« En prison », 1949. Extrait de Intra Muros (2017)
Bien se pénétrer de cette vérité de base qu’il n’existe pas de liberté politique, qu’il n’y en a jamais eu, qu’il n’y en aura jamais et que ce qu’on appelle ainsi est une affabulation grossière, un mythe absurde et dégradant, tout juste bon pour camoufler aux yeux des débiles mentaux d’inévitables tyrannies.
La notion même d’organisation sociale – quelle qu’en soit l’étiquette : fasciste, démocratique, monarchiste, communiste – exclut l’hypothèse de la liberté. À moins d’opter pour l’anarchie (c’est une solution mais une solution totalement utopique, aussi utopique que l’Eldorado ou le jardin d’Éden), il faut bien se résigner à limiter les prérogatives de l’individu. Et c’est ici que commence l’imposture des libéraux. Ils concèdent que certaines restrictions sont nécessaires, mais qu’ils sauvegardent l’essentiel, qu’ils assurent, dans le cadre de l’État démocratique, le respect de la personne humaine avec autrement d’efficacité que les despotes. Or rien n’est plus contraire à ce qu’on peut constater partout, chaque jour.
L’homme moyen des démocraties n’influe ni plus ni moins que l’homme moyen des pays totalitaires sur les destinées de sa patrie. Il n’est ni plus ni moins consulté sur l’opportunité de faire la guerre ou la paix, de maintenir ou de dévaluer la monnaie, il ne décide ni plus ni moins le taux de la fiscalité ou les règlements de police. Et s’il s’avise de transgresser des lois qu’il n’a pas faites, s’il est objecteur de conscience, braconnier ou satyre, ou s’il s’avise, plus simplement – comme Maurice Bardèche – de se heurter par ses écrits au conformisme de la démocratie, il atterrit sur la paille humide des cachots aussi précipitamment, aussi sûrement que dans n’importe quelle dictature. À moins que l’hérétique ne soit mis à la raison par des moyens plus sournois mais non moins efficaces, à moins qu’on ne le plonge dans une zone de silence et qu’on ne l’affame.
Car la liberté – ou plus exactement le pourcentage de liberté concédé à chacun, puisque la liberté absolue est impossible – n’est pas une question de régime, mais une question de puissance individuelle.
L’homme est plus ou moins libre selon qu’il est situé plus ou moins haut dans la société à laquelle il appartient. Dans une démocratie capitaliste, c’est l’argent qui confère la puissance, dans une démocratie populaire, c’est la hiérarchie politique. Ici et là, c’est au sommet que l’on trouve le maximum de liberté, et la liberté décroît à mesure que l’on dégringole les gradins de la pyramide. Staline est extrêmement libre – pas tout à fait, bien sûr, mais plus que quiconque au monde. Les ploutocrates américains pourraient jouir eux aussi d’une énorme liberté, et s’ils n’en font qu’un usage absurde, s’ils la limitent de la façon la plus saugrenue, s’ils respectent tant de tabous que nul n’aurait le pouvoir de leur imposer, c’est uniquement par indigence d’esprit et ce n’est pas la société qui les contraint à ces limitations.
On distingue mal, par contre, en quoi une idéologie politique pourrait modifier la marge de liberté dévolue au terrassier, marge infime n’autorisant en dehors des servitudes permanentes du chantier que des choix dérisoires.
Pour l’essentiel, l’État (libéral ou despotique) y pourvoit et décide de ce que doit faire le terrassier, sans qu’il y ait pour ce terrassier aucun espoir qu’un changement de structures sociales lui apporte jamais le moindre accroissement de liberté. À son patron se substituera un commissaire, et s’il reste terrassier, il continuera à creuser des trous sans pouvoir faire les voyages dont il rêve (peut-être) ni posséder les femmes qu’il convoite (sûrement). Mais le terrassier est flatté qu’on lui dise qu’il est un libre citoyen d’un pays libre. Tandis qu’il s’offense si on lui explique qu’il n’a pas de droits du tout et qu’il serait moins misérable, en définitive, dans un pays soumis à de raisonnables disciplines, débarrassé, allégé des entraves absurdes de la fiction démocratique.
Entre les bienfaits matériels de l’efficience sociale et la mystification de la liberté, le terrassier choisit la mystification. Car certains mots exercent sur les âmes simples une fascination irrésistible, même s’il n’y a rien sous le clinquant de ces mots fascinants, rien sous la liberté, rien sous la fraternité, rien sous l’égalité. Peu importe. Ces mots suffisent à la satisfaction d’un besoin religieux : les vrais croyants n’ont besoin de rien d’autre que d’un vocabulaire adéquat.
L’I’NTELIGENCE avec l’ennemi ? On ne le leur fait pas dire.
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On savait depuis longtemps que la démocratie s’alimente exclusivement d’idées fausses. Mais jusqu’à ces dernières années, il était encore possible de demeurer en marge de l’imposture sans être acculé à l’héroïsme. La démocratie tolérait les hérétiques. Elle ne les jetait point dans les culs de basse-fosse. Elle ne parvenait pas non plus à les affamer complètement. On pouvait vivre – confortablement parfois – dans le refus affirmé des contrevérités officielles. Cette tolérance n’est plus de notre temps.
La Deuxième Guerre mondiale a durci la démocratie, elle lui a révélé les frissons enivrants du despotisme. Et s’il est encore concevable qu’un garçon épicier mûrisse dans le secret de son âme des pensées subversives, quiconque fait profession d’écrire ou de parler doit s’en tenir à une orthodoxie rigoureuse. Même – surtout, je crois – s’il se situe dans l’opposition. Les règles du jeu exigent en effet qu’il existe une opposition reconnue (et c’est là, d’ailleurs, le seul détail qui distingue dans leur comportement pratique les démocraties des régimes totalitaires) mais la démocratie d’aujourd’hui apporte tout son soin à ce que cette opposition s’amuse à des bricoles et n’aille point à l’essentiel, ne bouscule jamais, en tout cas, les tabous qui sont la chair de sa chair et quiconque se risquerait à exprimer une vérité interdite, à dire par exemple que les hommes ne sont pas égaux, que la notion de progrès est funambulesque (ou tout autre truisme de base) déclencherait aussitôt contre lui un mécanisme d’anéantissement infiniment plus subtil, incomparablement plus efficace aussi que les rigueurs toutes bêtes du despotisme avoué.
Aussi voit-on des gens à l’esprit agile, pénétrants, perspicaces, mais d’une intrépidité médiocre, s’adapter sans rechigner au conformisme des puissants, adopter leurs mythes, leur jargon, leurs mots de passe, un peu comme ces athées du Moyen Âge qui assuraient leur salut temporel en ne manquant point la messe. C’est une solution. Elle ne saurait satisfaire une âme fière. La paix que l’on achèterait en répétant avec les démocrates que deux et deux font six (ou en l’admettant tacitement) serait trop dégradante pour être envisagée. Et sans doute est-il vain de tenter d’endiguer un courant qui submerge tout.
Mais pour ceux d’entre nous que l’ennemi a omis de tuer…
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Bonus : quelques autres saillies du maître…
[…] les seuls hommes valables sont ceux qui risquent leur peau pour une cause (quelle qu’elle soit). Ainsi s’opère la véritable sélection. Les autres, ceux qui ne risquent jamais rien, les bourgeois, les prudents, les habiles ne sont qu’un misérable troupeau. Et même s’ils meurent vieux, ils meurent sans avoir vécu… (Lettre à sa femme et ses parents, en prison, janvier 1946)
Je viens de lire un roman « existentialiste » écrit par la propre femme de l’héroïque M. J.-P. Sartre (Simone de Beauvoir). Ou plutôt j’en ai lu 200 pages et je n’ai pu aller jusqu’à la 400 et dernière. Comment qu’ils sont ces messieurs-dames des Lettres de la Résistance ! Coucherai-je ? Ne coucherai-je pas ? Coucherai-je complètement ou un petit peu ? Ou sur les bords ? Ça ne te fait rien, surtout, ma chérie, que je couche avec ta petite copine ? Si ça te fait quelque chose, n’hésite pas à me le dire. Moi tu sais ça ne m’amuse pas. Mais la pauvre enfant ça l’aidera à se « réaliser ». Et si ça te permet de te « réaliser » tu peux, toi aussi, coucher avec elle. Car le tout est de se « réaliser ». Et pour se « réaliser », il faut coucher en long, en large et en travers, à pied, à cheval et en voiture, dans le métro et sur la tour Eiffel. Etc. Etc.
Un pays qui fusille Brasillach et qui met au pinacle une pareille littérature est assuré des plus glorieuses destinées. En somme tout va bien. Bien content de penser que les enfants grandiront loin de l’existentialisme et de ces fier-à-bras tondeurs de femmes. (en prison, le 13 juin 1946)
[…] il y a des individus qui ont une conscience aiguisée de leurs droits, qui vivent dans la terreur constante d’être lésés, qui sont perpétuellement à l’affût d’une occasion de se faire rendre justice. Je cherche en vain d’autres qualificatifs que celui d’« emmerdeurs » pour désigner ces sortes d’individus. On les retrouve dans toutes les collectivités humaines et il semble que ce soit tout spécialement à leur intention que des vicieux aient inventé la démocratie. Pour ma part, l’idée qu’un homme puisse avoir des droits quelconques m’apparaît comme le comble de la cocasserie. (en prison, 1947)
Dans leur immense majorité, les hommes sont d’une telle bassesse et d’une telle méchanceté qu’il est démentiel d’entreprendre leur rédemption (morale ou matérielle). Tout au plus, à l’extrême rigueur, si l’on est vraiment poussé par un irrésistible besoin d’apostolat, pourrait-on tenter de tenter de propager à l’usage d’un tout petit nombre d’initiés les valeurs aristocratiques qui portent en soi à cette récompense périlleuse mais délectable : se sentir quelque peu hissé au-dessus de l’abjecte condition humaine. (en prison, 1949)