Le chanteur Rachid Taha, figure du rock français des années 1980, qui avait repris avec son groupe Carte de Séjour le classique Douce France de Charles Trenet, est mort à 59 ans d’une crise cardiaque dans la nuit de mardi à mercredi, a annoncé sa famille. Né à Oran en Algérie en 1958, Rachid Taha est arrivé en France à l’âge de 10 ans.
« Son fils Lyes, sa famille, ses proches, tous ses amis et son label Naïve, ont le regret et l’immense tristesse d’annoncer le décès de l’artiste Rachid Taha, survenu cette nuit suite à un arrêt cardiaque à son domicile des Lilas », indique le communiqué transmis à l’AFP.
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À relire, cet entretien lucide de 2007 :
Corps sec et voix écorchée, le verbe iconoclaste et l’œil incendiaire, Rachid Taha allume tous les feux. Et ne les éteint plus. À 48 ans, celui qui fut le premier à conjuguer rock et raï, à mixer rageusement tous les styles, nous conduit avec panache sur des sentiers d’infinies libertés.
Tolérance. Insolence. Il en fallait pour résister à la douleur de l’exil, aux humiliations de l’émigration. Mais l’ex-leader du groupe lyonnais Carte de Séjour (1982-1989), le rebelle écorché vif n’a peur de rien. Surtout pas de dénoncer la condition des musulmanes (Zoubida, en 1981), d’orientaliser Charles Trenet (Douce France, en 1986), d’imposer le premier tube en arabe (Ya Rayah, en 1998), ou de revisiter sans fin la musique de son enfance (Diwân 1 en 1998 et Diwân 2, qui vient de sortir). Adoubé par les plus grands musiciens anglo-saxons – Brian Eno, David Byrne – artiste jusqu’au bout du cœur, l’homme a des fulgurances, des extravagances que beaucoup admirent et redoutent tout ensemble.
À l’étranger, en Angleterre notamment, vous êtes une star, en France un peu moins. Pourquoi ?
Les Arabes continuent de faire peur. Les Noirs, eux, ont plutôt de la chance : ils ont l’image d’athlètes rigolos, bons danseurs, grands baiseurs, ils ont même des héros dans les séries américaines… Ici, beaucoup de Français n’ont toujours pas digéré la guerre d’Algérie. L’Arabe inquiète. On ne peut pas se fier à ce fourbe, potentiel terroriste, fils de fellagha qui peut vous égorger pour rien…
Vous n’exagérez pas un peu ?
Nous vivons de plus en plus dans des ghettos communautaristes. Je viens de faire un concert à Lille à l’initiative du KO Social, le mouvement festif et contestataire lancé par les Têtes Raides en 2004. Eh bien, dans la salle, il n’y avait ni beurs ni blacks, rien que des gentils petits-bourgeois blancs. J’avais l’impression qu’avec Jean-Louis Aubert et les autres nous étions des vétérans du combat militant, aussi ringards que les vieux yé-yé en tournée qui enchantent actuellement la France. Pire : après le concert, j’ai voulu amener une spectatrice saluer les autres artistes et le videur ne m’a même pas laissé entrer. Il a fallu qu’Aubert vienne me chercher. J’en ai pleuré. En ce moment, je vis mal ce genre de situations. Même si elles sont pires pour les jeunes beurs anonymes. La situation s’aggrave.
Pourquoi ?
Parce que les gens deviennent analphabètes ! Et quand on est dans l’ignorance, on se ferme, on devient méchant, raciste… L’autre jour, j’entendais Guy Bedos déclarer chez Ardisson à la télé qu’il ne pouvait supporter le président iranien, « cet Arabe ». Il a fallu qu’Ardisson lui explique qu’Amadinejad était perse, et que ça n’avait rien à voir. « Tous les mêmes ! » a pourtant ricané Bedos… C’est ça, la gauche éclairée ? Quand j’entends Ségolène Royal et Sarkozy, j’ai l’impression d’une famille de ventriloques. Ils disent la même chose. Au moins, nous devons à Sarkozy la fin de la double peine, et je pense qu’il accordera le droit de vote aux immigrés, comme il l’a évoqué… Je suis de gauche. Mais il faut bien reconnaître que la gauche est en partie responsable de ce qui se passe. La génération des 25 ans qui ne trouve ni boulot ni logement dès qu’elle mentionne un nom aux consonances maghrébines, ces jeunes beurs diplômés qu’on embauche davantage à Londres ou à Dubaï qu’à Paris, ils ont grandi sous Mitterrand ! Il n’y a pas seulement un problème de cités ; il y a le problème de toute cette jeunesse de France qu’aucun gouvernement n’est parvenu à intégrer, et qui désespère. Prenez la fameuse Marche des beurs, de Marseille à Paris, dont je m’étais pas mal occupé en 1983, du temps de mon groupe Carte de Séjour. Elle a été très tôt récupérée par les têtes pensantes de SOS Racisme et de Touche pas à mon pote. Rien que ce slogan ! Moi, justement, je voulais qu’on y touche aux potes, qu’on les serre dans nos bras.
Vous militiez alors davantage qu’aujourd’hui.
On ne peut plus militer comme avant.
Pourquoi ?
Parce qu’on ne peut plus faire de barricades dans un pays où les philosophes travaillent à la radio quand ils ne sont pas speaker à la télé. C’était autre chose avec Derrida (j’aimais ses yeux qui vous regardaient en face, il me disait toujours, lui le juif d’El-Biar, qu’il était avant tout algérien !) ou encore Deleuze, dont j’ai imité l’abécédaire… en arabe. Maintenant la seule « barricade » qu’on ait, c’est paradoxalement la télé. Il faudrait la sortir et s’asseoir dessus. Je préfère militer à travers ma musique.
Diwân 2 est un disque militant ?
C’est une sorte de cours d’histoire à l’usage des immigrés de la troisième génération… et de tous les Français. J’ai réalisé un jour combien mon propre fils connaissait mal son héritage culturel. Alors j’ai voulu lui constituer une sorte d’encyclopédie musicale qui rende hommage aux plus belles voix orientales. On ne peut s’ouvrir à l’autre qu’en ayant une conscience forte et épanouie de son identité. Je ne me sens pas victime, j’ai même horreur des martyrs, de ceux qui se complaisent dans la plainte. Une victime, c’est un cadavre. Or il faut avancer. Et avant de dénoncer le racisme, on a nous-mêmes, les Arabes, beaucoup à balayer devant notre porte.