Quelques jours après la fin de la « Semaine de la langue française et de la francophonie », force est de constater que l’aide publique au développement (APD) de la France est loin d’accorder la priorité aux pays francophones du Sud. C’est ce qui ressort d’un rapport du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2017, publié en novembre dernier et fournissant les chiffres détaillés de l’APD pour l’année 2015.
Une politique toujours peu francophonophile
Ainsi, trois des quatre premiers bénéficiaires de l’aide bilatérale française en 2015 étaient des pays d’Amérique latine, en l’occurrence la Colombie (1e), la République dominicaine (3e) et le Brésil (4e). À ces derniers, s’ajoutent l’Afrique du Sud (7e) et la Jordanie (8e) parmi les dix premiers récipiendaires.
Chose plutôt surprenante, notamment lorsque l’on s’aperçoit que la Colombie recevait plus du double de la somme allouée au Maroc (2e avec 214 millions d’euros, et premier pays francophone du classement), et que le Brésil, déjà assez développé, accorde lui-même des aides aux pays lusophones d’Afrique subsaharienne.
Cette situation est encore plus frappante en ce qui concerne l’aide multilatérale, qui pèse pour environ 40 % de l’APD globale et où les pays francophones ne représentent, chaque année, que deux des dix premiers pays bénéficiaires.
Au final, aides bilatérale et multilatérale confondues, les 25 pays d’Afrique francophone n’ont à nouveau reçu que de 35 % des 8,0 milliards d’euros de l’APD française pour l’année 2015 (donc 2,8 milliards), soit une part stable depuis plusieurs années. En effet, et à titre d’exemple, la Colombie se classait déjà deuxième des pays bénéficiaires de l’aide bilatérale en 2014, tandis que le Brésil occupait également la quatrième place.
Deux ans plus tôt, en 2012, ce dernier arrivait même à la deuxième position, dans un classement où l’on retrouvait aussi la Chine à la quatrième place, alors qu’elle était déjà la seconde puissance économique mondiale.
Enfin, cette politique s’observe également au niveau de l’Agence française de développement (AFD), qui a aussi consacré à l’Afrique francophone près de 35 % des 6,7 milliards d’euros d’autorisations de financement accordés à des pays étrangers en 2015 (dont environ 2 Mds provenant de l’APD).
Parmi les dix premiers récipiendaires, l’on trouve ainsi l’Inde (2e), la Colombie (3e), l’Afrique du Sud (5e), le Kenya (6e) et la Jordanie (7e). Quant au Brésil, il se classe deuxième en termes de financements cumulés sur la période quinquennale 2011-2015.
Absence de cohérence et de culture de l’efficacité
Pourtant, l’ensemble des études économiques démontrent clairement que les échanges peuvent être bien plus importants entre pays partageant une même langue (jusqu’à 65 % de plus selon le rapport Attali sur la francophonie).
Ainsi, ce n’est pas un hasard si les Québécois sont proportionnellement quatre fois plus nombreux que les Américains à se rendre chaque année en France et à y dépenser. En d’autres termes, toute richesse crée dans un pays francophone au bénéfice de l’économie locale finit par revenir significativement dans le circuit économique des autres pays francophones, et ce, en vertu d’un mécanisme semblable à celui des vases communicants. D’où le concept de zone de co-prospérité, une des traductions possibles du terme Commonwealth.
À la différence de la France, le Royaume-Uni a donc fait le choix de la cohérence et de l’efficacité en privilégiant ouvertement les pays de langue anglaise, qui représentent chaque année huit des dix premiers bénéficiaires bilatéraux et auxquels sont consacrés les deux tiers du volume global de l’APD britannique (selon l’Office for national statistics - ONS).
Cet apport est d’autant plus massif que cette dernière est désormais la deuxième plus importante au monde, atteignant 16,4 milliards d’euros en 2015 (0,7 % du PIB), soit plus du double de l’aide française (+103 %). Pourtant, et comme chaque année, des pays comme la Colombie, le Brésil ou encore la Chine ne font guère partie des vingt premiers bénéficiaires de l’aide financière du Royaume-Uni…
D’ailleurs, ce volontarisme britannique est partiellement financé par une plus faible contribution nette au budget de l’Union européenne (UE). En 2014, celle-ci s’établissait ainsi à 6,1 milliards d’euros, alors qu’elle s’élevait à 7,9 milliards pour la France, soit près de trois fois plus que l’aide tricolore allouée à l’Afrique francophone.
Pourtant, ce vaste ensemble est deux fois plus peuplé que la somme des pays européens financés par l’hexagone, de surcroît déjà assez développés et se tournant d’abord vers les industries allemandes et autrichiennes (ainsi subventionnées par le contribuable français).
Cette politique française est d’autant plus contreproductive que l’Afrique francophone, regroupant 380 millions d’habitants et grande comme 3,1 fois l’Union européenne, s’affirme comme l’un de principaux relais de la croissance mondiale. Et en particulier dans sa partie subsaharienne, qui constitue la zone la plus dynamique du continent avec une croissance globale de 3,7 % en 2016, contre 0,8 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne.
Concentrant, cette même année, 9 des 13 pays africains ayant enregistré une croissance supérieure ou égale à 5 %, cet espace a réalisé les meilleures performances du continent pour la troisième année consécutive et pour la quatrième fois en cinq ans, notamment grâce à la meilleure résistance de la majorité des pays francophones pétroliers et miniers à la chute des cours.
En 2016, la croissance s’est ainsi établie à 5,6 % au Cameroun et à 3,2 % au Gabon (ou encore à 3,6 % en Algérie, plus au nord), tandis qu’elle était quasi nulle en Afrique du Sud et en Angola (0,4 %) et négative au Nigeria (-1,7 %)
Pourtant, l’Afrique francophone n’a représenté en 2014 que 3,8 % du commerce extérieur de biens de la France, dont 1,1 % pour sa partie subsaharienne. Dans cette dernière, l’hexagone est désormais dépassé par la Chine, qui en fournissait 13,6 % des importations et en absorbait 18,1% des exportations (pour un volume global de 20,8 milliards d’euros), contre respectivement 9,7 % et 6,3 % pour la France (deuxième, avec 10,5 milliards).
Celle-ci y est même concurrencée par le Maroc, arrivé en tête des investisseurs étrangers en Côte d‘Ivoire en 2015, et dont les banques peuvent s’appuyer sur un réseau d’agences désormais deux fois plus étoffé dans les huit pays de l’espace UEMOA que celui de l’ensemble des banques françaises présentes.
La RDC, symbole du manque de vision stratégique de la France
Mais ce déficit en matière de cohérence se manifeste encore davantage en République démocratique du Congo (RDC), premier pays francophone du monde avec ses 78 millions d’habitants. Vaste comme plus de la moitié de l’UE, ce pays ne bénéficie chaque année que de moins de 2 % de l’APD française, et ce, essentiellement par le canal de l’aide multilatérale (dont la prédominance met en évidence la faiblesse des relations directes entre les deux gouvernements).
Dans le même temps, la RDC fait partie des rares pays non francophones à faire partie, chaque année, des principaux bénéficiaires de l’aide britannique, de surcroît près de deux fois plus importante que celle de la France et se réalisant essentiellement par la voie bilatérale.
Ce désintérêt français à l’égard de la RDC s’observe également auprès de l’AFD (moins de 2 % des financements du groupe), au niveau de la part des étudiants originaires du pays dans l’ensemble des étudiants africains présents en France (1 % du total, soit environ 1500 étudiants), ou encore au niveau de la part des projets y étant réalisés par les collectivités et structures intercommunales françaises au titre de la coopération décentralisée en Afrique (< 1 %).
Au final, la France ne pèse que pour 3 % du commerce extérieur de ce pays qui a réalisé une croissance annuelle de 8,1 % en moyenne sur la période 2012-2015, et dont la Chine fournissait 20,6 % des importations et absorbait 43,5% des exportations en 2015.
Pourtant, la France pourrait sans grande difficulté accroître sa présence en RDC, dont la souveraineté économique et politique pourrait, à terme, être menacée par l’écrasante prépondérance du partenaire chinois. Et faire de ce pays un partenaire privilégié dans sa politique d’influence en Afrique et dans le reste du monde.
Une histoire qui se répète ?
Ce manque de vision à long terme de l’hexagone n’est pas sans rappeler la France des 17e et 18e siècles, alors trois fois plus peuplée que la Grande-Bretagne et présente sur la majeure partie de l’Amérique du Nord en encerclant les modestes colonies britanniques de la côte est.
Pourtant, et au terme d’une présence longue de près de 160 années, son immense territoire ne regroupait que 80.000 Français en 1763, contre 1,2 millions de personnes originaires de Grande-Bretagne de l’autre côté de la frontière. En d’autres termes, et hors dépenses militaires, les Britanniques investirent proportionnellement près de 45 fois plus que l’Hexagone, victime de son obsession européenne alors même qu’il pouvait compter sur le soutien de la grande majorité des tribus amérindiennes, alliées à une France plus respectueuse de leur culture et de leur droit à exister.
En 1763, celle-ci finit même par abandonner l’Amérique du Nord aux Britanniques (et aux Espagnols) afin de conserver ses possessions caribéennes, privilégiant ainsi les gains substantiels et immédiats que procurait, à l’époque, la culture de la canne à sucre.
La France a donc tout intérêt à renouer avec la culture de l’efficacité en investissant prioritairement dans le vaste espace francophone, condition préalable à la mise en place d’une éventuelle francophonie économique.
L’émergence démographique et économique de cet espace est d’ailleurs à l’origine de la hausse importante du nombre d’apprenants du français à travers le monde (+43% en Asie-Pacifique entre 2009 et 2013,…), ouvrant ainsi de nouveaux débouchés à l’ensemble des pays francophones, dont la France. Raison de plus d’y investir bien davantage afin d’accompagner et d’amplifier cette évolution positive.