L’article date d’août 2017 mais il est toujours valable sur l’évolution de la presse en ligne.
Les grands groupes de presse déficitaires lorgnent et bavent d’envie sur ces usines à clics basées sur des algorithmes, ces programmes intelligents qui permettent de fournir au grand public ce qu’il « aime », ou ce pourquoi il a été (dé)formé.
Cette « information » a le goût et l’odeur du populisme mais n’en est pas puisqu’elle correspond aux besoins de l’oligarchie : noyer la masse des lecteurs sous une masse de pseudo-information qui ne coûte pas cher et ne mange pas de pain. Aucun risque de voir les consciences évoluer avec ce sous-produit de l’info qui est en fait une nouvelle forme de propagande : plus attractive, plus fun, plus facile à ingérer, le fast-food de l’info.
Autant dire qu’un ado nourri à Konbini ou Buzzfeed aura du mal à entrer dans la dernière interview de Sajous sur les mondes virtuels mâtinée de marxisme.
Pourtant, il y a un site qui propose de l’information précise et profonde et qui fait du clic... E&R produit de la conscience populaire sans se foutre de la gueule du public. Mais ça ne plaît pas à l’oligarchie, qui préfère une masse d’endormis à une masse d’éveillés.
La grande crise de la presse ouverte dans les années 2010 s’achève, du moins sur le plan économique. D’un côté, les groupes traditionnels qui ont misé sur l’information payante en ligne et les abonnements renouent avec les bénéfices. De l’autre ont émergé des dizaines de sites d’info-divertissement entièrement dépendants de la publicité — et donc du nombre de pages vues.
Usiner en quelques minutes des articles insolites sur le dernier sujet qui agite les réseaux sociaux, y glisser des références flatteuses aux annonceurs publicitaires, saupoudrer l’ensemble de vidéos amusantes qui feront le tour d’Internet : la recette a porté à des sommets l’audience des sites d’info-divertissement Melty, Konbini ou encore BuzzFeed. La presse traditionnelle porte sur ces jeunes concurrents un regard ambivalent fait de mépris pour un journalisme ouvertement bâclé et de fascination pour le nombre de visites qu’il génère.
Cofondateur de Melty et président de l’entreprise jusqu’en mars dernier, M. Alexandre Malsch a été décrit comme un « prodige numérique » (LeMonde.fr, 16 août 2014) qui « parle à l’oreille des ados » (L’Obs, 7 février 2016) et a fait l’objet de dizaines de reportages élogieux.
« Ce qui nous agaçait le plus connaissant nos conditions de travail, qui n’étaient pas idéales, c’était d’être à ce point encensés comme étant une entreprise très cool : on a une table de ping-pong, on travaille dans des hamacs avec des ordinateurs portables. Il y a des canapés, une télé, une salle avec des jeux vidéo… Tu es entre copains, donc tu ne comptes pas tes heures », raconte Mathieu, ancien rédacteur en chef adjoint de MeltyStyle, un site consacré à la mode masculine et aux nouvelles technologies, et rédacteur en chef de VirginRadio.fr, dont le groupe Lagardère a sous-traité la production éditoriale au groupe Melty. Mathieu a quitté l’entreprise à la suite d’un syndrome d’épuisement professionnel.
Car derrière les décors acidulés se cache un univers de forçats. Melty fonctionne en partie grâce au « contenu » fourni par des autoentrepreneurs payés en fonction du nombre de clics qu’a généré l’article : 4 euros au minimum, et un maximum de 30 euros quand le texte atteint les dix mille vues en vingt-quatre heures. Ce système, qui rappelle celui des cueilleurs saisonniers payés au kilo, résume bien la vision du fondateur du groupe : « Je trouve ça tellement dommage que les salariés n’arrivent pas à se dire parfois que leurs acquis sociaux ne sont plus compétitifs par rapport au marché », confiait M. Malsch au journaliste William Réjault en 2015.
« Certains pigistes autoentrepreneurs dont c’était l’unique revenu travaillaient tout le temps. Ce qui marchait le mieux chez Melty, c’était les séries américaines, donc en horaires décalés. Beaucoup de free-lances commençaient dès 5 heures du matin », détaille l’ancien rédacteur en chef adjoint.
Pour arrondir leurs fins de mois, les rédacteurs permanents avaient la possibilité d’écrire en dehors de leurs heures de travail, chaque article étant rémunéré 10 euros sous la forme d’une prime exceptionnelle, pour échapper aux cotisations sociales : « Vu qu’on était mal payés, la plupart le faisaient. Certains mois, je rédigeais soixante papiers en plus. J’y passais mes samedis, j’allais à la rédaction. Pour nous, c’était tout le temps la course à l’argent et à l’audience. » Selon le collectif Génération précaire, l’entreprise faisait appel en 2014, « en plus de ses soixante-douze salariés, à soixante free-lances en autoentreprise et à trente stagiaires ».
L’algorithme rédacteur en chef
Entre site de divertissement et agence de communication, Konbini prend également ses aises avec le code du travail en recourant largement aux autoentrepreneurs, obligés de travailler à la rédaction avec leur propre matériel.
« Quand la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem est venue, elle s’est exclamée : “Qu’est-ce que ça fait plaisir de voir une si belle rédaction, c’est rare maintenant !” J’avais envie de lui répondre : “Mais ouvre les yeux, on est tous précaires ici, la plupart en autoentrepreneur...” », s’indigne Hélène, rédactrice pour Konbini.
Elle dénonce aussi l’accent mis sur les futilités au détriment des conditions de travail. « Dans l’espace ouvert, on a du mal à trouver une place où s’asseoir pour travailler, par contre il y a des baby-foot. La blague, c’est de dire qu’on va retourner le baby pour en faire un bureau ! »
Ces sites ont pour spécialité la production industrielle à bas coût de contenus destinés aux jeunes. Melty est à l’information et à la culture ce que McDonald’s est à la gastronomie. Son choix d’abreuver les 12-25 ans d’articles sur Justin Bieber, Game of Thrones ou Beyoncé n’a rien de neutre : il s’agit de créer un environnement rédactionnel positif pour porter le message des annonceurs. Ces derniers paient non pas pour afficher un bandeau à côté des articles, mais pour figurer au cœur du texte lui-même. La proverbiale frontière entre information et publicité, ce rempart infranchissable que les journalistes des plus prestigieuses publications appellent « mur de Berlin », a cédé face aux assauts de l’argent.
Pour mieux convaincre, la publicité prend l’apparence de l’information. Ce financement du contenu éditorial par les marques se nomme publicité native (native advertising). Il signe l’esprit de l’époque. Lorsqu’il dirigeait son site, M. Malsch mettait un point d’honneur à déjeuner une fois par semaine au parc d’attractions Disneyland. Puis il transposait cet univers de carton-pâte dans le monde de l’information.
« Dans une conférence de rédaction, se souvient Mathieu, il pouvait nous dire : “Vous utilisez un langage trop journalistique, nous on fait du buzz, on fait du divertissement. Au lieu de dire ‘la rédaction vous conseille ceci’, vous écrivez ‘on a trop kiffé.’” Mais, quand tu signes un article de ton nom, même s’il est écrit en vingt minutes parce que c’est une usine, tu veux quand même que ça reflète une certaine qualité. Ta responsabilité est en jeu. »
Début 2017, le groupe se prévalait d’une audience importante : vingt-sept millions de visiteurs uniques par mois sur le Web et les plates-formes sociales (Facebook, Snapchat, Instagram).
Et pour cause : la course au clic oriente jusqu’au choix des sujets. Le véritable rédacteur en chef de Melty est un algorithme nommé Shape qui analyse les habitudes des lecteurs (thèmes de conversation sur les réseaux sociaux, recherches Google et tendances sur Twitter) afin de définir les sujets susceptibles de générer le plus d’intérêt. Stagiaire chez Melty en 2010, Mathilde se souvient d’une logique absurde :
« Dès que l’algorithme voyait un sujet remonter dans les statistiques, il fallait faire un article dessus, même s’il n’y avait pas d’info. Une fois, je suis allée voir la rédactrice en chef, et je lui ai dit que je n’avais pas d’info sur le thème demandé (la chanteuse Britney Spears). Elle m’a répondu : “Ce n’est pas grave, tu spécules.” »
Depuis, le groupe a développé de nouveaux outils internes, non plus pour détecter les tendances, mais pour les imposer. L’idée est de poser des lignes et de voir à quels appâts mordent les lecteurs.