Pierre, 38 ans, consultant en restructuration dans un cabinet de conseil parisien, raconte son quotidien professionnel.
Si je veux être « provoc » en soirée, voilà ce que je réponds lorsqu’on me demande ce que je fais dans la vie : « J’aide les entreprises à virer les gens. » Quand je souhaite être plus discret, je me présente comme conseiller en ressources humaines. Oui, j’exerce un drôle de métier, mais il est malheureusement devenu essentiel aujourd’hui. Les licenciements ont toujours existé. Il y en aura encore. Autant aider les entreprises à le faire correctement.
Je pense avoir viré plusieurs milliers de personnes depuis le début de ma carrière. J’essaie de ne pas trop y penser. Comment arrive-t-on à faire ce métier sans penser qu’on est un salaud ? Avec le temps, j’ai appris à me protéger. Et je me dis que je préfère que ce soit moi, car ce sera fait à peu près humainement. Mais ma hantise est de croiser une personne que j’ai fait partir. Ou, pire, de virer quelqu’un que j’ai déjà licencié.
Ce métier n’était pas un projet de vie. J’étais en DESS de droit du travail lorsqu’un gros plan a été annoncé dans une filiale de Schneider Electric – 100 départs sur 180 personnes – dont le DRH était l’un de mes professeurs. Il m’a demandé de l’aide pour accompagner les salariés pendant la phase de reclassement. Six mois plus tard, j’étais nommé DRH adjoint de la filiale. Lorsqu’un fonds franco-luxembourgeois a racheté la société et exigé un nouveau plan, mon premier réflexe a été de refuser. Trente personnes en moins, sur 80 salariés, c’était énorme. Et je connaissais les équipes… « Ce plan se fera, avec ou sans toi », m’a répondu mon directeur. Cela semble paradoxal, mais j’ai finalement accepté parce que j’aimais bien les gens.
Cette première expérience de PSE [plan de sauvegarde de l’emploi], à 26 ans, fut particulièrement traumatisante. J’annonçais aux collègues avec qui j’avais sympathisé la suppression de leur poste. Je n’en dormais plus. Je me sentais coupable, responsable de ce qui arrivait. Avec le recul, je me rends compte que cela s’est passé dans de bonnes conditions. Ils avaient de bons profils, ils ont facilement retrouvé du travail. Peu de temps après, j’ai créé ma société de conseil. Mon principal client était le fonds franco-luxembourgeois, spécialisé dans le rachat de sociétés en difficulté. Pendant quatre ans, j’ai fait trois à quatre plans par an.
Les petites entreprises que j’ai accompagnées n’avaient souvent pas le choix. C’était le plan, ou la clé sous la porte. Deux fois, en 2009 et 2013, j’ai été séquestré pendant vingt-quatre heures. Des avocats m’avaient déjà conseillé d’avoir deux téléphones sur moi au cas où cela arriverait, mais en 2009, on n’a rien vu venir. C’était une entreprise de distribution, dans le nord de Paris. Trente personnes sur 98 devaient partir. La réunion s’est mal passée. Les syndicats nous ont retenus, le directeur général, le DRH et moi. C’était éprouvant. Personne ne savait comment ça allait se résoudre. On n’était pas à l’abri d’un gars qui rentre dans la pièce un peu éméché, ou d’un dogmatique qui nous prive d’eau.