Présentée dans les manuels scolaires comme une conquête de haute lutte, la prise de la Bastille se résume à la reddition d’une prison à laquelle la légende prête d’abriter des victimes de l’arbitraire royal, mais au sein de laquelle sont en réalité détenus 7 prisonniers – 4 faussaires, 1 libertin et 2 fous –, défendue par 32 Suisses et 82 Invalides, et dont le gouverneur refusa de tirer cependant que les émeutiers brandirent bientôt sa tête au bout d’une pique. Quelques semaines après un fait d’armes que les Révolutionnaires eurent beau jeu d’ériger en symbole, l’un des rares témoins de l’ensemble du siège livre un témoignage rétablissant une vérité pourtant encore ignorée par nombre de nos concitoyens...
Avant la publication des relations des témoins oculaires du siège de la Bastille, les légendes les plus fantastiques avaient circulé dans Paris sur ce prodigieux événement. On disait, et tout le monde répétait que Bernard-René Jordan de Launay, gouverneur de la prison, avait, en leur promettant des armes et des munitions, attiré dans la cour du gouvernement trois à quatre cents hommes, et qu’ensuite il avait fait relever les ponts-levis de l’avancée et fusiller les malheureux qui avaient ajouté foi à sa parole. Cette trahison odieuse, pouvait-on lire encore, avait rendu furieux ceux qui étaient restés au dehors ; ils avaient attaqué avec une ardeur sans égale cette redoutable forteresse et après un court combat ils s’en étaient emparés d’assaut.
Ces bruits populaires se retrouvent dans toutes les correspondances écrites aussitôt après les événements, aussi bien dans les dépêches des ambassadeurs et autres agents diplomatiques que dans les lettres des députés, des journalistes et des particuliers. Cela s’explique aisément. La foule qui se pressait aux abords de la Bastille et dans les cours extérieures ne pouvait pas bien voir ce qui se passait aux points d’attaque où, en raison du défaut d’espace, se trouvaient seulement quelques combattants. De même le bruit de la fusillade et l’éloignement l’empêchaient de comprendre ce que du haut des tours criaient les assiégés. Elle adopta la version qui répondait le mieux à ses passions surexcitées et elle la répandit dans toute la ville qui l’accepta.
En 1821, François-René de Chateaubriand écrit dans ses Mémoires d’outre-tombe (publiés en 1848) au sujet du 14 juillet 1789 :
« Prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques Invalides et un timide gouverneur. Si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les Invalides, mais par des Gardes-Françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet : c’est ce spectacle que les béats sans cœur trouvaient si beau.
Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la bastille se multiplièrent ; on en envoya à tous les niais d’importance, dans les quatre parties du monde. Que de fois j’ai manqué ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui. »