Pour l’émission de RT On Contact, le linguiste Noam Chomsky revient sur l’évolution politique des États-Unis à partir de la transition vers le néolibéralisme et explique pourquoi le système américain prend des airs de totalitarisme.
Noam Chomsky est un penseur américain, fondateur de la linguistique générative et analyste politique. Il est professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology et auteur de nombreux ouvrages. Il est également militant politique et sympathisant du mouvement anarcho-syndicaliste.
RT : Il existe dix principes de concentration de la richesse et du pouvoir que vous avez définis dans votre livre Requiem pour le rêve américain. Le premier principe dont vous parlez est la « réduction de la démocratie ». Qu’entendez-vous par là ?
Noam Chomsky : Je dois d’abord dire que l’élaboration de ces dix principes est, vraiment, une contribution des éditeurs. Ils ont regroupé des heures et des heures d’entretiens et de discussions, qu’ils ont édités sous cette forme. La « réduction de la démocratie » signifie la marginalisation progressive de la population, la réduction du rôle de la population en général dans la prise de décision, dans l’opinion publique. C’est une conséquence attendue et prévisible de la transition vers les principes néolibéraux à partir des années 1970 et par la suite.
Il y a fondamentalement deux phases qu’on peut distinguer dans l’histoire socio-économique des États-Unis d’après-guerre. La première étape a été celle de ce qu’on appelle parfois le « capitalisme régulé » : le libéralisme intégré des années 50 et 60, une période de croissance très forte, une croissance égalitaire, quelques pas vers une plus grande justice sociale, une participation démocratique de la population. Il y a eu un véritable engagement de la population dans la vie publique. Tout cela a eu divers effets. Un de ces effets a été la réduction, la baisse du taux de profit, ce qui était problématique. Un autre effet a été que la population s’est retrouvée « trop » impliquée dans les affaires publiques.
Ce que Samuel Huntington a qualifié d’« excès de démocratie », c’est cela ?
Un « excès de démocratie », oui. Deux publications très importantes ont vu le jour au début des années 1970 et toutes deux étaient consacrées à cette théorie. Elles étaient intéressantes, parce qu’elles représentaient deux extrémités du spectre politique mais sont essentiellement arrivées à la même conclusion avec, certes, des rhétoriques quelque peu différentes. L’une était le Mémorandum Powell, rédigé par un juriste d’entreprise travaillant pour des entreprises de tabac, devenu par la suite juge à la Cour suprême sous Richard Nixon. Son mémorandum était censé être confidentiel, mais il a fuité vers un groupe d’affaires de la Chambre de commerce des États-Unis. Sa rhétorique était tout à fait fascinante : il exprimait un point de vue, qui n’est pas rare au sein de ceux qui possèdent vraiment le monde et selon lequel le contrôle de ces derniers avait été très légèrement réduit. Et, comme pour un enfant de trois ans pourri gâté qui n’a pas eu sa friandise, cela signifiait que le monde touchait à sa fin. Vous devriez vraiment lire ce document pour en apprécier toute la signification.
Il entendait par là qu’il y avait une attaque contre le système américain de libre entreprise ?
Il disait que le monde des affaires était la cible d’une sérieuse attaque menée par Ralph Nader et Herbert Marcuse. « Nous survivons à peine à cette attaque contre tout ce qui a de la valeur dans notre système américain », explique-t-il avant de dire : « Eh bien, écoutez, après tout, nous, les hommes d’affaires, possédons globalement tout. Nous administrons les universités. Nous ne devons pas laisser ces jeunes faire n’importe quoi. Et nous pouvons contrôler les médias, nous avons ce pouvoir. » Il appelait le monde des affaires à se mobiliser pour se défendre...
« Dans les années 1960, trop de gens, qui étaient auparavant généralement passifs et indifférents, tels qu’ils sont censés l’être, ont commencé à se manifester dans l’arène politique avec leurs exigences »
Cela a eu un impact important sur la croissance des think tanks de droite et l’idéologie d’extrême droite. Voilà pour l’extrémité droite du spectre. Ensuite, vous passez de l’autre côté, essentiellement le progressisme de l’administration Carter. Ou plutôt, de ceux qui composaient et influençaient l’administration de Jimmy Carter : la Commission trilatérale et ses représentants de démocraties industrielles (Europe, Japon, États-Unis)... fondamentalement, il s’agissait là d’internationalistes progressistes. Leur publication s’intitule La crise de la démocratie. Et la crise de la démocratie c’est... qu’il y a trop de démocratie.
Dans les années 1960, trop de gens, qui étaient auparavant généralement passifs et indifférents, tels qu’ils sont censés l’être, ont commencé à se manifester dans l’arène politique avec leurs exigences, à mettre en avant ce qu’on appelle leurs « intérêts particuliers » : jeunes, vieux, agriculteurs, ouvriers... autrement dit, de tout le monde. À part le secteur des entreprises, qui n’est pas mentionné car représentant l’intérêt national. Ces intérêts particuliers mettaient trop de pression sur l’État. Donc, la conclusion était qu’il devait y avoir plus de modération dans notre démocratie. Les gens devaient redevenir passifs et indifférents... Samuel Huntington parle, avec une certaine nostalgie, de la période où, comme il le dit, Harry Truman était en mesure de diriger le pays en coopération avec quelques avocats et cadres de direction de Wall Street. Il n’y avait pas de crise de la démocratie.
« Les institutions responsables de l’endoctrinement des jeunes échouent dans leur mission »
Et ils ont réussi à refouler ces aspirations... on en arrive au principe suivant, la formation de l’idéologie. Vous parlez de la différence entre Madison et Aristote. Les deux ont compris que si inégalités il y avait, il y aurait des tensions entre riches et pauvres. Madison appelait le gouvernement à limiter la démocratie et Aristote à réduire les inégalités. Votre deuxième principe est la formation de l’idéologie. Nous avons mentionné le Mémorandum Powell et la Commission trilatérale. Pour être précis, ils ont ciblé divers pans de la société. Vous parlez de la façon dont ils ont créé les plans architecturaux des universités pour que de grandes manifestations ne soient pas possibles, de la dette estudiantine comme méthode d’esclavage, de la destruction des institutions publiques... Pourriez-vous évoquer ce processus visant à refonder l’idéologie en une forme de néolibéralisme ?
Je ne veux pas laisser entendre que la Commission trilatérale aurait contrôlé ces développements. Il s’agissait plus ou moins d’un consensus des élites progressistes sur ces questions. Pour cette raison, et c’est assez intéressant, « l’endoctrinement de la jeunesse », c’est en fait leur formule – la formule de leur consensus : les institutions responsables de l’endoctrinement des jeunes échouent dans leur mission.
C’est une façon intéressante de décrire les universités...
C’est un peu comme le commentaire nostalgique sur Harry Truman étant capable de diriger le pays ensemble avec quelques avocats d’entreprise, etc. Mais c’est l’idéal : il devrait y avoir endoctrinement, les étudiants ne devraient pas penser librement. Ils ne le disent évidemment pas ainsi, mais cela signifie que les étudiants ne devraient pas essayer d’obtenir plus d’informations, de penser, de contester. C’est exactement ce que les jeunes devraient être encouragés à faire dans un système éducatif de qualité. Mais c’est dangereux, parce qu’ils remettent en question trop de vérités éternelles, y compris celle selon laquelle les élites doivent dominer et contrôler. Cela se constate tout au long de l’histoire.
Ont-ils réussi ?
Leur consensus a induit plusieurs développements et ils ont rencontré un succès raisonnable. On a par exemple commencé à imposer une sorte de business model aux collèges et aux universités. On a assisté à une croissance énorme de la bureaucratie, faisant pencher la balance du contrôle du corps professoral vers celui de la bureaucratie. Les frais de scolarité ont été considérablement augmentés. Dans les années 1960, un jeune homme pouvait dire : « Bon, je vais prendre une année sabbatique pour m’impliquer dans un mouvement pacifiste ou dans un mouvement féministe, ou autre chose. Après cela, je reviendrai et reprendrai le cours de ma vie. » Or, vous ne pouvez pas faire cela si vous êtes endetté. Vous sortez de la fac de droit en pensant : « J’aimerais être un défenseur des causes publiques, mais j’ai 200 000 dollars de dette. » Il vous suffit de vous rendre dans un cabinet d’avocats servant les intérêts privés et de vous faire à cette culture. De telles mesures à effet disciplinaire sont imposées de multiples façons.
« L’antiaméricanisme est un concept très intéressant. Un concept de « traîtrise patriotique » qui n’existe que dans les États totalitaires. En dehors des États-Unis, je ne connais aucun pays non totalitaire et non autoritaire où ce concept existe »
Vous évoquez le fait que les critiques de l’empire américain, ou du capitalisme américain, sont étiquetés « anti-américanistes »...
L’anti-américanisme est un concept très intéressant. Un concept de « traîtrise patriotique » qui n’existe que dans les États totalitaires. Par exemple, si quiconque en Italie critique le gouvernement de Silvio Berlusconi – il n’est pas accusé d’être anti-italien. Sous l’ancienne Union soviétique vous pouviez être condamné pour antisoviétisme ; sous l’ancienne dictature militaire brésilienne vous pouviez être qualifié d’anti-brésilien. Mais, à part les États-Unis, je ne connais aucun pays non totalitaire et non autoritaire où ce concept existe. C’est tout à fait frappant. Si vous critiquez la politique du gouvernement, vous êtes antiaméricain. En fait, tout cela a une origine biblique assez intéressante. Ce concept a été utilisé pour la première fois par le roi Akhab, roi du mal absolu dans la Bible. Il appela le prophète Élie qui critiquait ses actions et lui demanda pourquoi il détestait Israël. C’est un concept de base : si vous défiez le pouvoir, vous vous opposez en tout à la société, à la culture et à la communauté.