Ce sont ceux qu’on ne voit pas, ceux qu’on n’entend jamais. Ceux sur lesquels les caméras et les micros glissent généralement sans s’arrêter. Ceux qui ne font pas de bruit. Voila Aziz, agent à la RATP, sa femme Zohra, assistante maternelle et leurs deux fils, qui viennent d’acheter un pavillon. Ou encore Mohamed, ingénieur, avec Hasna, agent de sécurité, fans de marche à pied. Leur fille n’est pas là : elle joue à un concert de flûte traversière.
Et encore Farid, 28 ans, graphiste, qui rêve d’écrire des romans, à côté d’Hamid, professeur de philosophie et Zouhair, agent d’assurance. Ce dimanche 19 juin, tous défilent vers le commissariat de Mantes-la-Jolie (Yvelines) ; un cortège d’invisibles, venus de toute la région. En hommage au couple de policiers assassinés lundi 13 juin à Magnanville, un bourg voisin, le collectif des mosquées mantoises avait appelé les « citoyens français de confession musulmane » à une marche silencieuse. Cinquième rassemblement après le meurtre, celui-ci a créé la surprise : près de 4 000 personnes (2 500 selon la police), un des plus nombreux, avec celui organisé par les policiers.
- Omar Eddaoudi, imam de la grande mosquée de Mantes-la-Jolie, en tête de la marche à la mémoire des deux policiers assassinés au nom de l’État islamique
Depuis les attentats contre Charlie Hebdo ou le Bataclan, Mehdi Berka, 43 ans, recteur de la grande Mosquée de Mantes-la-Jolie, participe régulièrement à tous les hommages. À chaque fois, il a l’impression pourtant d’entendre le même reproche : « Pourquoi les musulmans restent-ils silencieux ? Pourquoi ne bougent-ils pas ? » Avec les quatre responsables des mosquées de la région, ils ont décidé, cette fois, de marquer le coup :
« Afficher la réalité de notre désarroi, prendre nos responsabilités et signifier un message clair à nos concitoyens : nous nous démarquons. »
Des tracts ont été diffusés dans les alentours, après la prière du vendredi, ainsi que des SMS ou des messages sur les réseaux sociaux, sans faire appel aux institutions religieuses ou politiques traditionnelles. « Nous ne nous adressons pas à la puissance publique, mais aux gens du quotidien », reprend le recteur, Mehdi Berka. L’affaire n’était pas gagnée. Seul précédent comparable, une manifestation confessionnelle avait été organisée par Hassen Chalgoumi, l’imam de Drancy parfois controversé, au moment de l’affaire Mohamed Merah, en avril 2012. Bilan : deux cents personnes à peine, place de la Bastille.
« Ce n’est pas dans nos habitudes de s’afficher »
L’atmosphère, cette fois, est toute autre, du monde, des familles surtout. Pour beaucoup, c’est le premier défilé. « On est des musulmans ordinaires, ce n’est pas dans nos habitudes de s’afficher », dit Said, professeur de maths. En marchant vers le commissariat, Zoubida, 35 ans, croit entendre son père quand il lui répétait : « Ne fais pas d’histoire, ma fille, et surtout pas de politique. On n’est pas chez nous. » Elle n’a pas osé lui dire qu’elle venait. « C’est tout un apprentissage pour nous. On a peut-être eu tort, au fond, de ne jamais nous montrer. »
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- Dépôt de gerbe devant le commissariat de Mantes-la-Jolie, par des représentants des mosquées des environs, dimanche 19 juin
Devant l’hôtel de police, des scouts musulmans déposent une gerbe, avec une grande photo du couple assassiné. Applaudissements. On attend qu’un officier ou une délégation sorte. Personne. En revanche, plusieurs voitures de police déboulent du garage, sirènes hurlantes, forçant la foule à décamper. Quelques-uns leur font des signes de solidarité. Pas un regard, les visages des agents sont tendus, à cran.