Le « capitalisme du désastre » [1] et les récits de crise servent actuellement à manipuler l’opinion publique et à faire accepter une série de mesures douloureuses qui, sans cela, ne bénéficieraient pas d’un soutien politique suffisant.
Ces mesures sont promues par de puissants intérêts financiers espérant en tirer des gains atteignant des milliards de dollars. Ils cherchent à obtenir le contrôle total de l’alimentation et de la manière dont elle est produite. Leur vision fait partie d’un programme plus large visant à redéfinir la façon dont l’humanité vit, pense et agit.
Les manifestations d’agriculteurs néerlandais ont fait la une des journaux pendant une grande partie de l’année 2022. Les projets visant à réduire de moitié la production d’azote des Pays-Bas d’ici 2030 ont provoqué des manifestations massives. Le gouvernement leur oppose la sortie nécessaire de l’agriculture animale, citant l’impact de ses émissions sur le climat.
Cette « transition alimentaire » va souvent de pair avec la promotion de « l’agriculture de précision », du génie génétique, des aliments synthétiques fabriqués en laboratoire et de la réduction du nombre des agriculteurs et d’exploitations agricoles. Cette transition est présentée comme étant « (respectueuse du climat », conformément au récit relatif à « l’urgence climatique ».
Le militant Willem Engel affirme que le gouvernement néerlandais ne cherche pas à éliminer les agriculteurs pour des raisons environnementales, mais plutôt pour faire place à la « Tristate City », une mégalopole d’environ 45 millions d’habitants s’étendant jusqu’à l’Allemagne et la Belgique.
Engel soutient que la « crise de l’azote » est une manipulation visant à faire passer des mesures qui permettront de remodeler le paysage national. Il affirme que le principal émetteur d’azote aux Pays-Bas n’est pas l’agriculture mais l’industrie. Toutefois, les terres actuellement occupées par les exploitations agricoles revêtent une importance stratégique pour l’industrie et le logement.
Le concept du « Tristate City Network » repose sur une gigantesque agglomération urbaine « verte », unifiée, reliée par des technologies « intelligentes », et capable de rivaliser sur le plan économique avec les gigantesques métropoles asiatiques, notamment chinoises.
Le gouvernement néerlandais a récemment annoncé son intention de racheter jusqu’à 3 000 exploitations agricoles afin de se conformer aux objectifs controversés de réduction du ruissellement des engrais azotés synthétiques. La ministre néerlandaise Christianne van der Wal a déclaré que les agriculteurs se verraient offrir plus de 100 % de la valeur de leurs exploitations. Mais il est prévu d’imposer des rachats forcés en 2023 si les mesures volontaires échouent.
Ces événements aux Pays-Bas sont-ils la première étape d’une campagne visant à faire accepter aux populations les cultures génétiquement modifiées, les « aliments » fabriqués en laboratoire, et l’entassement de 90 % de l’humanité dans des mégapoles ?
Et est-ce une simple coïncidence si le site néerlandais RePlanet.nl a publié la vision écomoderniste du futur [2] ci-dessous ?
Il y est dit que d’ici 2100, il y aura dix milliards d’habitants sur la planète :
« Plus de 90 % d’entre eux vivront et travailleront en ville, contre 50 % en 2000. Autour de la ville se trouvent de grandes exploitations agricoles remplies de cultures génétiquement modifiées qui atteignent un rendement quatre fois plus élevé qu’au début du XXIe siècle. »
Il indique également que la nature s’étendra sur les territoires autour des terres agricoles, nature qui occupera alors la majeure partie de la surface de notre planète. Alors qu’en 2000, la moitié de la surface de la Terre était encore exploitée par les humains, en 2100 cette portion n’atteindra plus qu’un quart. Le reste aura été rendu à la nature, la biodiversité et les émissions de CO2 seront revenues aux niveaux pré-1850, et presque plus personne ne vivra dans l’extrême pauvreté.
Ainsi, il suffit de supprimer les agriculteurs de l’agriculture, de s’emparer de leurs terres pour les urbaniser et les réhabiliter, afin que nous vivions tous heureux grâce aux cultures génétiquement modifiées et aux aliments synthétiques créés dans des cuves géantes. Dans ce monde technocratique imaginaire, personne n’est pauvre et tout le monde mange à sa faim.
Ce futur technocratique ne se contente pas de préserver la mainmise des conglomérats alimentaires actuels, mais la renforce, la politique se réduisant à des ajustements de paramètres afin d’optimiser les profits générés par le système.
Dans cet avenir, les plateformes numériques contrôleront tout jusqu’aux rouages de l’économie. Les plateformes de commerce électronique y seront définitivement intégrées, l’intelligence artificielle (IA) et les algorithmes planifieront et détermineront la nature et la forme de la production ainsi que la distribution.
Nous serons réduits à une quasi-servitude, alors qu’une poignée de méga-groupes numériques contrôlera tout. Des multinationales comme Bayer, Corteva, Syngenta ou Cargill travailleront avec Microsoft, Google et les géants de la technologie pour permettre l’existence de fermes sans agriculteurs pilotées par IA. La grande distribution sera numérisée par le biais d’Amazon et Walmart. Un cartel articulant bases de données, fournisseurs exclusifs et réseaux de distribution dominera l’économie, colportant ses (faux) aliments, industriels et toxiques.
Et qu’en sera-t-il des représentants élus (s’ils existent encore dans cette vision dystopique) ? Leur rôle se limitera à celui de superviseur technocratique de ces plateformes.
C’est là que veut nous emmener la classe dominante – un groupement hégémonique d’intérêts imbriqués, depuis la fondation Gates, le Big Tech (agricole), Big Finance (numérique) et Big Pharma, jusqu’aux « défenseurs de l’environnement » qui colportent cette vision, comme par exemple le journaliste George Monbiot.
Ils vous diront que c’est pour votre bien, pour éradiquer la faim et la famine, pour protéger la faune et la flore, pour « sauver la planète », pour prévenir les pandémies zoonotiques ou tout autre scénario catastrophe.
Le système agro-alimentaire actuel est certes en crise. Mais beaucoup des problèmes rencontrés ont été créés par les mêmes intérêts privés qui sont derrière le projet décrit ci-dessus. Ceux-là mêmes qui sont responsables des politiques alimentaires intrinsèquement injustes, administrées pour leur compte par la Banque mondiale, l’OMC et le FMI.
Ce sont ces multinationales qui sont responsables de la dégradation des sols, du déversement d’engrais synthétiques dans les cours d’eau, du déplacement forcé des populations rurales et de l’appropriation de leurs terres, de leur fuite vers les villes surpeuplées, de la prolétarisation (anciens producteurs indépendants réduits au travail salarié ou au chômage), de la dépopulation massive des oiseaux et des insectes, de la perte de diversité dans notre alimentation, de l’aggravation des crises de santé publique résultant de l’agriculture intensive à base de produits chimiques, etc.
Et pourtant, malgré les problèmes massifs causés par l’industrie agro-alimentaire, il est une vérité qui dérange : c’est l’agriculture paysanne (à faible consommation d’intrants et d’énergie) – et non l’agriculture industrielle – qui nourrit encore la majeure partie du monde [3], et c’est l’agriculture industrielle qui nécessite d’énormes quantités de subventions et de ressources.
Les promoteurs de la vision écomoderniste exploitent des préoccupations environnementales légitimes pour faire passer un programme. Mais sur quelles bases construire une écologie authentique ?
Pas par la corruption de la démocratie (voir l’article « Comment les grandes entreprises contrôlent notre alimentation » [4]) ni la coercition des États dans le but de faire approuver la mise sur le marché de cultures et d’aliments GM [génétiquement modifiés] (voir l’article « WikiLeaks : les États-Unis ciblent l’UE dans le dossier des cultures GM » [5]) !
Pas par « l’agriculture de précision », dans laquelle l’édition de gènes et autres techniques du même type peuvent se résumer, pour reprendre les termes de George Church, professeur à Harvard, à un « vandalisme du génome à coups de hache » [6] !
Et sûrement pas à coup de cultures génétiquement modifiées – qui n’ont pas tenu leurs promesses [7] – ou de transformation de plantes gorgées de produits chimiques en « nourriture » dans des cuves à haute consommation d’énergie !
Pas non plus à coup de prêts octroyés par la Banque mondiale ou le FMI pour imposer la dépendance, déplacer les populations, les entasser dans des tours à forte densité, et priver l’humanité de son lien inhérent avec la terre (voir l’article « La loi sur les produits agricoles de Modi a été rédigée il y a trente ans » [8]) !
Nombre des problèmes mentionnés ci-dessus pourraient être résolus sur le long terme en donnant la priorité à la souveraineté alimentaire et semencière, aux productions et aux économies locales et à l’agroécologie. Mais cela n’intéresse pas Bayer, Microsoft, Cargill et leurs acolytes, car rien de tout cela ne correspond à leur modèle économique. En fait, cela représente pour eux une menace existentielle.
Plutôt que de forcer les agriculteurs à abandonner l’agriculture, le gouvernement néerlandais pourrait les encourager à cultiver différemment.
Mais cela nécessiterait un état d’esprit très différent de celui qui fait passer les agriculteurs et l’agriculture pour le problème, et qui défend une vision techno-utopique du futur.
Le véritable problème est ce système mondialisé de production alimentaire industrialisée à haut niveau d’intrants, dépendant des produits chimiques et des multinationales et soutenu par des intérêts géopolitiques.
Hans Herren, lauréat du Prix mondial de l’alimentation (World Food Prize), déclare :
« Nous devons écarter les groupes d’intérêts qui bloquent la transformation avec des arguments sans fondement du type "le monde a besoin de plus de nourriture" pour concevoir et mettre en œuvre des politiques tournées vers l’avenir... Nous disposons de toutes les bases scientifiques et pratiques nécessaires pour démontrer le bien-fondé d’une approche agroécologique de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. »
Ces politiques faciliteraient la mise en place de systèmes alimentaires localisés et démocratiques et d’un concept de souveraineté alimentaire fondé sur l’autosuffisance optimale, les principes agroécologiques, le droit à une alimentation culturellement adaptée, et la propriété et la gestion locales (partagées) des ressources communes, notamment de la terre, de l’eau, du sol et des semences.
Car c’est là que commence l’écologie authentique : lorsqu’on parle d’alimentation et d’agriculture.
(Colin Todhunter est expert en développement, alimentation et agriculture et chercheur associé au Centre de recherche sur la mondialisation à Montréal. Son mini e-book en anglais, Food, Dependency and Dispossession : Cultivating Resistance, est disponible gratuitement [9].)