La répartition des aides directes à la presse est de nouveau pointée du doigt. Selon la rue de Valois, la moitié de ces subsides irait à des groupes détenus par des milliardaires. Pour autant, ces quelques dizaines de millions d’euro pèsent bien peu par rapport à l’ensemble des apports financiers d’origine étatique engloutis par les journaux.
« On est le seul pays qui gave de subventions des gens qui sont déjà milliardaires, dont la presse n’est pas le métier principal et qui ont d’autres intérêts », assène Benjamin Dormann.
L’auteur d’Ils ont acheté la presse (Éd. Jean Picollec, 2015) observe avec stupéfaction les évolutions du marché médiatique. L’objet de son coup de gueule : les chiffres publiés, début juin, par le ministère de la Culture concernant les aides à la presse en 2019. Plus de la moitié de ces fonds publics, soient 39 millions d’euros, en principe destinés à la « défense du pluralisme », vont ainsi à six groupes « détenus par une poignée de richissimes hommes d’affaires » selon l’association de critique des médias Acrimed. Le sujet est devenu un vrai serpent de mer.
Certes, Benjamin Dormann souscrit à l’analyse d’Acrimed. Pourtant cette somme reste « négligeable » à ses yeux par rapport au coût réel pour le contribuable de l’ensemble des mesures en faveur du monde de la presse écrite. « Les gens se focalisent sur des sujets relativement insignifiants », regrette notre interlocuteur.
En effet, les subventions touchées par des groupes de presses ne seraient que « l’arbre qui cache la forêt » de cette gabegie fiscale que représentent les aides à ce secteur. « L’essentiel se fait au niveau de la TVA, du statut de la société de presse d’un point de vue fiscal et de la Poste », résume Benjamin Dormann.
Crédits ventilés et aides indirectes très discrètes
L’ampleur des accommodements dont profite le secteur reste difficile à chiffrer. Le montant des aides directes figure dans le Projet de Loi de finances (programme 180) ainsi que la dotation à l’Agence France Presse (à travers les abonnements commerciaux de l’État à 21,6 millions d’euros ainsi que les 115,8 millions de subvention à titre de dédommagement pour des missions d’intérêt général).
La Cour des comptes elle-même s’y casse les dents. Dans leur rapport de 2019, les Sages de la rue Cambon soulignent la « grande complexité des dépenses fiscales liées à la presse, leur faible lisibilité pour les citoyens, la difficulté à apprécier leur impact ». Aussi appellent-ils à certaines modifications. Par exemple, cesser d’inclure dans le « Développement des entreprises » (programme 134) les crédits alloués au transport et à la distribution de la presse. « On est en train de vouloir requalifier un certain nombre de subventions parce qu’on voit bien que le sujet des aides à la presse tilte dans l’opinion publique », constate Benjamin Dormann.
« Tous les politiques ont besoin de la presse pour se faire élire. Les montants des subventions explosent. Même si le pouvoir s’efforce de donner l’impression qu’on les dégonfle », insiste notre interlocuteur.
Également dans le collimateur du journaliste : les abonnements « imposés » aux usagers en vigueur dans de grands groupes publics, Air France, SNCF, etc. En outre, en 2020, l’État a ainsi versé près de 96 millions d’euros à la Poste pour compenser la tarification préférentielle accordée à la livraison des abonnements des titres inscrits dans les registres de la commission paritaire. Une mission jugée d’intérêt général.
Ces chiffres ont été transmis à la Commission européenne. En effet, Bruxelles s’intéresse de près à ces subsides potentiellement contraires à la libre concurrence inscrite dans les traités.
Le déficit de la Poste creusé par la presse écrite
Selon un rapport de l’Autorité de régulation des communication électroniques et des postes (ARCEP), commandé par le gouvernement afin d’y voir plus clair, le coût effectif du transport et de la distribution de la presse pour la Poste en 2014 s’élevait à 904 millions d’euros, aboutissant à un déficit brut de 506 millions d’euros. « La Poste est sous-compensée pour la mission presse », souligne la Commission européenne dans son rapport. Et ce malgré une forme de rattrapage par le biais d’une augmentation des tarifs comprise entre 3 et 5% par an entre 2009 et 2015.
« En réalité, les contribuables paient beaucoup plus pour la presse, à travers la Poste. Et cela ne figure pas dans les tableaux des aides à la presse, puisque c’est dans le déficit de la Poste », explique Benjamin Dormann. « C’est de la folie furieuse ! »
Officiellement, les aides à la presse ne cessent de diminuer en France. Tout comme le chiffre d’affaires du secteur. Toutefois, cette diminution n’est que cosmétique selon notre intervenant. Il rappelle le coup de pouce donné par l’État au secteur en 2020. Une aide exceptionnelle, sous couvert de crise du Covid et de renflouement de Presstalis, de pas moins de 666 millions d’euros. Voilà qui contrebalance la diminution progressive des aides directes ces dernières années !
Un cautère sur une jambe de bois, selon notre intervenant, qui rappelle que si les revenus dégagés par la presse écrite s’effondrent ce n’est pas uniquement à cause de la baisse du nombre de lecteurs, mais surtout de la captation par les GAFAM des revenus publicitaires, une chasse gardée des médias. « La presse s’occupait plus de la pub que de ses lecteurs. Maintenant, elle a perdu les deux, et elle pleure qu’il faut la subventionner encore plus », s’agace-t-il. Bref, pour certains médias, l’argent public ne fait que compenser leurs erreurs stratégiques.
Non négligeables également, les annonces judiciaires et légales (AJL). Si la loi Pacte a brisé début 2020 le monopole des journaux habilités par les préfets, autorisant des sites internet à publier de telles annonces, sa préservation était défendue par des parlementaires au nom du pluralisme des publications et de la préservation des emplois.
L’ex-président de l’Union centriste au Sénat mettait ainsi en garde contre la « destruction d’environs 300 titres » de presse si les AJL était supprimées. Supporté par les entreprises sous couvert d’obligation légale, ce marché était estimé à 185 millions d’euros en 2017 par l’Association de la presse pour la transparence économique (APTE). « C’est une forme de subvention indirecte, la réalité est qu’on ne devrait pas publier ces annonces dans des journaux, mais gratuitement sur un site public », tacle Benjamin Dormann.
TVA : quand certains flairent la bonne affaire
Autre grief de l’essayiste : la TVA. La presse est assujettie à un taux bien plus bas que tout autre secteur : 2,1 % ! Ce pourcentage « super réduit » est la « mesure centrale de la politique de soutien public à la presse ».
Mais, là encore, le coût de la mesure serait largement minimisé. « Dans les rapports parlementaires, on compare cela à 5,5 % alors que même la Cour des comptes estime qu’il faut comparer au taux normal de 20 % », s’indigne Benjamin Dormann. « Selon que l’on évalue le manque à gagner pour l’État lié au taux super-réduit de TVA par rapport au taux de 5,5 % pratiqué pour le livre, ou par rapport au taux normal de 20 %, comme c’est, par exemple, le cas au Royaume-Uni, l’estimation évolue entre 165 et 970 millions d’euros », relevait la Cour des comptes en 2018.
Pour notre intervenant, ainsi que pour les Sages, c’est là que réside le plus gros manque à gagner pour les finances publiques… D’autant que ce taux est exploité à mauvais escient par certains groupes privés qui n’acquièrent des titres que pour en profiter !
« C’est pour cela que Drahi est allé racheter “Libération” et “L’Express”. En proposant dans leur abonnement téléphoniques ou internet l’accès à un journal, ils passaient sous statut de diffuseur de presse et donc ils justifiaient le fait de passer à une TVA à 2,1 % sur l’ensemble de leurs services et se gardaient le différentiel avec le taux normal. Cela leur a rapporté des centaines de millions. »
Trop grossière, cette ficelle vaudra à SFR un redressement de 450 millions d’euros pour manipulation de TVA à l’automne 2020. Mais là où certains sont épinglés par le fisc, d’autres sont experts dans le maniement des expédients fiscaux.
Benjamin Dormann relate ainsi la manière dont Mediapart a « créé avec son avocat et “Charlie Hebdo” » un « nouveau statut de presse », permettant aux particuliers de défiscaliser l’argent qu’ils versent à certains éditeurs.
Sociétés de presse : quand les médias se convertissent à l’optimisation fiscale
Un statut dont a bien profité le média, suite à son redressement fiscal de 4,1 millions d’euros, là encore sur fond de manipulation de TVA. Aux 3,3 millions d’euros réclamés par le fisc pour avoir appliqué le taux ultra réduit de la presse papier à des abonnements en ligne sur la période 2008-2014, Bercy avait ajouté une amende de 1,4 million d’euros pour mauvaise foi.
Mediapart avait alors lancé un appel aux dons pour le moins spécial, via son Fonds pour une presse libre… dont 66 % des dons sont déductibles des revenus déclarés par les souscripteurs. « Donc Mediapart se fait payer un redressement pour fraude fiscale par des dons déductibles fiscalement. Incroyable ! » s’indigne Benjamin Dormann. Le procédé, notons-le, n’a rien d’illégal.
En définitive, ces aides indirectes cumulées atteindraient une somme « complètement délirante », sans doute sans équivalent dans le monde :
« Ce sont des sommes énormes. Les subventions sont passées à 2,84 milliards d’euros. […] Un journaliste [de presse écrite, NDLR.] en France, ayant une carte de presse, coûte aux contribuables près de 12.000 euros par mois », estime notre intervenant.
Un chiffre moyen, obtenu en divisant ces 2,8 milliards de subventions totales en 2020 par le nombre de cartes de presse attribuées dans la presse écrite. Près de 19.700 selon l’Observatoire des métiers de la presse, en 2019. Un nombre d’ailleurs en constant recul depuis une décennie.
À cette charge supportée par le contribuable pourrait prochainement s’ajouter un autre redressement… cette fois-ci venu de la Commission européenne. En effet, la décision d’Aurélie Filippetti en 2014 d’appliquer une TVA à 2,1 % à la presse en ligne a beau avoir satisfait Mediapart et Arrêt sur images qui militaient en faveur de cette mesure, elle n’en demeure pas moins contraire aux règles européennes.
« Quand vous éditez un journal, vous devez louer des rotatives, acheter du papier, de l’encre, faire face aux mouvements sociaux, aux invendus… c’est extrêmement contraignant », insiste Benjamin Dormann. Rien à voir avec le support Internet, exempt de toutes ces contraintes ! Pour le spécialiste des médias, nous sommes assis sur une « bombe à retardement » : « La France va se prendre des milliards d’amende, pour solder les arriérés jusqu’en 2014 et ça sera dans le budget de l’État. »
Bref, la note n’a pas fini de gonfler pour le contribuable. Pour Benjamin Dormann, il est urgent d’engager un véritable « débat contradictoire » sur ce sujet. Il ne faut pas laisser trancher cette question par les seuls « journalistes et élus, qui ont un conflit d’intérêt ».