Que l’époque actuelle soit soumise au diktat de l’Anglais tous azimuts n’est guère contestable. Michel Brûlé n’est certes pas le premier à pointer du doigt cet état de fait plus qu’inquiétant pour le rayonnement de la langue et de la culture françaises. Certains, il faut le dire, ont pris le parti d’en rire plutôt que d’en pleurer. C’est le cas de l’Académie de la Carpette Anglaise qui décerne chaque année le drôlissime prix du même nom à la personnalité de nos prétendues élites qui se sera le mieux distinguée par sa volonté de promouvoir l’anglo-américain aux dépends de la langue de Molière.
Mais, pour en revenir à notre ouvrage, ce qu’il est intéressant d’y examiner est le point de vue d’un souverainiste québécois dont l’isolement culturel au sein d’une mer anglo-saxonne suffit à expliquer la virulence ponctuelle de son propos. L’auteur nous fait ici cadeau d’un pamphlet ludique mêlant ; au fil d’une myriade de petits chapitres parfois insolites ; arguments d’autorité, faits historiques avérés et envolées lyriques auto-justificatrices somme toute assez juteuses. Bref, le monde anglo-saxon en prend vraiment pour son grade.
Examinons donc à la loupe les griefs de notre ami québécois.
L’Anglais, une langue « irrémédiablement vouée à l’impérialisme et à l’ethnocentrisme » ?
Michel Brûlé commence son ouvrage par expliquer les conditions dans lesquelles l’Anglais moderne a vu le jour. Il nous faut pour cela remonter en 1066, à l’époque où Guillaume le Conquérant, Duc de Normandie, monte sur le trône d’Angleterre à l’issue de la bataille d’Hastings qui l’oppose à Harold Godwinson, le dernier roi anglo-saxon de la perfide Albion. Une fois couronné, Guillaume impose le franco-normand comme langue officielle en lieu et place de l’anglo-saxon qui reste néanmoins la langue maternelle de la paysannerie anglaise. Pendant près de trois siècles, la monarchie et la noblesse anglaises ne parleront que le Français. En 1328, Charles IV, dernier roi de la dynastie capétienne, meurt sans héritier mâle. La crise de succession, qui oppose Edouard III d’Angleterre et Philippe VI de Valois auquel le trône échoira finalement, débouchera sur la Guerre de Cent Ans pendant laquelle deux rois francophones n’auront de cesse de se disputer le royaume de France.
Durant cette période naquit de part et d’autre de la Manche un certain patriotisme, qui se manifesta en Angleterre par le refus croissant de la bourgeoisie d’utiliser le Français dans les actes de justice ainsi qu’à l’Université. L’Anglais moderne apparut donc dans le courant du XVème siècle et résulta de la fusion progressive du franco-normand et de l’anglo-saxon. A cet effet, on remarquera qu’environ 29% des mots en Anglais sont directement issus de la langue française, laquelle reste à ce jour, la source principale de la langue anglaise devant le latin (28%), les langues germaniques (25%, y compris le vieil anglais) et le grec (5%).
C’est concomitamment au déroulement de la Guerre de Cent Ans que le « je » en Anglais aurait basculé de la forme minuscule à la forme majuscule (le fameux « I »). De plus, alors qu’à l’origine « you » signifiait « vous » et « thou » signifiait « tu », le « thou » a fini par disparaitre pour ne plus laisser que le « you », non pas signe de nos jours de vouvoiement universel mais de tutoiement universel si l’on en juge par la familiarité avec laquelle les Anglo-Saxons s’adressent parfois à leurs interlocuteurs. Brûlé considère que l’alliance de l’hypertrophie du « je » et de l’atrophie, voire de l’inexistence du « vous » en anglais, est propice à faire de cette langue une « langue irrémédiablement vouée à l’impérialisme et à l’ethnocentrisme ». On aura bien sûr compris que l’auteur, en fustigeant la déconsidération de l’autre dans la langue anglaise, s’efforce de démontrer que cette dernière prédispose les anglophones à l’impérialisme et à l’ethnocentrisme.
La langue elle-même n’est que l’instrument principal par lequel une puissance impérialiste (ici, la sphère anglo-américaine) assoit peu à peu sa domination culturelle. La structure d’une langue déterminant les structures mentales de ses locuteurs maternels, elle ne saurait constituer qu’un simple instrument de communication neutre. Comme le fit remarquer le linguiste français Georges Mounin, « chaque langue reflète et véhicule un vision du monde ». Il y a donc en théorie autant de visions du monde irréductibles l’une à l’autre qu’il existe de langues vivantes. L’impérialisme linguistique de l’Anglais, auquel le matraquage hollywoodien né du plan Marshall a préparé le terrain ces 60 dernières années en Europe de l’Ouest, n’a donc pour but inavoué que celui d’imposer progressivement la seule vision du monde anglo-saxonne et de contribuer ainsi à l’affaissement des cultures locales et nationales.
Impérialismes historiques
Remarquons qu’inversement, la juxtaposition de l’atrophie du « je » et de l’hypertrophie du « vous » dans une langue n’immunise pas nécessairement ses locuteurs contre la soif d’impérialisme (exemple japonais). Mais ce qui d’après Brûlé caractérise les impérialismes historiques français, espagnol, japonais, turc etc. est leur ouverture sur le monde. Je pense que cela est juste dans les cas français, espagnol, et turc, l’ouverture de ces civilisations procédant de leur vision universaliste : reconnaissance de l’existence de l’âme des Indiens par l’Eglise catholique dans le cadre de l’Empire espagnol, rattachement de l’Empire ottoman à l’universalisme musulman (tout homme est appelé à converger vers la Oumma), universalisme républicain français axé sur la figure du citoyen libre et égal.
Les Français en particulier, tout en arguant de la supériorité de la littérature et de l’art de vivre tricolores avec, il faut le reconnaître, un soupçon d’arrogance et de prétention, se sont toujours montrés ouverts d’esprit pour reconnaitre la supériorité objective d’autres peuples dans certains domaines (philosophie allemande du 19ème siècle, musicalité germano-austro-hongroise, opéra italien etc.). A l’opposé, les Anglais, dont l’ordre social est fondé sur l’inégalité, projettent ce principe inégalitaire à l’échelle de la planète, faisant de la race anglaise une race supérieure au reste des hommes. Pour preuve cette citation du poète écossais John Davidson : « L’Anglais est le Surhomme, et l’histoire de l’Angleterre est l’histoire de son évolution ». J’y reviendrai plus tard…
Pour autant, si l’universalisme se montre tolérant lorsqu’il reconnait la supériorité d’autres cultures sur certains plans, il ne l’est pas intrinsèquement. L’universalisme est, bien au contraire, fondamentalement intolérant : toute différence objective qu’il rencontre sur son passage doit être matée, quitte à détruire celui qui, par son refus de se fondre dans le projet universaliste, entrave son accomplissement. Il y a dans l’Histoire des exemples à foison : Terreur robespierrienne, goulags communistes (l’impérialisme soviétique étant lui aussi d’essence universaliste, l’humanité future s’incarnant dans l’homo sovieticus), chasse aux crypto-juifs de l’Inquisition espagnole.
Dans le cas nippon, l’auteur omet de préciser que les Japonais sont marqués tout comme les Britanniques par une mentalité insulaire qui conditionne en partie leur logiciel différentialiste. Si, pour dresser un parallèle entre le monde asiatique et le monde européen, un non-chinois et un non-français peuvent respectivement être sinisé et francisé, un étranger aux yeux des British et des Nippons restera toujours, quoi qu’il advienne, un métèque. Mais tandis que le différentialisme anglo-saxon se traduit par une exclusion de l’inférieur (apartheid sud-africain, ségrégation américaine), le différentialisme japonais, plus virulent car façonné par un système de famille souche de type germanique, a tendance à mettre au ban de la société une frange de la population frappée de tabou (voir les burakumin).
Brûlé fait remarquer avec justesse que la langue japonaise recèle de très nombreuses expressions de politesse et de différences très frappantes de langage en fonction de la personne à laquelle un nippon s’adresse, et en déduit que les Japonais sont des gens raffinés et ouverts. C’est oublier d’une part que l’accumulation de ces différents niveaux de politesse a pour principale fonction de faire transparaître la hiérarchie qui existe au sein de la société nipponne, et celle qui existe également entre les nations ; et confondre d’autre part l’achat compulsif de sacs Louis Vuitton et des signes extérieurs de névrose culturelle avec un raffinement francophile et une certaine ouverture d’esprit. En réalité, l’histoire du Japon montre que l’alternance entre ouverture et fermeture au monde a toujours été tributaire de la capacité du pays à résister aux pressions extérieures : fort, le Japon a tendance à se replier sur lui-même (ère Tokugawa) ; faible, il ouvre ses frontières sous la contrainte, américaine essentiellement (ère Meiji, capitulation de 1945). Notons de plus que la phase d’internationalisation entamée dans les années 80 reste confinée à la sphère économique, la conception que le Japon se fait du monde se limitant à un vaste marché. Par conséquent l’ouverture nippone décrite par Brûlé est somme toute assez relative et superficielle…
Fiers génocidaires
Passons maintenant aux faits historiques, qui justifient selon Brûlé de considérer l’impérialisme anglo-saxon comme le pire ayant jamais existé. Pour étayer ses dires, l’auteur s’appuie principalement, entre autres livres à charge contre la sphère anglo-saxonne, sur L’Histoire criminelle des Anglo-Saxons de Normand Rousseau, mais également sur les travaux de Peter Scowen et de Normand Lester, respectivement répertoriés dans Le livre noir des Etats-Unis et Le livre noir du Canada anglais (tome 1).
Les Anglo-Saxons ? Ce sont, nous dit Brûlé, de « fiers génocidaires ». De tels propos peuvent évidemment choquer quiconque ne connait ni l’histoire de l’Amérique du Nord ni celle des Boers ou ignore, à l’heure où l’on nous rebat les oreilles avec le danger nucléaire iranien, le discours tenu par Harry Truman au sujet de la vitrification atomique du Japon.
Premier constat évident : les génocides en tout genre ne sont évidemment pas l’apanage des seuls peuples allemand et autrichien. Et Brûlé de lancer une pique au passage en rappelant que les Etats-Unis et le Canada portent une responsabilité indirecte dans le massacre des Juifs, ces deux pays ayant refusé d’accueillir la plupart des réfugiés qui avaient fui l’Europe bar bateau.
Deuxième constat : les Etats-Unis et le Canada sont des nations fondées sur un génocide, celui des Indiens d’Amérique (également désignés sous le vocable de « Premières Nations » au Canada et aux Etats-Unis et par le terme Amérindiens au Québec). Avant l’arrivée des premiers explorateurs (Jacques Cartier, Jean Cabot etc.), l’Amérique de Nord était peuplée d’environ 40 millions Amérindiens. Aujourd’hui, la population amérindienne représente moins d’un pourcent de la population étasunienne et seulement 2 à 3% de la population canadienne, soit 2 à 3 millions de personnes réparties sur le continent nord-américain.
Quand bien même les pandémies qui touchèrent également les colons européens seraient la cause principale de la chute de la démographie amérindienne, force est de constater que les colons anglais (et plus tard les gouvernements étasunien et canadien) se sont bel et bien évertués à éliminer ce qu’il restait des peuples autochtones post-choc microbien en ruinant leurs cultures (argument sur lequel s’appuient d’ailleurs certains historiens pour réfuter le terme de génocide et lui préférer celui d’ethnocide1) et en usant pour ce faire de toutes les armes possibles : distribution aux membres de la tribu des Delaware de couvertures contaminées par les troupes de Jeffrey Amherst (une épidémie de variole fut effectivement recensée parmi les Amérindiens à l’époque où cet officier de l’armée britannique exerçait la fonction de gouverneur de la Virginie), massacre de millions de bisons entre 1870 et 1880 dans le but d’affamer les Sioux, déportation des tribus vers l’Ouest et parcage subséquent dans des réserves (soit une entreprise manifeste de sédentarisation des nations autochtones pour casser leur mode de vie nomade), alcoolisation visant à « corrompre les cœurs »(2), et, à partir des années 1820 au Canada, acculturation forcée des enfants indigènes au sein de pensionnats placés sous la férule d’ecclésiastiques pas toujours très catholiques (3). A noter que ce projet d’assimilation contrainte fut, au grand regret de Brûlé, également mise en place au Québec, où les derniers établissements indiens ne furent définitivement fermés que dans les années 1970.
En définitive, Brûlé reproche non seulement aux colons anglais d’avoir massacré les Amérindiens, mais également d’avoir érigé les artisans de cette purification ethnique au mieux en véritables héros, au pire en gens de bien (mythification de Buffalo Bill, anoblissement d’Amherst etc.). D’où l’expression « fiers génocidaires ». On remarquera enfin que partout où les colons anglais se sont définitivement installés (Etats-Unis, Canada, Australie), les cultures autochtones (amérindienne et aborigène) ont été anéanties, à l’exception peut-être de la Nouvelle-Zélande, où, en dépit de la persistance de conflits territoriaux nés du Traité de Waitangi, les descendants des colons européens (britanniques pour la plupart), entretiennent de bonnes relations avec leurs compatriotes polynésiens (aussi bien Maori que non-Maori), et où les institutions semblent accorder une place plus importante à l’héritage culturel indigène que dans les autres dominions britanniques.
Troisième constat : les camps de concentration ne sont ni une invention nazie, ni une invention soviétique mais, vous l’aurez deviné, une invention anglaise.
Pour être juste, il convient de préciser que la « concentration » de civils dans des camps fut utilisée pour la première fois par les Espagnols en 1897 lors de la guerre d’indépendance de Cuba, afin d’éviter que les populations n’apportent leur soutien aux rebelles. Les Britanniques furent cependant les premiers à employer le terme de « camp de concentration » et à systématiser l’internement des populations réfractaires à leur expansion colonialiste, à commencer par les Boers, peuple de fermiers descendant des pionniers blancs d’Afrique du Sud. Transportons-nous donc en Afrique du Sud où eut lieu de façon discontinue entre 1880 et 1902 la guerre des Boers qui opposa la couronne britannique, soucieuse de construire une fédération des Etats d’Afrique australe rattachée à l’Empire colonial, aux Etats Boers (Transvaal et l’Etat d’Orange), quant à eux désireux de conserver leur indépendance fraichement acquise dans les années 1850.
Opiniâtres et courageux, les Boers refusaient de s’avouer vaincus et pratiquaient une guérilla de tous les instants, harcelant sans cesse les Britanniques. Pour mettre fin à cette résistance organisée, le général Horatio Herbert Kitchener prit la décision de faire interner les civils dans des camps de concentration où près de 120 000 femmes, enfants et vieillards se trouvèrent entassés dans des conditions déplorables. Bernard Lugan écrit en outre dans son ouvrage l’Histoire de l’Afrique du Sud que « le taux de mortalité chez les Boers atteignit des proportions effrayantes : 350/1000 chez les adultes et, dans le seul camp de Kroonstad, la mortalité infantile s’éleva à 878/1000, des chiffres supérieurs à ceux des camps nazis. C’est assez que 28 000 civils périrent, dont 22 000 enfants, soit 10% de l’ensemble de la population ». Disons le clairement : le camp de Kroonstad, c’est Auschwitz-Birkenau avant l’heure.
Quatrième et dernier constat : les Etats-Unis sont le seul pays au monde à avoir fait usage de la bombe atomique sur des populations civiles.
Les bombardements nucléaires qui touchèrent les villes d’Hiroshima et de Nagasaki les 6 et 9 Août 1945, faisant plus 350 000 morts civils, furent précédés par des raids aériens au napalm sur la ville de Tokyo les 9 et 10 Mars, brûlant vifs pas moins de 100 000 civils et blessant quelques 100 000 autres personnes. Dès lors privé de son aviation et de ses défenses anti-aériennes, le Japon était, au lendemain de la capitulation allemande en Mai 1945, véritablement à l’agonie. Selon un rapport des services secrets américains découvert en 1988 dans les archives nationales étasuniennes, l’Empereur Hiro Hito, dos au mur, s’apprêtait en Juin de la même année à présenter la reddition du Japon et l’avait fait savoir aux Américains. Par conséquent, la version officielle selon laquelle Truman aurait donné l’ordre de larguer les bombes atomiques pour mettre un terme à la guerre en précipitant la capitulation japonaise, et épargner ainsi des centaines de milliers de vie ne tient pas : il est en réalité très probable que les raids de la coalition anglo-américano-canadienne sur la ville de Dresde dans la nuit du 13 au 14 Février 1945, le bombardement de Tokyo susmentionné et la destruction atomique d’Hiroshima et de Nagasaki n’avaient d’autre but que celui d’impressionner les Soviétiques et de dicter les conditions de fin de guerre, marquant ainsi le début de la guerre froide.
Cette décision funeste était pourtant loin de faire l’unanimité : 6 des 7 généraux et amiraux américains les plus gradés se sont opposés à l’utilisation de la bombe atomique (dont Eisenhower, successeur de Truman à la présidence des Etats-Unis de 1953 à 1961). L’un d’entre eux, l’Amiral William Leahy, chef d’Etat-major du président étasunien à l’époque des faits, rapporta quelques années plus tard dans ses mémoires les faits suivants : « Les Japonais étaient déjà battus et prêts à capituler. L’usage de cette arme barbare à Hiroshima et à Nagasaki n’a apporté aucune contribution matérielle à notre combat contre le Japon. En étant le premier pays à utiliser cette bombe, les États-Unis ont adopté des normes éthiques semblables à celles des barbares du Haut Moyen Âge. Je n’avais pas été formé à faire la guerre de cette manière. Les guerres ne peuvent pas être gagnées en détruisant les femmes et les enfants. »
Non content d’avoir ordonné la perpétration de cet acte terroriste, Truman qualifia la « réussite » du largage de la bombe sur Nagasaki de « plus grand événement de l’Histoire » et remercia Dieu d’avoir doté les Etats-Unis d’Amérique de la bombe atomique en ces termes : « Nous remercions Dieu d’avoir mis la bombe entre nos mains plutôt qu’entre celles de nos ennemis ; et nous prions pour qu’Il nous amène à l’employer à Ses fins et comme Il le voudrait ». On imagine déjà les réactions du gouvernement américain s’il prenait soudainement l’envie à la chancellerie allemande de se glorifier du lancement de la Solution Finale à la Conférence de Wannsee comme du « plus grand événement de l’Histoire ». Plus généralement, on peut se poser la question de savoir quelle différence objective il peut y avoir sur le plan de la morale entre les déclarations inspirées de Truman et les appels au meurtre antichrétiens d’un illuminé vociférant « Allah Akbar ». Poser la question c’est y répondre…
Ethnocentrisme vs. Capitalisme : qui de l’œuf ou de la poule est arrivé le premier ?
Brûlé affirme avec raison que les Anglo-saxons sont, pour la plupart, ethnocentriques : ils ne lisent que leur littérature, n’écoutent que leur musique (exception faite des artistes étrangers si les paroles sont en Anglais) et ne regardent que leurs films. Mais comment pourrait-il en être autrement sachant que les Américains sont délibérément maintenus dans une isolation culturelle et une ignorance crasse ? La casse du système éducatif américain programmée dès les années 50 était déjà décrite en 1979 par Christopher Lasch en ces termes : « L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance et précision, de se rappeler les faits fondamentaux de l’histoire de leur pays, de faire des déductions logiques, de comprendre des textes écrits autres que rudimentaires ».(4). Au même moment cette « démocratisation de la culture » que l’élite appelait de ses vœux se concrétisait par l’ édification d’une culture de masse, « c’est-à-dire d’un ensemble d’œuvres, d’objets et d’attitudes, conçus et fabriqués selon les lois de l’industrie et imposés aux hommes comme n’importe quelle autre marchandise » (5), bien évidemment placée sous le haut patronage de l’appareil de propagande soviétique américain. Comment s’étonner dans ces conditions qu’aux Etats-Unis seuls 3% du marché éditorial travaillent à la traduction en anglais de livres étrangers, que la proportion de films étrangers sous-titrés en Anglais ne dépasse pas 4% du nombre total de longs-métrages diffusés chaque année et que la loi interdise rigoureusement l’importation de films doublés ?
En définitive, l’ethnocentrisme des Anglo-saxons (des Américains en particulier) n’est donc pas tant le résultat d’une intolérance congénitale que l’aboutissement logique de leur assujettissement progressif à une culture de masse certes américano-centrée (pour des raisons historiques et géopolitiques évidentes) mais engendrée avant tout par la logique libérale consubstantielle au capitalisme, ce dernier ayant besoin, pour se développer, d’étendre graduellement la sphère marchande à toutes les activités humaines sans exception (hier et aujourd’hui la culture et l’école, demain l’enfantement et après-demain ce que nous ne sommes pas encore prêts à « accepter » aujourd’hui). Par conséquent, ce que Brûlé ne voit pas ou feint de ne pas voir, c’est que le problème de fond, ce n’est pas l’Anglo-Saxon, c’est le capitalisme. L’Anglo-Saxon est en réalité la première victime historique de l’entreprise d’acculturation mondialiste : l’anglais est certes la langue impériale cependant le vrai anglais (celui de Shakespeare, de Dickens et d’Hemingway) se voit peu à peu détruit au profit d’un globish désincarné et arasant.
Sur un autre registre, Brûlé délaisse parfois la critique argumentée pour flirter momentanément avec l’antiaméricanisme primaire, lorsqu’il donne pour exemple de la fermeture d’esprit des Américains leur réticence à apprendre l’espagnol pour communiquer avec les immigrés hispanophones ou suggère que les Noirs devraient former une alliance avec les Latinos pour, je cite, « faire une guerre de tranchées de tous les instants contre les Blancs pour revendiquer leurs droits ».
- Premièrement, depuis quand les « autochtones » (je fais référence ici à la fois aux Blancs et aux Noirs) sont-ils censés s’adapter aux immigrés et non l’inverse ?
- Deuxièmement, ces propos constituent un appel à la ratonnade raciale qui contredisent la dénonciation par Brûlé du concept fallacieux de choc des civilisations, cette invention de l’Etat-major américain destinée à fabriquer un nouvel ennemi (Al Qaïda) pour remplacer le soviet auto-vaincu. Si Brûlé condamne donc avec justesse l’utilisation de ce procédé manichéen pour stigmatiser les arabo-musulmans, on ne voit pas pourquoi ce procédé deviendrait tout à coup licite pour opposer, à l’échelle américaine, les méchants Blancs racistes contre les gentils Noirs et les pauvres Latinos, et dresser ainsi les prolétaires noirs et basanés contre leurs compagnons d’infortune à la peau blanche. Qu’on ne s’y trompe pas, la population blanche américaine est, au même titre que les Noirs et les Latinos, traversée par des antagonismes de classe, en face desquels la tentative de racialisation (et donc d’horizontalisation) des rapports sociaux ne résiste pas (et ce en dépit de la relégation objective des Noirs en queue de peloton).
Le déclin du français au Québec
En dépit de constations relevant du bon sens, les fédéralistes québécois affirment sur un ton péremptoire que la langue française n’est pas en danger au Canada et qu’elle est, bien au contraire, florissante (6). L’examen des faits historiques et des chiffres actuels suffit à déboulonner cette affirmation. Les francophones ne représentent plus aujourd’hui que 2% de la population nord-américaine. Les provinces canadiennes de Québec et du Nouveau-Brunswick (seule et unique province bilingue au Canada) en constituent les deux derniers bastions : en 2006 respectivement 79.6% et 32.7% de leurs habitants avaient pour langue maternelle le français. Comment en est-on arrivés là ?
Historiquement, tout a été fait pour réduire les territoires de la francophonie à une peau de chagrin. Le gouvernement fédéral du Canada, pays officiellement bilingue, n’a eu de cesse d’ostraciser les francophones et de limiter voire d’annihiler dans certaines provinces l’utilisation du français au seul profit de l’unilinguisme anglo-centré. En témoignent les lois promulguées dans les provinces à majorité anglophone interdisant l’enseignement en français dans les écoles publiques. La plus controversée demeure le Règlement 17 adopté par l’Ontario en 1912, lequel interdisait carrément l’usage de la langue de Molière. Conséquence logique de cette prohibition du français, « en dehors du Québec, il ne reste plus [au Canada] que 4,5 % de citoyens de langue maternelle française dont la moitié ne parle plus français à la maison »(7).
De plus, les statistiques du gouvernement canadien indiquent que la diminution lente mais constante du poids de la population de langue maternelle française se poursuit et concerne toutes les provinces sans exception (8 : à l’échelon fédéral, il passe de 26.9% en 1971 à 22.1% en 2006 (9). Cerise sur le gâteau, cette baisse devrait s’accentuer au Québec en raison principalement de la sous-fécondité franco-québécoise et de l’immigration non francophone, impactant ainsi par contrecoups le pouvoir d’attractivité du français - déjà fortement entamé par le statut de langue des affaires de l’anglais – puisque ce pouvoir se mesure logiquement à l’aune de l’importance numérique des francophones face aux autres groupes linguistiques (10).
Se pourrait-il cependant que le déclin du français au Québec soit contrecarré par les anglophones de naissance ou les allophones ? On constate en effet que le taux de bilinguisme au Québec au sein de la minorité anglophone est officiellement en constante augmentation et plus élevé que chez leurs compatriotes francophones : 66.1% des Anglo-québécois ont déclaré être bilingue au recensement de 2001 contre seulement 36.6% des Franco-québécois (11). Brûlé estime qu’il s’agit là d’un bilinguisme de façade et qu’en réalité, une grande partie de ces prétendus bilingues ne sont que des francophones partiels, c’est-à-dire des personnes n’ayant que des compétences réduites en français.
Tout porte à croire en fait que l’avenir du français dépendra à la fois du comportement linguistique des allophones, dont le poids au Québec a augmenté de 15.1% entre le recensement de 2001 et celui de 2006 (12), et de celui des enfants issus d’unions linguistiquement exogames (français/anglais). Le calcul est vite fait en qui concerne les populations immigrées : les francophones unilingues et les immigrants allophones n’ayant appris que le français sont très souvent pénalisés sur le marché du travail. Brûlé livre en effet dans son ouvrage une succession d’anecdotes qui en disent long sur la façon dont les Québécois francophones sont très souvent méprisés par un bon nombre de leurs compatriotes anglophones et évoque également la difficulté croissante qu’ils éprouvent à travailler en français, notamment à Montréal. Un comble lorsque l’on sait que le français est l’unique langue officielle du Québec.
Au final, la pérennité du français au Québec passe non seulement par une forte volonté politique de mise en place de mesures contraignantes visant à enseigner le français aux non-francophones et à rendre obligatoire sa maitrise pour obtenir un emploi, mais également par le refus des Franco-québécois de se voir presque systématiquement imposer l’usage de l’anglais dans les conversations impliquant des locuteurs anglophones, que ce soit au travail ou en ville. L’un ne va pas sans l’autre : le rejet de la colonisation linguistique (voir ci-dessous) doit venir épauler la volonté politique, afin que les dispositions prises ne restent pas lettre morte. Souhaitons bonne chance à cet effet aux irréductibles péquistes qui résistent encore et toujours à l’envahisseur…
Décolonisons-nous !
Michel Brûlé pense à l’instar d’Albert Memmi que « [le colonisé] tente soit de devenir autre, soit de reconquérir toutes ses dimensions dont l’a amputé la colonisation » (13). Il m’est apparu évident à la lecture de ce livre qu’il s’agit là de la grille de lecture pour comprendre le clivage majeur qui sous-tend la vie politique québécoise, à savoir l’opposition entre fédéralistes - tenants de la bilinguisation à sens unique - et les souverainistes, partisans de l’autodétermination et défenseurs de l’identité francophone du Québec.
Force est de constater que c’est également la grille de lecture qui prévaut pour comprendre ce qui se joue en ce moment même en Europe, région du monde où « l’anglicisation des esprits » est la plus prégnante. Constat d’ailleurs fort logique au regard des efforts déployés pour parvenir à ce résultat désastreux : propagande hollywoodienne dès la sortie de la seconde guerre mondiale (cf. les accords Blum-Byrnes de 1946), affaiblissement du sentiment national via la promotion éhontée de la « haine de soi » et rôle objectif de cheval de Troie de l’idéologie mondialiste joué par l’Union Zéropéenne (14) anglo-pète.
Remarquons, soit dit en passant, que les élargissements successifs de l’union se sont toujours traduits dans les faits par un usage inflationniste de la langue anglaise dans les documents officiels, laissant ainsi sur le carreau les langues nationales du couple franco-allemand, « moteur » de la (dé)construction (de l’Europe des Nations) européenne. Cherchez l’erreur !
Le but de Brûlé n’est pas tant de remettre dans le droit chemin les éternels colonisés (c’est, dans la plupart des cas, peine perdue) que d’ouvrir définitivement les yeux des indécis, qui, en dépit du subissement d’une intoxication psychique, commencent à voir anguille sous roche mais peinent encore à identifier la propagande anglo-maniaque à un processus de colonisation mentale. Gageons de plus que quoiqu’il advienne, il se trouvera toujours en France des colonisés, et de surcroit des colonisés mentaux persuadés que le « progrès culturel » apporté par les Anglo-Etasuniens est en passe de libérer la « France moisie » de Philippe Sollers de la ringardise des chansons populaires à texte, ou que la votation d’une loi renforçant le statut du français pour lutter contre les assauts répétés de l’anglo-globish (cf. la loi Toubon de 1994) dénote au mieux une certaine nostalgie de notre gloire culturelle d’antan, au pire la crispation identitaire d’une nation en déclin. C’est en effet le propre de l’aliéné culturel que de s’enorgueillir de son aliénation qu’il perçoit comme une posture avant-gardiste. Où l’on retrouve d’ailleurs la citation de notre poète écossais, laquelle démontre qu’il avait parfaitement intériorisé en son temps la domination anglaise.
Intéressons-nous plutôt aux alliés objectifs de ces colonisés indécrottables en les personnes de nos élites, véritables Bourguignons des temps modernes. Pourquoi, fondamentalement, les politiques qui nous gouvernent depuis ces 30 dernières années, de Supersarko l’Américain à Martine Aubry et son pitoyable « Yes, we care », sont-ils anglo-maniaques ? En surface, rien de plus qu’un pragmatisme de bon aloi - compte tenu du poids de l’anglais dans le monde des affaires - assorti d’un effet de mode (la « cool » et « fun » attitude). En réalité, et c’est là mon humble avis, l’anglolâtrie affichée de nos « zélites républicaines » est une des conséquences de leur renoncement consommé au concept de nation tel qu’il fut forgé par les républicains de la première heure (15).
En effet, auparavant définie comme l’ensemble des individus issus d’une même lignée (vision raciale), la nation désigne au lendemain de la Révolution – au terme d’un long processus de glissement sémantique amorcé durant la Guerre de Cent Ans – l’incarnation du peuple souverain (concept politique). Dès lors, l’identité nationale, autrefois identifiée en partie à l’identité religieuse, est réputée indissociable de l’identité linguistique. Par souci de cohérence avec le dogme révolutionnaire, il devient indispensable de doter la « République unie et indivisible » d’une langue unique, d’une langue nationale. D’où la déclaration de guerre aux parlers locaux qui s’ensuivit : de même que les privilèges avaient été abolis, il fallait que les particularismes régionaux - dernières survivances de la féodalité - soient pourchassés et anéantis.
Or, on ne peut nier que le principe national, après avoir rendu possible l’édification de marchés adaptés aux besoins du capitalisme du 19ème siècle, entrave désormais la marche en avant mondialiste pilotée par les suppôts de Mammon. Il n’est donc pas étonnant qu’à l’heure où la nation est jugée dépassée, le déclin de la langue française soit déclaré inéluctable (tout comme les langues régionales avaient été décrétées obsolètes par les bourgeois sans-culottes) et que nos zélites travaillent en sous-marin au naufrage de notre langue et à la constitution d’une nouvelle unité linguistique (16), tous deux rendus nécessaires par les besoins de l’unification mondiale.
Nul doute assurément qu’il y ait un lien de cause à effet entre, d’une part l’abolition des frontières et son corollaire nomadique, et d’autre part la volonté d’imposer une langue commune à l’échelle globale : il faut bien que tout un chacun puisse converser avec ses « concitoyens du monde » au gré de ses pérégrinations imposées par le capital apatride. J’en reviens donc au même constat : le problème de fond n’est pas l’anglais en tant que tel, mais bien le projet d’établissement d’une dictature mondiale en apparence démocratique, dont la réalisation implique, dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley comme dans la vie réelle, la domination d’une langue en particulier sur toutes les autres.
En conclusion, je dirais qu’il ne tient qu’à nous, Français et Européens, de mettre un terme au darwinisme linguistique par lequel les langues nationales sont peu à peu rabaissées au rang d’idiomes tribaux ou de vulgaires patois : refusons que le français, l’italien, l’allemand, l’espagnol, le portugais etc. subissent le même sort que celui qui fut réservé au breton, au normand, au picard, au provençal, au gascon, au basque etc. par le jacobinisme centralisateur.
Méditons à cet effet cette citation de Rémy de Gourmont : « Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage » mais gardons-nous de haïr l’Anglo-saxon en nous souvenant toujours, en particulier en cette année johannique, des paroles de notre sainte patronne : « Dieu aime les Anglais, mais chez eux ! ».
Protéger le français, ce n’est pas seulement défendre notre identité nationale, c’est également sauvegarder la vision française du monde.
Longue vie au français et vive le Québec libre !
Voir aussi cette interview de Michel Brûlé par E&R
(1) Il n’en demeure pas moins qu’un ethnocide constitue un génocide en vertu de l’article II de la Convention des Nations Unies.
(2) « Si c’est le dessein de la Providence d’exterminer ces sauvages pour faire place aux cultivateurs, il semble vraisemblable que le rhum soit le meilleur moyen d’y parvenir ». Benjamin Franklin.
(3) Cette même politique d’assimilation forcée et de démantèlement délibéré des structures familiales des autochtones fut également mise en place en Australie de 1919 aux années 1970, touchant entre 10% et 30% des enfants aborigènes. http://www.agoravox.fr/actualites/i...
(4) Christopher Lasch, Le Complexe de Narcisse, Paris, 1981, p. 177-78.
(5) Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, Castelnau-Le-Lez, 2001, p. 8, Avant-propos de Jean-Claude Michéa.
(6) Cf. les conclusions parues en 2008 du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement raisonnable reliées aux différences culturelles, dite commission Bouchard-Taylor.
(7) Source : http://www.capsurlindependance.org/...
(8) Source : http://www12.statcan.ca/census-rece...
(9) Source : http://www12.statcan.ca/census-rece...
(10) Cf. étude du démographe Marc Temote datant de 2006 : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnor...
(11) Source : http://www.salic-slmc.ca/showpage.a...
(12) Source : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnor...
(13) Albert Memmi, Portrait du colonisé, Portrait du Colonisateur, Gallimard (Folio - actuel), 1985
(14) Terme emprunté aux rédacteurs de Scriptoblog (www.scriptoblog.com).
(15) En ce sens, le refus par le Front National de l’anglicisation à marche forcée de la France place bien davantage ce parti « d’extrême-droite » dans « l’arc républicain » que les népotes de l’UMPS.
(16) Robert Pandraud, ancien député et ministre, s’exprima en les termes suivants le 13 Mai 1992 lors des débats sur le Traité de Maastricht : « Je rends hommage à l’école laïque et républicaine qui a souvent imposé le français avec beaucoup d’autorité — il fallait le faire — contre toutes les forces d’obscurantisme social, voire religieux, qui se manifestaient à l’époque. Je suis également heureux que la télévision ait été un facteur d’unification linguistique. Il est temps que nous soyons français par la langue. S’il faut apprendre une autre langue à nos enfants, ne leur faisons pas perdre leur temps avec des dialectes qu’ils ne parleront jamais que dans leur village : enseignons-leur le plus tôt possible une langue internationale ! ». Par « une langue internationale », comprenez l’anglais bien sûr. Si en 1992 il fallait encore prendre des pincettes, en 2008 notre inénarrable ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Valérie Pécresse était en mesure de briser le tabou de l’anglais sans complexe : « L’anglais doit être une des langues que tous les jeunes doivent maîtriser : on ne peut pas laisser sortir du système éducatif un enfant qui ne sait pas parler cette langue ». Réjouissons-nous : nous aurons bientôt deux langues maternelles, tout comme les Bretons au 19ème siècle !