Le discours de Poutine du 1er mars est d’ores et déjà un classique, un évènement fondamental de la période. Après un premier examen, nous en abordons un autre aspect au travers de l’excellent texte de l’expert Gilbert Doctorow dont nous reproduisons une adaptation en fin de cette analyse. Dans son Tourbillon crisique-44 d’hier, PhG annonçait la couleur en citant ce paragraphe du texte de Doctorow :
« À sa manière, écrit Doctorow, ce discours était aussi important, peut-être plus important que le discours de Poutine à la conférence de Munich sur la Sécurité en février 2007, dans lequel il exposait longuement les griefs de la Russie à l’encontre de l’hégémonie mondiale des États-Unis établie dans les années 1990 aux dépens des intérêts nationaux russes. Ce discours (de 2007) avait marqué un tournant dans les relations américano-russes, nous conduisant à la confrontation extrême d’aujourd’hui. Le discours de jeudi ne suggère pas le début d’une nouvelle course aux armements, mais sa conclusion avec la victoire russe et la défaite américaine. »
« Je ne vois rien venir »...
Cet « autre aspect » du discours de Poutine que nous abordons ici, et que Doctorow aborde dans ce texte, est une question qui s’impose à l’esprit, une fois dissipée le premier choc devant le contenu du discours : comment l’IC américaniste (l’Intelligence Community), et plus précisément la CIA, tout cela chargé jusqu’à la gueule de palanquées de centaines de $milliards, n’ont-elles rien vu venir ? Car enfin, il s’agit de la plus énorme, de la plus pharamineuse catastrophe de point de vue du renseignement stratégique de toute l’histoire du renseignement en général.
Il ne s’agit pas d’un événement, d’un programme, d’une politique, d’un projet d’attaque, d’un fait conjoncturel que l’IC aurait raté, – ce qui arrive sans qu’il faille trop s’en émouvoir, puisque Errare CIA Est, – mais bien d’une tendance stratégique générale de rupture s’étendant sur de nombreuses années à venir, développée par le principal concurrent géopolitique des USA, et la seule puissance stratégique nucléaire avec les USA.
La fausse analogie du « missile gap »
La catastrophe de l’aveuglement de l’IC porte sur divers programmes développés dans le même sens, à l’aide de technologies novatrices mais nullement inconnues, qui forment une rupture stratégique, qui n’étaient nullement tout à fait secrets, à propos desquels, certainement à propos de la plupart d’entre eux, des bribes d’information, ou des informations complètes ont été régulièrement publiées y compris en sources ouvertes sinon « très ouvertes ». Voici le passage où Doctorow s’exclame, absolument stupéfait du constat qui lui vient sous la plume :
« Cependant, plus important encore, les implications de l’intervention de Vladimir Poutine hier nous disent que les agences de renseignement américaines ont paisiblement sommeillé durant les 14 dernières années sinon plus. C’est un scandale national pour le pays de perdre une course aux armements dont il n’était même pas conscient. Des têtes devraient rouler, et le processus devrait commencer par des audiences appropriées au Congrès. Pour des raisons qui ressortiront plus clairement de ce qui suit, l’un des premiers témoins appelés à témoigner devrait être l’ancien vice-président Dick Cheney et l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.
Dans le passé, une telle révélation d’un si vaste écart de sécurité avec le principal concurrent géopolitique et militaire du pays conduirait à des récriminations politiques furieuses et à des accusations très graves. Ce qui s’est passé hier [jeudi 1er mars] est beaucoup plus grave que le "missile gap" de la fin des années 1950 qui a amené Jack Kennedy à la Maison Blanche après une campagne tentant de redonner de la vigueur à la culture politique US pour la réveiller des somnolentes années Eisenhower avec leur complaisance pour les questions de sécurité et bien d’autres. »
Doctorow fait la comparaison de renvoyer cette catastrophe du renseignement à celle qui fut faite en 1956-1960 à propos du missile gap. Pour le coup, cette comparaison nous paraît complètement inappropriée : tout comme le bomber gap qui l’avait immédiatement précédé, le missile gap qui définissait la révélation d’un avantage catastrophique pris par l’URSS sur les USA s’avéra rapidement être un montage de relations publiques d’un groupe politico-militaire belliciste, et notamment une attaque de l’USAF avec le général LeMay contre les évaluations de la CIA. En réalité et au contraire, les USA avaient, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, une forte marge de supériorité sur l’URSS en matière d’armes nucléaires stratégiques.
L’analogie invertie du Team B
S’il faut tenter de trouver un équivalent, ce sera certainement celui de la crise dite du « Team B » des années 1975-1977, lorsque la CIA fut accusée de sous-évaluer d’une façon considérable les dépenses militaires soviétiques pour favoriser la « détente » et le rapprochement avec l’URSS, et donc d’ignorer ce que les « faucons » d’alors jugeaient être une poussée soviétique vers la supériorité stratégique. L’on trouvait dans ces « faucons » la filiation des futurs néocons avec le sénateur Henry Scoop Jackson et quelques-unes des futures vedettes du mouvement comme Richard Perle.
Ce qui est remarquable dans cette analogie et pour la justifier, c’est que les « faucons-neocons » d’aujourd’hui, – c’est-à-dire, à peu près tout l’establishment washingtoniens, y compris la CIA et l’IC bien entendu, – se trouvent dans la position maximaliste antirusse qu’on connaît (position des « faucons » d’alors contre la CIA de 1975-1977 accusée d’être « détentiste » et donc « favorable » à l’URSS). Ce qui rend la crise actuelle complètement inédite par son aspect inverti, par rapport à 1975-1977 notamment, c’est que cet antirussisme maximaliste est accompagné, comme l’observe Doctorow et comme nous le savons tous, d’une complète ignorance et d’un déni furieux des capacités et des progrès de la Russie, par mépris de la Russie et par le fait d’un hybris et d’une arrogance américanistes sans précédent. Il n’y a pas complaisance et volonté d’arrangement (éventuellement de la CIA) avec l’URSS comme l’affirmaient en 1975-1977 les adversaires de la détente, mais au contraire par l’aveuglement d’une psychologie en état de crise paroxystique, une agressivité sinon une volonté de destruction de la Russie, y compris de la part de la CIA ; et cela d’une façon si complétement méprisante pour cette Russie jugée plus que jamais comme un « État failli » qu’il est affirmé impensable que ce pays puisse arriver au niveau stratégique des USA, et même les dépasser de plus en plus largement comme c’est en train d’être le cas.
Promenade de surprise en surprise
Ce qu’expose Doctorow n’est pas une crise d’une mauvaise évaluation des capacités, c’est une crise psychologique empêchant tout jugement technique objectif, éventuellement rationnel à partir d’une raison qui ne serait pas subvertie, d’évaluation des capacités. En quelque sorte, – l’inversion est complète, – c’est la haine extraordinaire de la Russie, donc le négationnisme total de ses capacités, qui conduit à considérer la Russie comme infiniment moins puissante et moins capable qu’elle n’est. Toutes les démonstrations du contraire ne servent à rien contre cette psychologie en crise paroxystique qui ne cesse d’aller de surprise en surprise lorsqu’il s’agit des capacités militaires russes, tant tactiques que stratégiques...
« De plus, l’annonce jeudi du déploiement en marche et sur le point de l’être de nouveaux armements russes qui modifient l’équilibre des forces mondiales n’est qu’un cas parmi une série d’autres réalisations remarquables de la Russie au cours des quatre dernières années qui ont toutes surpris les dirigeants américains...
La prise en main de la Crimée par la Russie en février-mars 2014 [...] effectuée sans coup férir [a été une "surprise" pour les USA et pour l’OTAN] [...]
Puis le Pentagone a été complètement pris par surprise en septembre 2015, lorsque Poutine déclara à l’Assemblée générale des Nations Unies l’envoi d’avions russes en Syrie dès le lendemain pour mettre en place et débuter aussitôt une campagne contre Daech et en soutien d’Assad. [...] Sur le même théâtre opérationnel, les Russes ont de nouveau "surpris" les Américains en mettant en place un centre de renseignement militaire commun à Bagdad avec l’Irak et l’Iran. Et encore, ils ont "surpris" l’OTAN en envoyant des missions de bombardement sur le théâtre syrien au-dessus de l’Iran et de l’espace aérien irakien après s’être vu refuser les droits de vol dans les Balkans. Avec des milliers de militaires et de diplomates basés en Irak, comment se fait-il que les États-Unis ne savaient rien des accords que les Russes négociaient avec les dirigeants irakiens ? »
« Comment se fit-il... », sinon en raison du « Grand Sommeil » (Big Sleep) hypnotique où sont plongées la CIA et toutes les directions de sécurité nationale des USA, hypnotisées qu’elles sont par la narrative qu’elles suivent sans y rien comprendre (déterminisme-narrativiste), respectant l’un de leurs caractères intellectuels fondamentaux marqué d’un affectivisme complet, qui est la certitude rationnelle (raison-subvertie) et hystérique de l’inexistence de la Russie ? (Leonid Cherbachine, ancien chef du renseignement russe : « L’Ouest ne veut seulement qu’une chose : que la Russie n’existe plus. »)
À propos d’un titre
The Big Sleep (Le Grand Sommeil), expression qui figure dans notre titre, est le titre d’un roman de Raymond Chandler, porté à l’écran en 1946 par Howard Hawks, sur un scénario de William Faulkner, avec Lauren Bacall et Humphrey Bogart. Cela fait beaucoup de grands esprits pour nous expliquer l’intrigue du roman/du film, particulièrement, extraordinairement complexe.
Un Wikipédia (français) sur le film, quoique maigrelet, nous donne l’essentiel de l’idée qu’il nous importe de développer ici qui est celle de l’incompréhension satisfaite du nœud de l’intrigue, – absolument acceptable dans la fiction cinématographique, absolument inacceptable dans le monde de la politique stratégique ; il rapporte dans sa rubrique « Autour du film » quelques avis intéressant... Avis intéressants pour le film certes, mais aussi pour comprendre l’attitude de la CIA et du reste de l’IC vis-à-vis de la Russie telle que leur antirussisme les pousse à la considérer ; tout cela, fort bien caractérisé à notre sens par ce titre The Big Sleep... Jusqu’à la remarque de Hawks sur la signification de ce titre : « Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien. »
« L’intrigue du film est particulièrement complexe, à tel point que le réalisateur du film Howard Hawks demanda à l’un des scénaristes, le célèbre écrivain William Faulkner, si l’un des personnages du film, appelé à mourir, était assassiné ou s’il se suicidait. Faulkner admit qu’il n’en était pas très sûr non plus, et décida de téléphoner à Chandler, pensant que l’auteur du roman original devait forcément connaître la réponse. À cette question, Chandler répondit qu’il n’en savait rien.
La complexité de l’intrigue du film s’explique également par certaines coupes effectuées par rapport au roman. Ainsi le film supprime en raison du Code Hays toujours en vigueur aux États-Unis des éléments et personnages nécessaires à la bonne compréhension de l’histoire, comme l’existence d’un couple de gangsters homosexuels et d’une industrie clandestine de pornographie. Le réalisateur Howard Hawks avoua d’ailleurs : "Je n’ai jamais bien compris l’histoire du Grand Sommeil".
Interrogé au sujet du titre Le Grand Sommeil, Howard Hawks déclara : "Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien." »
Ni la CIA ni « D.C.-la-folle » n’ont « jamais bien compris » ce qui se passait dans le reste du monde et en Russie. Dans ce cas, que vaut donc l’affirmation de l’hégémonie mondiale des USA, comparée à l’empire de Rome ? « Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien. »