Michéa, c’est presque le dernier communiste. Roussel, à côté, est un bon bourgeois. Le philosophe vit dans cette France rurale qui est encore plus oubliée que la France périphérique. On y chasse, on y pratique la corrida, et on y ramasse des brebis éventrées par le loup. C’est ce qu’il raconte à Guillaume Erner, le bobo de France Cul le 8 octobre 2023.
Michéa parle « main verte » (celle de sa femme d’origine vietnamienne), déserts médicaux, gauche urbaine écolo à la ramasse, jeunesse déconnectée (du réel) malgré sa superconnexion permanente à la Matrice (via le portable), il parle Orwell, communisme, monades et guerres, l’avenir du capitalisme. En fait, on y est. Erner, peu à peu, devant ce déboulé de réel, perd sa voix d’animateur culturo-mondain. Heureusement, Michéa est poli. Il reviendra un jour sur la radio publique, mais pas trop. Comme Badiou.
2’53 – Michéa : La chose qui est la plus frappante quand on habite depuis 7 ans dans la ruralité profonde, c’est le fait que les gens de là-bas, les gens d’ici pour moi quand j’y suis, ce sont des gens dont la vision est toujours en stéréo pour une simple raison : ils ont d’un côté le monde qu’ils ont sous leurs yeux, dont je parle en partie dans le livre, et ils ont le monde qu’il voient sur les écrans ou qui leur vient par les médias et qui est un monde assez surréaliste, parce que rien n’est plus étonnant comme expérience que de regarder la télévision, d’écouter la radio quand on est dans cette ruralité profonde, notamment les clips publicitaires qui décrivent un monde quasiment martien. Et donc les gens sont toujours là-bas obligés de naviguer entre deux visions du monde, ce qui explique à quel point ça les rend souvent plus critiques, alors que lorsqu’on est dans une grande métropole et particulièrement à Paris, les médias vous renvoyant votre propre reflet, il est beaucoup plus difficile d’imaginer une autre vie que celle que l’on a.
5’51 – Michéa : Il y a si peu de médecins capables de prendre de nouveaux patients, qu’il y a eu récemment des enchères entre les communes et que pour 50 000 euros une commune assez lointaine a réussi à s’emparer de celui qui était à 10 km de chez nous, qui a été acheté à 77 ans, transféré, c’est un transfert, c’est le mercato rural désormais, où à la fin de saison on met de l’argent sur la table pour s’assurer les services d’un médecin. Donc ça c’est vraiment le désert médical. J’ai lu d’ailleurs que si la France rurale maintenant a une espérance de vie de 2 ans inférieure à celle des métropoles et de leur banlieue, c’est pas parce que la vie est moins saine, au contraire, mais c’est que là, personne n’a le le temps d’aller se faire observer la naissance d’un cancer, tout est pris toujours trop tard parce qu’effectivement le moindre rendez-vous chez l’opticien c’est des mois, des mois, voire, parfois un an.
13’30 – Erner : Vous nous dites que les écologistes, une partie d’entre eux, des gens que vous n’estimez pas être des écologistes véritables, sont les alliés objectifs du système capitaliste, est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi vous pensez cela ?
14’30 – Michéa : On est au plus loin de l’écologie de Charbonneau, Ellul, de Fournier, La Gueule ouverte, de l’écologie de Mai 68 ou a fortiori de la décroissance, qui est la reprise radicale de ce projet auquel j’adhère personnellement. Non, ce qu’on appelle l’écologie, quand aujourd’hui à écologie on répond Marine Tondelier, Aymeric Caron et Sandrine Rousseau, c’est quelque chose qui n’a plus rien à voir avec cette écologie ancienne, et on a vraiment l’impression quand on les voit prendre des décisions que leur but numéro un est de détruire les modes de vie non métropolitains.
15’31 – Michéa : On a l’impression que l’objectif numéro un est de détruire ces traditions qui font encore obstacle au capitalisme. Parce que si le marché a une vertu très connue, c’est d’éliminer toutes les traditions. Et pour ça il faut un idiot utile et on en a trouvé toute une série. Ah ben justement ce qu’est devenu Europe-Écologie-Les Verts, c’est une lente décroissance de la radicalité depuis cette écologie même encore jusqu’à Waechter, qui avait encore vaguement en arrière-plan l’idée qu’on pouvait pas découpler la défense de l’écologie et la critique du capitalisme dans sa vraie définition, que plus personne ne reprend aujourd’hui
16’14 – Erner : Parce que Europe-Écologie-Les Verts estime être encore très largement critique du capitalisme partisan, sinon de la décroissance, du moins de la sobriété.
16’38 – Michéa : J’entendais Jean-Marc Jancovici l’autre fois, chaque fois qu’il se hasarde à une définition du capitaliste, c’est quelque chose qui va inclure le boulanger du village ou les Romains du second siècle, ça n’a plus du tout la radicalité qu’il y avait chez Marx, c’est un concept précis et opératoire et aujourd’hui dans cette extrême gauche parisienne ou métropolitaine, le mot anticapitaliste, quand il n’a pas été remplacé par antifascisme, recouvre à peu près n’importe quoi.
23’23 – Erner : Ça a débuté quand, cette trahison ?
23’27 – Michéa : D’une certaine manière, rappelez-vous que personne ne peut trouver un seul texte de Marx, d’Engels, de Bakounine, de Proudhon, où il se présente comme un homme de gauche appelant à l’union de la gauche. À l’époque, le jeu politique est à trois : il y a les bleus, les rouges et les blancs. Les blancs, c’est la droite monarchiste et cléricale ; les Bleus, les républicains et les libéraux ; et les socialistes, les rouges, sont en dehors de ce champ politique. Il y a eu l’alliance défensive de l’affaire Dreyfus mais qui n’a pas changé l’essentiel parce que la gauche française, on le voit en 36 et autres, est massivement socialiste, SFIO plus Parti communiste, les radicaux qui était le parti central au départ, est devenu ce réduit, et jusque dans les années 70 ce qu’on entend par gauche, c’est au fond un autre nom pour dire des critiques du capitalisme, alors socio-démocrate, bolchevique, tout ce qu’on veut, mais il reste par-delà tous les errements des uns et des autres un noyau de compréhension des méfaits du capitalisme qui est en place. Tout ça, ça vole en éclats, préparé par les nouveaux philosophes Foucault, et l’arrivée de Mitterrand, 83, l’idée que le socialisme et la volonté de rompre avec le capitalisme ça conduira à la Corée du Nord et au goulag. C’est ce qui est intégré, et à partir de là, la conversion progressive de la gauche et de l’extrême gauche au libéralisme, soit économique, soit culturel ou soit ces fondements philosophiques, fait le reste du travail. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le wokisme comme n’étant pas du tout un anticapitalisme et une critique de la croissance, mais une partie intégrante de ce mouvement de réconciliation avec l’ordre établi.
25’06 – Erner : Qu’est-ce que le wokisme pour vous, Jean-Claude Michéa ?
25’08 – Michéa : Alors j’ai proposé une fois pour toutes d’appeler ce qu’on appelle le wokisme, qui est la forme américaine et donc d’importation aujourd’hui, le néolibéralisme culturel.
26’22 – Michéa : Engels définissait le mouvement culturel du capitalisme comme l’atomisation du monde, c’est-à-dire on va vers un monde de monades dont chacune, disait-il, a un principe de vie particulier et une fin particulière. Imaginez la Cène du Christ rejouée aujourd’hui, les apôtres communient dans le repas commun, mais tout de suite il va y avoir Matthieu qui va dire moi je suis végan, moi intolérant à ceci, et c’est le problème des cantines scolaires. Maintenant il faudrait un menu par personne. Le problème, c’est que c’est très bien sur le papier, l’idée que il faut un menu pour chacun, mais il faut aussi qu’il y ait du vivre-ensemble, le nom est apparu comme réponse à ce problème. Et alors où va-t-on trouver le vivre-ensemble ? Bah, Voltaire l’a dit : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. Le seul moyen de mettre fin aux guerres de religions, c’est la religion de l’économie. Autrement dit, plus nous allons dans le libéralisme culturel, plus nous devons aller dans le libéralisme économique pour restituer ce commun, puisque qu’avons-nous en commun dans une société libérale développée ? Le droit et le marché.
28’02 – Michéa : Quand l’Europe dit « nos valeurs », c’est uniquement les droits de l’homme et l’économie de marché. C’est pourquoi ils vont renâcler pour parler de tout ce qui peut être symbolique ou autre, ce dénominateur commun suffit. C’est l’idée du doux commerce, pour reprendre la formule de Montesquieu, et l’idée que le libéralisme culturel, sa menace potentielle c’est de réintroduire une guerre de tous contre tous entre végan et non végan, mais le vivre-ensemble sera réuni grâce au doux commerce. Le problème, c’est que le doux commerce engendre une guerre économique qui réintroduit la guerre de tous contre tous et en fait, plus le capitalisme se développe, plus nous allons vers un univers qui devient violent et militarisé. Les guerres sont devant nous.
29’47 – Michéa : À l’époque j’expliquais comment la mise en place de réformes libérales de l’éducation, dont le but était de préparer les populations à la guerre économique du XXIe siècle, se traduirait forcément par une baisse de niveau et une baisse de l’intelligence critique.
30’40 – Michéa : Et c’est d’ailleurs le problème le plus inquiétant d’un point de vue politique, c’est dans tous les sondages, les jeunes générations sont beaucoup plus synchrones avec le capitalisme et sa culture que les autres générations.
32’15 – Michéa : Ils ont une vision du monde qui n’est pas du tout la vision Erasmus. Un jeune des campagnes, d’ailleurs vous l’entendez parler, je pense à certains de ces jeunes que nous connaissons très bien, j’ai l’impression d’être sur un France Culture parallèle, parce qu’ils m’apprennent toujours des choses. Alors que très souvent, quand je vois un jeune Parisien débarquer, qui a fait Sciences Po et autres, il parle, il parle très bien, c’est intéressant, il est adorable, mais j’entends rien de sa bouche qui sorte et que je n’ai pas déjà entendu sur France Info. Donc il y a vraiment les deux jeunesses, et puis cette jeunesse est plus nombreuse qu’on ne le croit puisque encore une fois, 33 % des habitants français en France habitent en région rurale si on prend comme critère, comme le fait maintenant l’INSEE, si on tient compte au premier plan de la densité.