« L’antisémitisme est pourtant partout dans notre affaire. Il ne concerne pas que le volet Hyper Cacher. Michel Catalano, l’imprimeur courageux, vous l’a rappelé : la première question que lui ont posée les frères Kouachi, c’est de savoir s’il était juif. Et, en pleurant, il vous a confié que, s’il avait répondu par l’affirmative, il serait mort. On tue des journalistes, on tue des policiers, on tue des juifs… mais les assassinats de juifs sont devenus tellement – pardon du mot – « rituels » que ce sont les seuls que l’on n’interroge plus. Entre l’attentat de la rue Copernic et celui de l’Hyper Cacher, les juifs ont été la cible la plus constante et la plus éprouvée du terrorisme en France, sans aucune prise de conscience. Les Français juifs se sont trouvés dans le point de mire de deux lignes de fracture : l’obsession criminelle de ceux qui veulent les tuer et l’indifférence des autres. »
Patrick Klugman a été l’avocat de certaines parties civiles dans le procès des attentats de janvier 2015. Une partie de sa plaidoirie a été reprise par Le Point. On comprend, au cours de cet article interminable, que l’explication des attentats de 2015 est à chercher dans l’antisémitisme historique des Français, ou dans l’histoire de l’antisémitisme français.
Klugman accuse en outre le peuple français d’être indifférent aux victimes juives lors des attentats, séparant de fait la communauté juive de la communauté non juive, brisant la communauté nationale en deux blocs bien distincts : les juifs, et les autres. Ce séparatisme ne l’empêche pas d’en appeler à l’unité du peuple français en cas de crimes antijuifs :
« Il a fallu attendre le 11 janvier 2015 pour qu’enfin un pays se lève, et proclame aux yeux du monde que, lorsque l’on vise des policiers parce qu’ils nous protègent, des journalistes parce qu’ils écrivent ou dessinent ou des juifs… parce qu’ils sont juifs, on porte atteinte de manière directe, indistincte et indivisible aux intérêts fondamentaux de la nation. Mais le 11 janvier 2015, c’était trop tard. »
En outre, c’est cette indifférence qui rendrait « possible » les attentats suivants.
Alors pourquoi, dans ce procès, le peuple français n’a-t-il pas été accusé de complicité de crimes terroristes, comme on a pu l’accuser de complicité – plus ou moins passive – de crimes contre l’humanité à d’autres époques ? On ressent parfaitement cette condamnation en filigrane de la plaidoirie.
Mais peut-être faut-il chercher l’explication de cette prétendue indifférence dans l’ignominie de l’accusation permanente d’antisémitisme...
C’est curieux, la mémoire. Il y a des dates, des lieux, des visages que l’on n’oublie jamais. C’est une chose, d’apprendre, de réfléchir, mais c’en est une autre de voir, de sentir… Comme tout le monde, j’ai toujours entendu parler de terrorisme. J’ai connu, j’ai plaidé avant celui-ci des dossiers dits terroristes. Mais depuis le 7 janvier 2015, pour moi, le terrorisme, c’est un sanglot. Des larmes déchirantes. Pas des larmes d’un enfant. Celles d’un homme. D’un médecin. D’un témoin. Patrick Pelloux qui venait de voir l’horreur. Ses amis assassinés.
Le 7 janvier 2015, quelques minutes après les faits, je me suis trouvé aux abords de la rue Nicolas-Appert. Un endroit gagné par la désolation et le silence… On n’imagine pas ce silence après le chaos. Je me souviens distinctement de chaque visage gagné par l’effroi et la crainte de savoir si tel proche était ou pas touché ou mort.
Je me souviens aussi de Richard Malka ce jour-là. Personne ne pouvait se douter que la terreur se poursuivrait le lendemain et le jour suivant. Et je me doutais encore moins que j’allais accompagner ceux qui n’étaient pas encore les victimes de l’Hyper Cacher jusqu’à votre audience.
Plus de 5 ans plus tard, les circonstances indépendantes de notre volonté, le bouleversement de votre calendrier ont voulu, comme une boucle qui se referme, que nous finissions ensemble les plaidoiries des parties civiles… Que ma voix devancerait la sienne pour que s’achèvent enfin par un verdict ces froides journées de janvier qui ont fait basculer notre pays dans la tristesse et la peur.
Avant d’en venir à mes clients, ceux dont on dit qu’ils auraient « survécu » à l’Hyper Cacher, je veux commencer par mettre mes pas et mes mots dans ceux de mes confrères par qui ont ouvert les plaidoiries des parties civiles (Mes Hazan, Serre et Josserand-Schmidt) et témoigner de la solidarité, l’indivisibilité, de la fraternité de ceux qui ont été touchés, tués, blessés, menacés, asservis, humiliés, séquestrés au cours de ces trois journées qui ont fait basculer la France dans la terreur et la tristesse ; qu’il s’agisse des personnes tuées ou blessées à Charlie Hebdo, des représentants des forces de l’ordre ou des personnes de confession juive.
Les victimes ont été présentes à chaque étape de la procédure avec parfois le sentiment de gêner. Mais elles sont là. Du moins celles qui le peuvent, qui n’ont pas été découragées par le temps, par l’épreuve, par l’usure. Elles sont là pour être entendues. Dans leurs doutes. Et leurs questions.
« D’où vient la terreur qui s’est abattue sur nous ? »
La première des questions qui vient avant même de s’interroger sur qui, c’est « comment ? ». Comment les faits des 7, 8, 9 janvier 2015 ont-ils été rendus possibles ? Et, si j’ai expliqué qu’ils se sont poursuivis jusqu’à cette heure, sans interruption véritable, on ne fera pas l’économie de s’interroger en premier lieu sur d’où vient la terreur qui s’est abattue sur nous ?
Je déclare à la cour que les faits dont elle est saisie ont commencé bien avant les 7, 8 et 9 janvier 2015. Au nom du djihad, on avait déjà attenté à Charlie Hebdo avant 2015. On avait déjà tué des représentants des forces de l’ordre avant 2015. On avait déjà tué des juifs avant 2015. Les faits dont vous êtes saisis commencent aussi dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011 par un jet de cocktails Molotov qui vont ravager les locaux de Charlie Hebdo, sans, cette fois, faire de victimes… Les faits dont vous êtes saisis commencent aussi le 6 septembre 2012, six mois jour pour jour après la tuerie perpétrée par Mohammed Merah, quand une grenade explosive était jetée dans une épicerie cacher à Sarcelles, sans, cette fois, faire de victimes. De cette attaque, comme du procès qui a eu lieu devant la cour d’assises spéciale de cette juridiction et la condamnation qui a eu lieu en 2017, qui se souvient ? Personne.
« Le silence après chaque attaque a rendu les suivantes possibles »
La première digue qui est tombée, c’est l’indignation. Puis le terrible oubli. Le silence après chaque attaque a rendu les suivantes possibles. Certes, personne, hormis ceux qui ont encouragé, revendiqué ou sponsorisé ces attentats, ne s’en est félicité. Mais la triste réalité, c’est que personne ne les a trouvés scandaleux. Depuis trop longtemps, ceux qui ont été visés parce qu’ils étaient juifs ont subi un mépris terrible. Ce mépris précède de loin les attentats de janvier 2015 et même leurs prémices que je viens d’évoquer.
Le 3 octobre 1980, une bombe explose devant la synagogue de la rue Copernic. Le Premier ministre Raymond Barre se rend sur les lieux et déclare, je le cite : « Cet attentat odieux voulait frapper des israélites qui se rendaient à la synagogue et a visé des Français innocents. » Raymond Barre exprime mieux que n’importe quelle faction terroriste que les juifs sont retirés de la communauté nationale surtout et alors qu’ils sont visés par un attentat. Il ajoute que les juifs sont responsables même lorsqu’ils sont victimes et responsables de tout, même d’être des victimes ! La doctrine Barre aura coûté un grand nombre de vies parmi les Français de confession juive depuis le 3 octobre 1980… Raymond Barre n’est plus. Mais, en dépit des dénonciations de circonstance et des condamnations convenues, on peut se demander dans quelle mesure sa pensée ne lui aurait pas survécu.
Depuis le 1er novembre 2011, depuis les 11, 15 et 19 mars 2012, les journalistes de Charlie Hebdo, les représentants des forces de l’ordre et les Français juifs étaient en fait des cibles esseulées, des gibiers de potence pour des fous d’Allah déterminés à tuer. Le lien premier qui unit les actes des 7, 8 et 9 janvier 2015, en dépit des lieux, des cibles, des auteurs des revendications qui sont différentes, c’est incontestablement la rencontre funeste de longues solitudes exposées à la vindicte des assassins. Il a fallu attendre le 11 janvier 2015 pour qu’enfin un pays se lève, et proclame aux yeux du monde que, lorsque l’on vise des policiers parce qu’ils nous protègent, des journalistes parce qu’ils écrivent ou dessinent ou des juifs… parce qu’ils sont juifs, on porte atteinte de manière directe, indistincte et indivisible aux intérêts fondamentaux de la nation. Mais le 11 janvier 2015, c’était trop tard.
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