À une époque profondément désacralisée, Pier Paolo Pasolini relit le mythe comme utopie politique et synthèse entre culture archaïque et culture moderne. À partir du milieu des années 1960, le réalisateur tourne son regard vers la culture arabe, non seulement parce qu’elle représente un monde incorruptible, épargné par les mécanismes de la modernisation, mais aussi parce qu’elle constitue une sorte d’Autre absolu, un bastion éthique et esthétique des opprimés autour de la Méditerranée.
Comme l’Arabe dans L’Étranger d’Albert Camus, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) fut lâchement assassiné sur une plage de la Méditerranée. Le natif de Bologne venait alors d’achever le tournage de Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 journées de Sodome) et envisageait de s’installer définitivement au Maroc. Préoccupé par l’achèvement de Pétrole, roman qu’on soupçonne d’être la cause de son assassinat, Pasolini se dirigea vers des horizons mentaux, poétiques et politiques qui l’éloignèrent totalement du monde romano-chrétien et d’une Europe qui, selon lui, avait perdu le sens du sacré. Sa rupture devint également totale avec les idéologies établies et émergentes (communisme, féminisme, mouvement de Mai 68, etc.), et le modèle de l’intellectuel progressiste, qui selon lui « accepte la démocratie sociale que lui impose le pouvoir » uniquement pour exploiter les gens du peuple dans le but de mettre en place de nouveaux fascismes totalitaires se basant sur une société de consommation et de divertissement.
Ainsi, en écartant le progressisme de gauche et le développement de droite, Pasolini voulait se rattacher à un autre horizon civilisationnel dans lequel il trouvait le salut du monde moderne. Après la défaite arabe de juin 1967 face à Israël, il écrit :
« Je jure par le Coran que j’aime les Arabes presque autant que ma mère. Je négocie actuellement l’achat d’une maison au Maroc et j’envisage d’aller vivre dans ce pays. Peut-être qu’aucun de mes amis communistes ne commettrait un pareil acte à cause d’une détestation ancienne, enracinée et inavouée à l’encontre des prolétaires opprimés et des pauvres… »
Le pacte que Pasolini conclut avec les Arabes, en jurant sur leur livre sacré, peut être compris comme une sorte de nostalgie à son enfance misérable dans laquelle l’image de la langue maternelle est fortement présente. On lit dans un recueil de poèmes publié en dialecte frioulan (sa langue maternelle) en 1954 un poème intitulé « L’Alliance coranique » :
[...] À seize ans
J’avais un cœur rugueux et inquiet
des yeux comme des roses incandescentes
et des cheveux comme ceux de ma mère […]
Pourquoi le turbulent garçon chercha-t-il refuge auprès des ennemis de Dante en les préférant aux Grecs ? Comment fit-il de son œuvre cinématographique une allusion archéologique et onirique dans les contrées arabes ? Et que cherchait-il ainsi nu lors de ce pèlerinage tragique qui le conduisit à la mort ?
Les Ioniens et les Grecs
Contrairement à ce que suggèrent certaines études post-coloniales, Pasolini n’aborda pas les contes et les spécificités arabes uniquement parce qu’il s’agissait d’un domaine vierge, épargné par les outils de la modernisation et des stratégies néolibérales, mais parce que ce monde constituait pour lui l’autre absolu, une forteresse éthique et esthétique exceptionnelle des opprimés du pourtour de la Méditerranée. C’est ainsi que Pasolini distingua entre les Ioniens et les Grecs, tout comme les Arabes l’avaient fait avant lui, et manifesta son penchant pour le mythe arabe. Il déclare dans une interview radiophonique :
« Je ne me suis pas intéressé à la mythologie grecque parce qu’elle était devenue d’une certaine façon celle d’une classe, et je ne parle pas ici de l’époque de Sophocle […] Quant à la mythologie arabe, elle est restée populaire sans devenir l’expression culturelle d’une quelconque classe dominante. En guise d’exemple, on ne trouverait pas un Jean Racine arabe… »
Cette déclaration est une critique évidente de ce qu’il qualifie comme la mainmise d’une classe sur un patrimoine commun. Les mythes arabes sont restés oralement diffusés auprès du grand public, contrairement à la mythologie grecque, monopolisée par la bourgeoisie occidentale qui l’enferma dans les académies, les opéras, les théâtres et les romans.
Pasolini réduisit la distance entre les mondes antique et moderne à travers le cinéma comme une sorte de « traduction par l’image », une sous-traduction des corps, des sentiments et des conflits, éparpillant les lieux et les temps, manipulant les cartes du nord méditerranéen et du sud. Ainsi il tourna Jérusalem à Matera, Athènes à Ouarzazate, la Thessalie à Alep, Florence à Sanaa… Entre 1963 et 1969, au sein de ce que nous appelons ici la trilogie tragique arabo-grecque, Pasolini voyagea d’abord en Palestine et en Jordanie à la recherche de décors pour tourner L’Évangile selon Saint Matthieu (1964), sans trouver ce qu’il cherchait. Les colonies sionistes avaient couvert la mémoire du Christ et entamé l’effacement des traces de sainteté et de la pauvreté du temps du Nouveau Testament.
Des années plus tard, Pasolini partit pour le Maroc pour réaliser son film Œdipe Roi (1967). Dans une interview avec Alberto Arbasino, il déclare :
« Le tournage d’Œdipe a eu lieu au fin fond du Maroc, un pays doté d’une architecture millénaire et ravissante, sans lampadaires et donc sans tous les tracas du tournage de L’Évangile selon Saint Matthieu en Italie. Bien sûr, tout cela avec des roses et une nature verte et merveilleuse, et les amazighs ont le teint presque blanc, mais ils sont “des extra-terrestres”, anciens, comme c’est le cas du mythe d’Œdipe chez les Grecs… »
Selon Pasolini, l’ancrage des mythes anciens n’est plus possible dans le paysage contemporain de l’Occident dont la splendeur du passé ne s’accorde pas avec le nouveau visage de l’Occident capitaliste, pas dans la langue de ses peuples imprégnés de mode, ni dans sa pâle métropole de béton. Même son rapport au cinéma est devenu celui du spectacle, pas un moteur culturel révolutionnaire pour les peuples.
Dans le film Médée (1969), Maria Callas, la célèbre cantatrice d’Opéra apparaît dans le rôle de la magicienne grecque et se venge de son mari infidèle en tuant leur propre progéniture. En demandant à Callas de jouer ce rôle, le geste de Pasolini est loin d’être innocent et gratuit. Il dépouilla la star gréco-américaine évoluant dans les milieux bourgeois de la modernité et la revêtit des attraits du désert : élégante et stricte en robes brodées, parfois simples et parfois sublimes, comme si elle était la reine de Saba, itinérant dans la section hellénistique de la citadelle d’Alep. En 1971, Pasolini travailla sur le livre Le Décaméron de Giovanni Boccace, et envisagea à nouveau de le tourner loin de l’Europe, entre le Yémen et Naples. Pasolini dit :
« Lorsque j’étais en train de tourner des scènes du Décaméron au Yémen, l’idée des Mille et une nuits m’est venue, une idée complètement abstraite […] Au Yémen, on sent un souffle très profond de fantaisie vous venir de cet urbanisme étonnant […] Une fois rentré, je me suis mis à lire très attentivement Les Mille et une nuits. Ce qui m’a le plus attiré dans ma lecture, c’était la complexité des contes, leur imbrication les uns dans les autres, la capacité infinie de narration, raconter pour raconter, et s’arrêter à chaque fois sur un détail surprenant et l’atteinte du paroxysme de l’envie de raconter, et puis l’absence d’une fin quelconque… »
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