L’écrivain français est mort à l’âge de 91 ans ce 18 janvier 2016. Le 19 mai 2010, il donnait cet entretien à L’Express.
Amis, admirateurs, journalistes, écoliers, jusqu’à François Mitterrand, sont allés rendre hommage, dans son presbytère de la vallée de Chevreuse, à l’auteur du Roi des Aulnes, Goncourt 1970. Rencontre avec le maître de Choisel, tour à tour prévenant et mordant, lumineux et déroutant.
Quand on vous a proposé de consacrer un ouvrage à vos voyages, avez-vous hésité ?
Pas du tout, c’est un très bon sujet, je suis éminemment inspiré par l’ailleurs. Il y a, à ce propos, une tradition scolaire bizarre, qui consiste à confier au même professeur l’histoire et la géographie ; or cela n’a aucun rapport. L’histoire est particulièrement sombre, avec ses guerres, ses assassinats, alors que la géographie est la célébration de la beauté de la nature. D’un côté vous avez Jules Verne, avec Le Tour du monde en quatre-vingts jours, de l’autre, tous les auteurs de Mémoires horribles, sanglants.
Le voyage est donc primordial pour connaître la beauté du monde ?
Oui, et un conseil : si vous avez un enfant, donnez-lui une seconde patrie, envoyez-le le plus souvent possible au même endroit. Il doit avoir un pied en Angleterre, au Portugal, aux États-Unis ou en Italie, qu’il y creuse son trou, qu’il y ait des amitiés, en tout cas des souvenirs d’enfance. Moi, j’ai eu de la chance, malgré leurs origines franchouillardes – mon père s’appelait Tournier et ma mère Fournier – mes parents m’ont élevé dans la germanistique, ce qui m’a immensément enrichi. _ Historiquement, c’était catastrophique, car il y a eu le nazisme, la guerre, la défaite, l’Occupation, bref, l’horreur. D’ailleurs, mon père, qui avait été mobilisé en 1914 – sa « gueule cassée » en témoignait – et qui parlait la langue de Goethe à la perfection, n’a plus prononcé un seul mot d’allemand à partir de l’ascension de Hitler. Mais nous, avec mes frères et sœur, nous allions passer nos vacances à Fribourg-en-Brisgau, dans un foyer d’étudiants catholiques. Puis, au lendemain de la guerre, je suis parti suivre des études de philosophie à Tübingen, où j’ai fait venir mon ami Claude Lanzmann d’ailleurs, grâce à un ordre de mission militaire, seule façon d’y demeurer. J’y suis resté quatre ans. Cela m’a coûté l’agrégation de philosophie.
Les études y étaient moins bonnes qu’en France ?
Elles étaient meilleures ! J’ai un grand grief contre l’agrégation. J’avais une certaine idée universelle de la philosophie – je suis l’un des rares au monde à posséder les œuvres complètes de Kant en allemand – mais, à l’écrit, on m’a donné un sujet auquel je n’ai rien compris. Je n’avais aucune chance, il fallait être de l’École normale supérieure, moi, j’étais l’étranger. Alors, j’ai dû chercher du travail, j’ai traduit des milliers de pages d’allemand en français pour les éditions Plon, notamment Erich Maria Remarque, mais aussi les archives secrètes de la Wilhelmstrasse, le ministère des Affaires étrangères à Berlin, sur lesquelles les Alliés avaient mis la main.
L’Allemagne, ce fut aussi l’un de vos grands sujets de discussion avec François Mitterrand...
On avait un vrai différend, oui, sur l’Allemagne de l’Est. Je m’y étais rendu – j’y étais publié – ce n’était pas habitable, c’était la misère organisée. Mitterrand, lui, n’y avait jamais mis les pieds, mais il avait peur de l’Allemagne réunifiée, la RDA constituait donc pour lui un affaiblissement inespéré de la puissance allemande.
Quel souvenir avez-vous gardé de ses visites ?
Il est venu quatre fois durant son premier septennat, de son propre chef, en quelque sorte. J’avais été convié un 14 Juillet à l’Élysée. Au cours du cocktail, on me présente à Mitterrand, qui me dit : « Il paraît que vous habitez dans la campagne proche. Bon, si vous m’invitez, je viens. » Deux mois plus tard, coup de fil du secrétariat de l’Élysée : « Le Président demande s’il peut venir déjeuner tel jour. » J’ai prévenu ma voisine, qui a préparé un déjeuner très simple. C’était incroyable, son hélicoptère s’est posé dans un champ à proximité. Là l’attendaient une voiture, la gendarmerie...
Les voyages, dites-vous, vous enrichissent, mais vous font aussi « subir mille morts ». Chaque départ était une souffrance ?
Oui, d’autant plus que, maintenant, qui dit voyage, dit avion. Autrefois, on prenait un train, un bateau, on avait le temps de vivre, alors qu’en avion vous ne liez pas connaissance, vous ne mangez pas, vous ne regardez pas le paysage. Dans un avion, véritable cercueil volant, vous êtes mort, vous ressuscitez à l’atterrissage.
À ce propos, que vous a inspiré la paralysie du trafic due à l’un de ces volcans islandais que vous avez eu le loisir d’admirer lors de l’une de vos pérégrinations ?
[Rires] J’ai eu l’impression de rentrer dans un monde connu, celui de la météorologie, que l’avion ignore aujourd’hui. C’est ainsi que l’être humain, qui a la prétention de vivre sans la nature, hors la nature, prend une claque de temps en temps.
Vous avez multiplié les séjours brefs partout dans le monde, à l’occasion des traductions de vos livres ou en tant que membre du jury Goncourt. Difficile de s’enraciner ?
C’est vrai, très souvent, lorsque je passais huit jours dans un pays inconnu, je me disais qu’il serait formidable d’y rester. J’ai ainsi été très séduit par le Japon. Seulement, la première chose à faire est d’apprendre la langue, et le japonais... Que voulez-vous, on n’a qu’une vie. Vous croyez à la métempsycose ? Moi, non. J’aurais peur de renaître chez un être médiocre.
Où auriez-vous pu vivre ?
En Tunisie, pour son charme, et en Égypte aussi, où j’avais des attaches. Une cousine de ma mère s’était mariée avec un étudiant égyptien aveugle qui s’appelait Taha Hussein et allait devenir le plus grand écrivain en arabe de son temps. J’aurais facilement obtenu une chaire à la faculté du Caire, j’aurais fait là-bas la carrière universitaire que j’ai ratée ici.
Vous regrettez cette carrière ?
Non, je me suis dirigé vers la littérature et ça n’a pas mal marché quand même [rires]. J’ai été formidablement gâté, car, en 1967, dès mon premier roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, je reçois le grand prix du roman de l’Académie française ; trois ans plus tard, je publie Le Roi des Aulnes, couronné par le prix Goncourt à l’unanimité ! Mais pour qu’un Goncourt fasse son plein, il faut qu’il ne se passe rien. Or de Gaulle est mort juste à ce moment-là et m’a coûté des dizaines de milliers d’exemplaires ! Cela dit, les gens n’achètent pas le Goncourt pour le lire, mais pour l’offrir.
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Pensez-vous être publié dans la Pléiade de votre vivant ?
Pourquoi pas ? On m’en a parlé, mais c’est un peu à mes yeux un enterrement de première classe. Et puis je n’apprécie guère l’objet, peu lisible, trop lourd. Je préfère le poche, l’anti-Pléiade par excellence, qu’on emmène en voyage, qu’on oublie dans le train. À mes yeux, mes livres ne sont véritablement publiés que lorsqu’ils paraissent en poche. Si vous regardez les chiffres, il n’y a aucune comparaison. Un livre m’intéresse au-delà de 100 000 exemplaires, en dessous, c’est zéro [rires].
Vendredi ou la Vie sauvage , version simplifiée des Limbes du Pacifique, est-il toujours au programme scolaire ?
Oui, c’est une rente ! Il s’est vendu, depuis quarante ans, à plus de 7 millions d’exemplaires. Je me considère comme un écrivain classique, puisque je suis lu dans les classes ! Pourtant, je n’écris pas pour les enfants, j’écris simplement de mon mieux, avec un idéal de limpidité, de brièveté et de proximité du concret. Étant donné que les Français ne lisent plus, je me dis parfois – ce qui me remplit de crainte et de fierté – qu’ils seront de plus en plus nombreux à n’avoir lu qu’un seul livre : celui-là.
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« La psychanalyse est la chienlit de la philosophie », avez-vous écrit un jour. Le dernier essai au vitriol de Michel Onfray sur Freud vous réjouit-il ?
C’est son droit, mais je n’en vois pas la nécessité. Pour moi, Freud est un médecin, et la psychanalyse, une thérapeutique. Vous vous faites psychanalyser car vous souffrez, mais je trouve absurde de faire de ce traitement un moyen de connaissance, et de la psychanalyse une fin en soi.
L’introspection n’est pas votre genre ?
Je ne suis pas homme à se pencher sur son assiette et sur son pot de chambre. C’est pour cela que mon journal s’appelle Journal extime : la vie intérieure ne m’intéresse pas, écrire mon journal intime me paraîtrait grotesque et répugnant.