriotisme ;
4° abolition de la famille (c’est-à-dire du mariage et de la moralité), et institution de la communauté d’éducation des enfants ;
5° abolition de la religion.
La connaissance, caution morale du règne de la raison
L’illuminisme prône l’égalité pour tromper et la morale pour faire taire. Il légitime en réalité l’élitisme le plus violent : l’illuminé, ce bien-pensant, cet homme cultivé et élevé moralement, mérite le pouvoir et les dignités. Et son orgueil a comme bouclier la connaissance qu’il se donne le mérite de diffuser pour éclairer le monde. Que l’on se penche un instant sur cette connaissance que Weishaupt porte au pinacle. Elle n’est pas diffusée, mais bel et bien retranchée du reste de l’humanité. Elle n’émancipe personne. L’Ordre se l’approprie dans le but de créer une caste dirigeante. La connaissance n’est pas ici supérieure de par sa nature divine ou scientifique pure, elle n’avance pas lentement dans sa recherche pieuse ou méthodique. Elle est au contraire recouverte d’une aura mystérieuse, presque magique. Elle aveugle, affole, infatue. Elle devient l’objet d’un emprisonnement, un outil pour fasciner et contrôler. Les fruits d’une telle vision de la connaissance, nous les constatons aujourd’hui : des populations acculturées, trompées, manipulées par une élite qui a su instiller, sinon la crainte, du moins le respect, afin de créer les conditions du pouvoir pour s’en assurer la conservation. Tout cela, évidemment, au nom de l’égalité.
Le Système de Weishaupt propose une illumination factice, en ce qu’elle agit par contraste, en apposant un voile mystérieux sur certains savoirs. Elle les rend plus précieux par la prétendue dangerosité vis-à-vis des ennemis de la Raison. L’illumination, dans la Bavière du XVIIIe siècle, se limite donc souvent à la valorisation d’un savoir pourtant plus ou moins accessible, et moins par l’appréhension du monde et de l’âme humaine que par la tromperie et la dissimulation. Elle est bassement intellective : accueillez la science et les nouvelles idées, rejetez les vieilles lunes et la superstition ; alors la paix, l’ordre et la justice régneront mécaniquement…
Nous pouvons nous étonner de voir des hommes si brillants et élevés moralement s’insurger contre l’arbitraire de la religion et des rois par la ruse et la dissimulation. S’ils agissent pour le bien de tous les hommes, pourquoi choisissent-ils, pour arriver à leurs fins, d’agir dans l’ombre, par le secret et l’espionnage, donc à l’insu des hommes ? Si l’illumination, en d’autres termes le véritable salut de l’humanité, passe par l’apprentissage de la philosophie et des sciences en général, si le savoir et l’éducation sont les principes positifs légitimant la prise de décision et de pouvoir, pourquoi craindre les promoteurs des institutions qui protègent, financent et encouragent le développement du savoir depuis des siècles ? En d’autres termes, comment de tels savoirs, nés sous l’oppression, sauraient-ils nous sauver de cette dernière ?
Il faut bien se donner les dehors de la vertu pour prétendre légitimer une révolution (en réalité mettre sur pied une élite mue par l’argent). L’amour du prochain et du bien commun n’est qu’une forme déguisée, frelatée, pharisaïque d’altruisme : l’homme du peuple n’est en rien l’égal de l’Illuminé, qui par définition a été initié. Son véritable prochain est son pair, un membre de l’ordre, un élu avec lequel il partage certains principes et certains secrets.
(Fin de la deuxième partie.)
À ne pas manquer, la conférence de Sébastien Jean
à Mulhouse le 19 novembre 2016 :