Le combat est inégal. La soixantaine de chalutiers ne fait pas le poids face à l’Aeolius, mastodonte de 140 mètres de long chargé de forer les fonds marins. D’ici à 2023, 62 éoliennes devraient produire, selon l’opérateur, de l’énergie pour 835 000 habitants. Un projet défendu par les gouvernements successifs depuis 2011, mais qui suscite la fronde des pêcheurs et des associations écologistes. Car le bénéfice environnemental est très incertain et les premières pollutions, elles, bien réelles.
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« On ne veut pas de leurs chèques, dit Jonathan. Avec l’argent sale de la mafia espagnole, ils détruisent notre baie. Nous, on veut travailler ! » Alain Coudray lui donne raison : « Mon intérêt, c’est que mes gars puissent continuer leur métier. » Combien sont-ils à vivre de cette activité ? Quelque 600 marins pour 220 chalutiers, auxquels il faut ajouter le personnel de criée, du mareyage et des poissonneries, au moins 2 000 emplois pour une pêche exemplaire qui a appris à se réguler elle-même : quarante-cinq minutes autorisées par bateau, deux fois par semaine, d’octobre à avril pour la saint-jacques. Ils ne pèsent pas lourd face aux enjeux financiers : 2,5 milliards de bénéfices prévus pour Iberdrola en vingt ans d’exploitation.
Mercredi dernier, ils ont eu la surprise de recevoir un soutien inattendu : l’ONG Sea Shepherd, connue pour défendre les baleines et souvent opposée aux pêcheurs. Elle est pourtant venue au secours des insurgés avec ses drapeaux pirates à tête de mort, ses plongeurs aguerris. Cette nouvelle campagne est baptisée « Vents de la colère ». « On peut parler d’écocide du milieu », affirme Lamya Essemlali, présidente de l’antenne française.
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Même le cabinet d’études mandaté par Iberdrola reconnaît que la survie du pingouin torda et des guillemots de Troïl n’est plus assurée. « On fout en l’air un siècle de préservation du littoral, continue Lamya Essemlali. C’est un scandale que les grosses ONG, comme le WWF ou Greenpeace, soutiennent l’éolien ou ne disent rien. La vie marine est notre meilleure alliée dans la lutte contre le changement climatique. » La baie n’abrite pas seulement les précieux gisements de saint-jacques, praires, homards, poissons nobles, coraux et gorgones de mer, mais la plus grande population de dauphins résidents d’Europe. Elle se classe dans les deux premières zones de nidification d’oiseaux marins de métropole, comme le macareux moine ou le puffin des Baléares, menacé d’extinction. Autant d’espèces qui affrontent désormais le fracas du chantier, les eaux troublées, les courants modifiés et, bientôt, un champ magnétique généré par la puissance électrique, les vibrations provoquées jusque sous l’eau par le mouvement des pales. Autant de barrières, voire de pièges.
En Europe, la moyenne d’installation des éoliennes marines est à 41 kilomètres de la côte. Il l’est à 16, cette fois. Le projet est pharaonique. Une concession grande comme Paris, avec 62 éoliennes aussi hautes que la tour Montparnasse (207 mètres). Reposant sur une « fondation Jacket », un trépied nécessitant le forage de trois piliers, chacune est reliée à la centrale intermédiaire, en pleine mer, par une centaine de kilomètres de câbles enfouis dans des tranchées. Deux gros câbles d’une puissance de 225 000 volts transporteront enfin l’énergie à terre, jusqu’au réseau. L’« atterrage » a commencé sur la grande plage de sable de Caroual, à Erquy. Au cœur de la baie, une vaste zone d’exclusion de la navigation a été délimitée. « Ils transforment les fonds marins en champs de patates, se désole Grégory Le Droumaguet, biologiste chargé d’études au comité des pêches. Ils ont déjà déplacé 450 rochers de plus d’un mètre de haut : il faudra de cinq à dix ans pour y espérer un retour des espèces. »
Le parc de Saint-Brieuc n’est qu’une première étape. Six autres projets sont en cours sur le littoral français : Courseulles-sur-Mer, Fécamp, Saint-Nazaire, Dieppe-Le Tréport, Yeu-Noirmoutier et Dunkerque. Et d’autres appels d’offres sont lancés : l’énergie offshore (éolien, énergies marémotrice, houlomotrice) devra, d’ici à 2028, représenter 32 % de l’électricité renouvelable du pays. On pourrait donc, à terme, compter 130 parcs éoliens long de nos côtes, pour des impacts qu’aucune étude n’a encore mesurés. Devant l’urgence, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), rattaché au ministère de la Transition écologique, s’est autosaisi. Dans son rapport du 6 juillet, il réclame un moratoire et préconise de privilégier l’offshore flottant. « En 2012, quand ça a été signé, j’étais une pro-éolienne inconditionnelle, assure Katherine Poujol, présidente de l’association environnementale locale Gardez les caps. On pensait que c’était vertueux ; on ne connaissait pas, non plus, Iberdrola et ses méthodes. Ils nous ont pris pour des crétins. » « Au début, on n’était pas contre le projet, se remémore Alain Coudray. Les discussions avec Ailes marines-Iberdrola ne se passaient pas trop mal. » Puis il dénonce l’impréparation technique du chantier sur la zone. Selon lui, on n’a pas voulu consulter les acteurs locaux qui, eux, connaissent justement chaque caillou.
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Si encore l’énergie produite par ces moulins à vent était aussi vertueuse qu’annoncé… Censée réduire les émissions de CO2, elle pollue, comme toute activité industrielle, et émet un bilan carbone. Matériaux importés d’Asie par cargo, assemblage sur des sites français et espagnols, terres rares (1,3 tonne par turbine), bétonnage massif, entretien, maintenance – notamment le nettoyage des pales et des mâts avec des fongicides déposés par hélicoptère –, alimentation en électricité même quand les éoliennes ne tournent pas (soit 75 % du temps)… On estime qu’il faudra vingt années d’exploitation, soit le temps de vie d’une éolienne, pour, en matière d’émissions de CO2, compenser la mise en œuvre et le démantèlement ! Sans parler de la nécessité, pour garantir la sécurité énergétique, de construire la centrale au gaz de Landivisiau (Finistère).
Jamais Erquy n’a autant mérité son titre de village d’Astérix. On y résiste à un nouvel empire, et surtout à une étrange drogue : elle fait voir du bonheur écologique où il n’y a que ravages et destructions.