Le 10 juin dernier, quelques heures après la prise de Mossoul, le jet privé du général iranien Qassem Suleimani, commandant des Forces al-Quds, a atterri à Bagdad. Il était accompagné d’« experts » iraniens et du Hezbollah libanais. Objectifs prioritaires : remonter le moral des troupes chiites irakiennes et empêcher l’État islamique (EI) de s’emparer du sanctuaire chiite de Samarra. Le maître-espion, parfaitement informé du projet de l’opposition sunnite de renverser Nouri al-Maliki, et qui fuyait jusque-là les médias comme la peste, est ensuite apparu en plein jour et en photo sur tous les points chauds anti-EI .
Fin août dernier, on l’a vu sur YouTube fêtant la libération d’Amerli avec des membres de milices chiites irakiennes. Début novembre, Suleimani était à Jurf al-Sakher, ville à majorité sunnite, située à 50 km au sud de Bagdad, tenue par l’État islamique, qui barrait la route à des millions de pèlerins se rendant, comme chaque année, dans la ville sainte chiite de Kerbala. Fin novembre, il apportait son soutien aux peshmergas à Jalawla, située dans les zones pétrolières revendiquées par la Région autonome du Kurdistan et occupées sur ordre de Massoud Barzani après la prise de Mossoul par l’EI, puis « libérée » par les djihadistes aidés par des membres de la tribu Kroui, anciens militaires dans l’armée irakienne de Saddam Hussein. La frontière avec l’Iran étant proche, l’aviation iranienne est entrée en action et l’EI s’est retiré. Mais, au final, Barzani a eu la mauvaise surprise de voir les milices chiites contester son autorité sur les territoires reconquis.
L’omniprésence du général Suleimani sur le front anti-EI et la médiatisation qui en a été faite l’ont vite transformé en « sauveur suprême » de tout ce que l’Iran possède de collaborateurs et alliés en Irak, une sorte de « Che Guevara » chiite… Des milices chiites comme Asaib ahl al-Haq (la Ligue des Vertueux), condamnées pour des atteintes aux droits de l’homme comparables à celles de l’EI – assassinats, tortures, nettoyages ethniques –, sont quasiment réhabilitées par les récits de leurs batailles contre les djihadistes. Du coup, Hadi al-Amiri, chef de la Brigade Badr, créée par l’ayatollah Khomeini pendant la guerre Iran-Irak, en photo aux côtés de Suleimani, est devenu un des dirigeants les plus puissants de la scène irakienne. Il a fait du forcing pour devenir ministre de l’Intérieur de Haidar al-Abadi, nouveau Premier ministre, mais a dû retirer sa candidature devant la levée de boucliers des quelques personnalités sunnites pro-gouvernementales. Mohammed al-Ghabban, un de ses proches, a été nommé, avec son accord, à sa place. Par son intermédiaire, Amiri et le général Suleimani auront les mains libres pour constituer l’encadrement d’une « Armée populaire » dans laquelle devraient se fondre toutes les milices chiites pour ne pas laisser trop de terrain à une « Garde nationale sunnite » financée par les États-Unis.
Barack Obama n’est pas étranger au rappel par les Nations unies d’une décision, prise en 2007, interdisant au général Suleimani tout voyage à l’étranger. L’intéressé n’en a jamais tenu compte. Sous sa direction – outre l’Irak, la Syrie et le Liban – le champ d’intervention des Forces al-Quds couvre désormais le Yémen où, avec son aide, les rebelles houtis – chiites zaïdites, c’est-à-dire ne reconnaissant que les cinq premiers imams descendants du Prophète Muhammad – ont pris le contrôle de Sanaa, la capitale. Pas étonnant qu’en Iran, la popularité de Qassem Suleimani enfle crescendo. Le « martyr vivant », comme le surnomme l’ayatollah Khamenei, Guide suprême de la République islamique, pourrait être appelé à de plus hautes fonctions.