Le cannabis est de loin la substance illicite la plus consommée en France. La banalité et la popularité de sa pratique en rendent son analyse délicate. L’expérience et le positionnement du docteur Jacques Mabit (centre Takiwasi, Pérou) est éclairante pour démêler les tentatives de démarches spirituelles de la pure régression infantile, la consommation ludique contrôlée de la dépendance non assumée. La prise de conscience des conséquences de cette consommation de masse est sans doute entravée par le fait que ces effets nocifs ne sont pas physiques, mais psycho-spirituels, comportementaux et énergétiques.
À l’heure où l’horizon des générations futures se rétrécit à sa plus simple expression de survie – soit « revenu universel et chichon » –, il est urgent de se renseigner. Consommer est un choix, mais, pour choisir, il faut savoir.
La Marihuana (Cannabis sativa) est devenue de nos jours un thème constant de débats qui symbolise parfaitement le conflit entre d’une part les partisans de la libéralisation totale des substances psychoactives, et d’autre part les opposants à toute tolérance en leur encontre. Ces positions systématiques nous obligent à choisir entre deux points de vue « fermés » : le premier pudiquement habillé de tolérance et liberté offre une approche quasi angélique de « l’herbe » ; le second « satanise » toute modification induite des états de conscience et mentionne en s’horrifiant les chiffres effectivement terrifiants de la toxicomanie dans le monde. Celui qui se risque à donner son avis sur ce sujet, apparait soit comme un bourreau, envoyé par l’establishment pour maintenir l’ordre moral, soit comme un attardé irresponsable héritier des hippies, incapable d’affronter les défis du monde moderne.
Notre souhait : essayer d’ouvrir une troisième voie à égale distance de ces deux groupes, lesquels se renforcent mutuellement dans leurs positionnements. À notre avis, ces deux positions, basées d’une certaine façon sur la duperie, sinon l’imposture, donnent une idée déformée de la réalité. Cependant, nous nous adresserons d’abord aux défenseurs de l’usage inconditionnel du cannabis, afin qu’on ne puisse suspecter notre position d’être en faveur d’une prohibition aveugle de tout usage de substance psycho active. Depuis le premier numéro de cette revue, nous avons signalé que « tout groupe qui se réclame de la prohibition totale de toutes sortes de substance psychotrope, risque de menacer la liberté individuelle, de participer à la dégradation des cultures autochtones et finalement de favoriser le trafic de drogues » [1]. Au-delà de cela, le centre Takiwasi démontre dans ses activités thérapeutiques et pédagogiques, avec évaluations et recherches psycho-cliniques [2], qu’un usage correct de plantes psychoactives n’est pas dommageable et, de plus, peut permettre de soigner des toxicomanes.
Il est nécessaire de réaffirmer dès à présent, notre conviction de la valeur indiscutable de la Cannabis sativa. Elle a des vertus médicinales inégalées, démontrées et reposant sur une constatation empirique séculaire. Nous pouvons la classer dans le groupe des plantes sacrées ou plantes maîtresses pour ses pouvoirs d’élargissement de la conscience et d’enseignement spirituel.
C’est justement pour cela, que comme toute substance psychoactive naturelle et d’usage ancestral et sacré, elle ne mérite pas d’être condamnée aveuglément, ni d’être l’objet d’une consommation dégradante, sans critères, et en fin de compte irrespectueuse et non exempte de dangers. Hélas, ses défenseurs ont tendance à se prêter à des positionnements qui, loin d’apporter des arguments incitant à la tolérance, montrent au contraire une grande confusion dans leurs jugements poussant ainsi à l’incompréhension. Nous croyons nécessaire d’éclairer le débat, en analysant d’une part la situation actuelle de la marihuana dans notre société contemporaine, et d’autre part la distance entre le discours et les faits sur la base de notre expérience.
Conditions déterminantes d’une rencontre avec la marihuana
Il n’est plus nécessaire de démontrer que les effets de l’usage de toute substance psychoactive dépendent de trois conditions : substance, consommateur et contexte.
N’importe qui peut différencier : la consommation d’alcool d’un enfant de douze ans avec ses copains en banlieue urbaine, de celui d’un champagne de qualité au sein d’une famille pour fêter un mariage, ou de l’usage ritualisé du vin au cours de l’eucharistie chrétienne. On parle toujours de consommation d’alcool, substance psychoactive, avec études scientifiques à l’appui, et en montrant son potentiel de nocivité, ses risques de toxicomanie et son énorme coût social et économique. Aucun chirurgien ne se passerait des services de la morphine au nom des fumeurs d’opium de Macao ou des héroïnomanes de Genève. On ne voit pas de campagne contre l’abus de sucre raffiné, bien qu’il fasse des dégâts considérables dans le domaine de la santé publique et qu’une grande partie de la population en soit dépendant. Et la liste n’est pas exhaustive [3]...
De même, peut-on comparer l’usage du bhang dans les sociétés initiatiques et par les yogis indiens, l’usage traditionnel du hachisch par les paysans marocains, avec la consommation ludique de « l’herbe » entre jeunes des sociétés urbaines occidentales, son usage mêlé à l’ayahuasca dans les églises du Santo Daime au Brésil, et le mélange hachisch–pâte base de cocaïne consommé dans les terrains vagues des banlieues marginales des villes latino-américaines. De quelle marihuana parlons-nous ? À quel type de consommation faisons-nous référence ?
Substance
Quand nous parlons de facteurs liés à une substance, nous nous référons à sa qualité et à la dose, ce qui inclut quantité et fréquence de consommation. On peut consommer le cannabis sous de multiples formes et celui-ci présente de multiples et différentes qualités. Cependant, les études scientifiques parlent de son potentiel toxique, bien connu des sociétés traditionnelles, comme nous en informe le célèbre spécialiste de l’Inde, Alain Daniélou : « On broie la feuille entre deux pierres et on la rince avec beaucoup d’eau, ce qui permet d’extraire les éléments nocifs. On en prépare une boisson avec du lait d’amande, la mélangeant avec une grosse olive de bhang, et chacun l’ingère avec respect. » [4]. Il s’agit d’un processus de désintoxication, d’une ingestion à froid par voie digestive et non chaude par les voies respiratoires. L’inhalation de la fumée modifie la pharmacodynamique du produit : on évite la protection naturelle de la barrière digestive et on augmente le processus d’assimilation sanguine par voie pulmonaire, tandis que la combustion provoque de nouveaux métabolismes.
Daniélou ajoute, avec toute l’autorité que lui accordent ses quarante années de cohabitation intime avec le groupe des initiés d’Inde auquel il appartenait, que « la pratique de fumer le chanvre est fortement déconseillé en Inde, car les éléments toxiques ne sont pas éliminés... »
Sujet
Comme pour toute substance psychoactive, il existe un haut degré de susceptibilité individuelle. Cette susceptibilité se manifeste autant dans les effets immédiats que dans la dépendance possible. Il y a des personnes peu touchées par la marihuana et d’autres qui réagissent aussitôt par de fortes altérations de l’idéation et de la conduite, des états confusionnels avec désorganisation du comportement. On ne peut l’ignorer quand on propose l’usage libre de la marihuana.
De même, bien qu’elle soit cataloguée de « drogue douce », elle peut créer chez certaines personnes une dépendance extrêmement forte. Les caractéristiques de cette dépendance, selon notre observation, sont les suivantes :
Distorsion lente de la perception de la réalité. La lenteur et la subtilité de ce phénomène ne permet pas au sujet de l’identifier et de le conscientiser. Nous n’avons pas avec la marihuana les effets « dramatiques » de l’usage de l’héroïne, de la pâte base de cocaïne ou du crack. C’est pour cela qu’il est plus facile au consommateur d’ignorer sa propre transformation : il ne peut s’en rendre compte clairement.
Phénomène de « mentalisation ». Le chant perceptuel se focalise au niveau mental, gommant imperceptiblement les affects de type émotionnel. Le sujet remplace progressivement son « cœur », par son « mental ». Il confond « sentir » et « penser ». Les guérisseurs diraient que son énergie est concentrée dans sa tête. Les consommateurs le perçoivent très bien et utilisent la marihuana pour stimuler le travail intellectuel et la capacité mentale. Un usage temporaire et inoffensif peut ainsi transformer de manière permanente et pathologique leur perception du monde.
Désincarnation. L’hyper activation du mental donne la sensation de pouvoir résoudre de nombreux problèmes, d’avoir des idées géniales et de comprendre des choses complexes. Cependant, on observe que ces mêmes sujets ont de grandes difficultés à concrétiser leurs idées, à les inscrire dans le concret, à les réaliser dans le quotidien. C’est le cas de ces étudiants d’université, ayant de brillantes idées pour leur thèse, la même qu’ils ne peuvent jamais terminer. Nous pourrions illustrer ceci, en disant que le sujet vit dans l’air, perd son enracinement avec la terre, il a tendance à se dématérialiser.
Projection dans une réalité virtuelle. Le fumeur de marihuana en vient à croire que penser et vivre est la même chose. Il investit une grande partie de son être dans un monde imaginaire ou virtuel, perçu uniquement par lui ou partagé de forme évanescente avec ses compagnons de consommation. Cet aspect me paraît dramatique quand il embrasse la sphère spirituelle, car il transforme le vécu spirituel incarné, en un simple rêve éthérique. Le raisonnement peut être brillant, mais en contradiction avec la vie quotidienne, sans engagement dans la réalité ordinaire. Il recrée des symboles, des connexions, des interprétations qui ne sont pas sanctionnées par la réalité. Naît alors un appétit pour tout le côté ésotérique, magique, les mondes parallèles qui permettent de s’évader de l’ici et maintenant.
Contexte
La rencontre entre une substance et un sujet se fait dans un contexte qui influe fortement sur les effets de son usage. Fréquemment, les adeptes d’un accès libre à la marihuana revendiquent sa douceur par le fait que cette plante est utilisée dans les sociétés traditionnelles depuis des siècles, sans induire de pathologies. On peut noter cette contradiction : dans notre monde contemporain, ceux qui défendent cette posture n’appartiennent pas à ces sociétés traditionnelles, ne les connaissent pas de l’intérieur (ce qui demande du temps et une certaine vocation). Ils ne respectent pas non plus leurs critères d’usage. Et en plus du mode spécifique d’ingestion, ils ignorent les éléments rituels indispensables à une approche correcte de la dimension spirituelle inhérente à tout acte sacré qu’est le fait d’ingérer une plante sacrée. Acquérir cette connaissance requiert un apprentissage et une initiation guidées depuis les sources mêmes de cette sagesse ancestrale. Qui, dans cette légion de consommateurs de marihuana, fait l’effort de suivre ce chemin ? (Selon une récente étude officielle, on arrive à quelques 15 millions d’usagers aux États-Unis)
Dans notre société moderne, la principale motivation d’usage de marihuana, est purement ludique. Dans les sociétés marginales, elle devient un mode d’identification, et une forme de distanciation avec le formalisme ambiant. Ceci fait fortement penser à une rébellion de type adolescent qu’on peut trouver dans le milieu politico-messianique des rastas et évoque l’appartenance à une spiritualité évanescente exempte de tout lien avec une église ou institution. La marihuana consommée ainsi permet un partage agréable entre amis, sans engagement social. Elle évoque également une atmosphère de relaxation, d’euphorie, de plaisir sensuel auxquels peut s’associer éventuellement repas, boisson et sexe. Pour quelques-uns, c’est le repos de fin de journée, ou de fin de semaine, la fuite dans un moment de plaisir où on peut laisser courir son imagination, se distraire avec les idées les plus fantaisistes, laisser divaguer ses pensées, lâcher les tensions dues aux nombreuses obligations du monde moderne. C’est un peu se donner le droit à une récréation, à une parenthèse.
Cet aspect ludique n’est pas à rejeter en soi, car il correspond à un besoin naturel de l’être humain. Ce qui nous paraît le plus déplorable dans cet usage, c’est bien l’exclusivité du mode de consommation et la systématisation des contextes d’induction qui excluent finalement toute approche vraiment sacrée et enferment ces expériences dans un système de valeurs infantiles ou au mieux adolescentes. Il ne s’agit plus de repos, mais d’évasion, et c’est bien là que se joue l’attitude toxicomane. Les personnes consommatrices ne se sentent pas d’intervenir dans le tissu social, de manifester de la compassion active (engagement réel dans œuvres) ou d’être acteurs dans leur milieu de vie. Ils ont tendance à rester dans le discours oral ou écrit, très souvent prolifique, jusqu’à la logorrhée parfois brillante (fascination intellectuelle), mais indigeste (ennui intraduisible en actes). Quelques porte-voix du New Age nous paraissent de parfaits exemples de ce défaut : leurs discours fascinent le mental, excitent les neurones, mais manquent d’enthousiasme (in-theos) et d’inspiration, que seul peut avoir un esprit ardent touchant le cœur. Finalement, ils se retrouvent très passifs et soumis à un ordre social duquel ils prétendent se démarquer et contre lequel ils luttent verbalement mais sans agir. Dans ce contexte, être « cool », nous paraît plus évoquer un état de démission qu’une authentique sérénité.
Il faut attirer l’attention sur le fait que l’usage de marihuana commence à 90 % à l’adolescence (12-14 ans). Cela correspond à une étape d’opposition au monde adulte, perçu comme ennuyeux et contraignant. Face aux obligations, et à la réalité présentée de façon trop triste, monotone, routinière, manquant d’inspiration, d’enthousiasme, d’esprit d’aventure, la tentation est grande de rester dans l’enfance, de ne pas grandir, de préférer l’imagination et la magie La crise classique du moment de l’adolescence devient bien inquiétante quand elle pétrifie la personne adulte dans des comportements adolescents. L’usage régulier de marihuana depuis l’adolescence n’aide pas à grandir, mais maintient la personne dans un état prolongé d’immaturité faisant penser à l’éternel adolescent le « puber æternus ».
Il est clair que le contexte d’une société ayant peu de projets stimulants favorise l’engouement pour ce type d’évasion. Mais rendre coupable uniquement la société est aussi le signe d’une déresponsabilisation de l’individu. Personne n’est obligé de fumer de la marihuana ni de continuer à le faire.
Toutefois, une personne fragilisée par l’absence de structuration de sa personnalité dans l’enfance, sera plus sujette à la dépendance à la marihuana à l’abord de l’adolescence. Impossible d’ignorer qu’il existe de nombreux cas de dépendance sérieuse et réelle à la marihuana : nous en avons reçu plusieurs cas ici dans notre centre. Et comme nous le disions, c’est une toxicomanie que la personne reconnaît avec difficulté, qui plus est si le contexte alternatif encourage pernicieusement un consensus sur la « douceur » de la marihuana. Le fumeur de marihuana se sent encouragé dans son usage par le milieu New Age, tout comme l’est l’alcoolique dans une société construite autour du vin. Si c’est dans la norme du groupe, partagée par tous, de consommer de la marihuana (étudiants, artistes, journalistes), qui peut en percevoir la distorsion ?
Tout le monde sait que pour que s’installe une réelle toxicomanie, il faut un terrain favorable. Pour développer une pharmacodépendance, il faut des conditions favorables créées dans le passé. Nous croyons, précisément que la majorité des sujets de notre société occidentale postmoderne n’a pas dépassé une structuration de type infantile ou adolescente. Les rites de passage se sont perdus, il n’y a pas de transmission du savoir ancestral, lequel est amplement dévalorisé par les dernières avancées de la science, les systèmes de protection sociale ne responsabilisent pas les individus, etc... Toute notre société est malade ! C’est pour cela que nous pensons que nombreuses sont les personnes qui peuvent tomber amoureuses de la marihuana, en tout cas bien plus que ne le reconnaissent ses défenseurs actifs, qui, bien évidemment, s’excluent du groupe des dépendants.
D’autre part, dans quelques cas, une fois épuisé l’intérêt pour la douce marihuana, le consommateur cherchera des effets plus intenses avec des produits plus puissants. Dans notre expérience, 90 % des patients internés dans notre centre pour dépendance à la pâte base de cocaïne ont commencé par la marihuana. On observe pendant le traitement que les symptômes disparaissent en ordre régressif : d’abord les derniers apparus, puis les plus anciens. Ainsi, une fois disparus les comportements et pensées liés à la pâte base de cocaïne, apparaissent alors ceux que la marihuana a provoqués. Quoique les effets explosifs de la pâte base soient difficiles à éviter, affronter dans un second temps, les effets typiques de la marihuana représente un défi et en général un grand obstacle pour une même personne. Il y a une grande résistance et une tendance à dissocier les effets de la pâte base et ceux de la marihuana, comme si cela n’arrivait pas chez une même personne et sur la base d’une même structuration de personnalité. De ce fait, le traitement du consommateur de marihuana est particulièrement difficile et très souvent plus pénible qu’avec d’autres substances apparemment plus nuisibles. Il n’est pas possible de l’occulter quand on propose le libre accès à la marihuana.
À Takiwasi, nous utilisons les plantes médicinales selon la tradition chamanique amazonienne, usage qui permet pendant les sessions un état de voyance et donne la capacité de percevoir le corps énergétique du patient. Chez les consommateurs réguliers de marihuana, on remarque que le corps énergétique est opaque, que l’énergie est trop concentrée au niveau du mental, avec un manque d’ancrage dans la terre, et quelquefois un désemboîtement du corps physique avec le corps énergétique. Ce qui provoque confusion et désordre tant intérieur qu’extérieur. Avec le nettoyage énergétique des plantes purgatives (Aristoloquia didyma), on note un blocage énergétique au niveau hépatobiliaire, ce qui donne des vomissements violents et douloureux. Au début, ces consommateurs ont difficilement accès aux enseignements donnés par l’ayahuasca, spécialement dans la connaissance de soi, tant leur tendance à se projeter à l’extérieur est marquée. Si l’on est incapable d’être en harmonie dans la vie quotidienne et de travailler ses relations dans son entourage immédiat, à quoi sert-il de se promener dans les mondes intergalactiques, de parler avec des êtres cosmiques, bâtir des théories sophistiquées et des métaphysiques élaborées ? On ne peut s’élever sans établir d’abord de solides fondations sur lesquelles s’appuyer.
Marihuana et Spiritualité
Dans de nombreuses cultures, le cannabis est utilisé dans des cérémonies religieuses, avec des bénéfices indéniables. Ces sociétés traditionnelles intègrent cet usage dans un contexte sacré qui comprend toujours un rituel hérité d’une tradition initiatique. On considère la plante comme maîtresse, car elle est habitée par un esprit vivant, capable d’enseigner si on l’approche comme il se doit. En d’autres termes, le rituel n’est pas une construction imaginative d’une personne, mais un code de communication dicté par l’essence même de la plante, sa nature, sa structure propre. Il ne s’agit pas d’une création artistique basé sur l’esthétisme, ni d’une mise en scène favorisant la suggestion où n’importe qui peut s’improviser prêtre, sinon d’un « agir » opérant, efficace, une technologie sacrée venant d’un long apprentissage. Pour être efficient et non nuisible, le rituel a besoin de rigueur et précision, comme tout langage. L’objectif étant de permettre la communication avec la plante, avec son âme, entité vivante et intelligente.
Il est entendu que cela requiert une attitude de profond respect envers le divin, et qu’un acte sacré avec une plante sacrée demande le développement d’une sacralité tant intérieure qu’extérieure. Par exemple, Daniélou insiste sur l’attitude de respect adoptée en Inde, consistant en : un bain rituel, des vêtements propres, et précise que « si on continue d’autres activités, l’esprit du chanvre invité est offensé et outragé ».
La toxicomanie se comprend alors comme le résultat d’une transgression où l’esprit offensé de la plante prend possession de l’individu. La guérison de cette possession consistera en un exorcisme destiné à apaiser l’esprit en question et à le convaincre d’abandonner celui qu’il possède et qui est devenu sa victime.
Il conclut en disant : « Les esprits du chanvre, du tabac, du coquelicot, de la coca sont des divinités amies de l’homme, qui peuvent adoucir ses souffrances et ouvrent pour lui, les portes des mondes subtils. Leur interdiction, tout comme leur usage irrationnel sont de manière égale erronés et provoquent la malveillance des divinités outragées. »
La marihuana a tendance à bloquer l’évolution de nombreuses personnes qui se trouvent sur un chemin de recherche personnelle. Ils se perdent dans les jeux du mental, jusqu’à se retrouver quelquefois dans de sérieux états confusionnels, qui leur font adopter des comportements inadéquats ou dangereux, comme nous avons pu l’observer en différentes occasions. La toxicomanie à la marihuana, nous le répétons, est rarement admise par le consommateur lui-même. Les nombreuses arguties, typiques des justifications que peut présenter un sujet dépendant à la marihuana, ne laissent pas de surprendre. Le consommateur en est tellement amoureux, qu’il n’y a aucun discours raisonnable qui puisse le toucher, le fond étant totalement irrationnel. Cependant, on peut demander à une personne sincère de mesurer son absence d’aliénation, un temps x sans aucune consommation de cannabis. Ce temps pourra permettre d’évaluer le grade de dépendance au cannabis.
Entre le consommateur invétéré et l’abstème, il existe toute une gamme d’états et de relations plus ou moins étroites avec la marihuana. De nombreux consommateurs contrôlent leur consommation comme beaucoup peuvent savourer un bon vin, et ce, sans arriver à une dépendance alcoolique. Il ne s’agit pas ici de recherche spirituelle, sinon tout simplement de moments de relaxation. Les défenseurs de l’usage de la marihuana signalent avec raison que de nombreuses personnes accoutumées à un usage épisodique ou régulier, continuent à « bien fonctionner », c’est-à-dire que cette habitude n’a pas de conséquences immédiates préjudiciables pour le reste de la société. Mais je me demande si, quand on parle de plante sacrée, on peut seulement parler de « bien fonctionner » et si l’absence de conséquences évidentes à court terme au niveau social, n’est pas sous-estimé à long terme. Cela peut se caractériser par un détachement progressif du consommateur d’une réelle participation à la vie citoyenne, par une incapacité progressive à transformer concrètement la réalité pour le bien commun. Les peu de dégâts physiques provoqués par la marihuana renforcent l’idée de son innocuité, alors que les troubles induits sont avant tout d’ordre énergétique et psycho-spirituel. A posteriori, quelques amis que nous considérions comme toxicomanes à la marihuana et qui finalement, ont arrêté pendant un certain temps, ont pu ensuite témoigner d’une amélioration physique, psychique et spirituelle indiscutables. Cette contre-preuve me paraît extrêmement convaincante. Le même phénomène s’observe chez les patients qui sont passés par Takiwasi.
Les échos du New Age
Ce phénomène de mentalisation trouve écho dans une littérature pseudo-spirituelle qui pousse ses lecteurs à flotter et divaguer gentiment sans opérer de réels changements de sa réalité. Nous souhaitons illustrer ceci brièvement avec l’exemple de deux grandes figures du New Age, Castaneda et Osho. N’importe qui entrant dans une librairie ésotérique ou dans un comptoir de zone de transit d’aéroport international pourra compléter la liste.
De fait, le parallèle entre la consommation de marihuana et l’affinité avec les œuvres de Carlos Castaneda est surprenant. Les fumeurs de marihuana sont parfaitement à l’aise avec ce type de littérature. Cet auteur a eu le mérite de sensibiliser beaucoup de personnes aux autres aspects de la réalité, et de révéler l’existence d’un courant puissant dans la société occidentale, assoiffé de spiritualité et de changement de perspectives. Il a su traduire l’inquiétude existentielle contemporaine par le biais d’une écriture fine et stimulante. Néanmoins, il montre un monde fantastique, sans indiquer de méthodologie claire, et quasiment inatteignable pour un individu normalement constitué. D’autre part, il fait un silence total sur l’essentiel : la vie affective, le quotidien, le concret. On se retrouve plongés en pleine magie, sorcellerie, parapsychologie, phénomènes étranges... un monde évanescent où les êtres humains de chair et d’os n’existent pas, pas de personnes ordinaires et communes comme vous et moi. On s’approche d’une réalité virtuelle, fuyant toujours plus loin, échappant à toute appréhension, avec un discours propre à alimenter les jeux confus du mental. Ce même Castaneda nous paraît fantasmatique, et on se perd en conjectures sur l’authenticité de ses expériences, sa nationalité, son statut social, son niveau réel de connaissance et d’évolution personnelle. Pourquoi tant de secrets et d’ombre quand ses ouvrages se publient à des dizaines de milliers d’exemplaires ? Selon le besoin, la vérité se cache, la lumière est occultée ? Après avoir longtemps circulé dans ce courant de recherche chamanique avec beaucoup de monde, j’attends encore de rencontrer un disciple de Castaneda qui puisse parler clairement, et nous transmettre avec méthode son expérience, démontrer une évidente démarche personnelle. Castaneda nous a permis de rêver, mais ne nous a fourni aucune recette pour que le rêve devienne réalité : j’y vois là son affinité avec le chanvre fumé de notre société, tous deux volatils, désincarnés, séducteurs et confus.
Je voudrais aussi citer brièvement Bhagwan Shree Rajneesh, promoteur de la consommation de marihuana et d’une philosophie de l’amour indifférencié. L’invasion de ses livres va de pair avec une inflation de l’ego, ce qui est le plus convaincant pour ses adeptes, mais quand bien même incroyable. Ce « maître illuminé », ne doute de rien en affirmant catégoriquement : « Je suis le début d’une conscience totalement neuve », rien de moins. Nous pouvons aussi observer que les adeptes d’Osho présentent des désajustements importants à la réalité et dans les sessions de soins avec plantes amazoniennes, montrent de grandes perturbations énergétiques. La marihuana et la sexualité sans discrimination sont les principaux instruments utilisés par Osho pour séduire et convaincre de nouveaux disciples. Ce qui correspond à une tendance typiquement occidentale de : consommation, libertinage confondue avec liberté, évasion de la souffrance, abandon aveugle à un gourou qui assume un pseudo rôle paternel sans responsabilités. La régression par la fusion et l’indifférenciation (surtout sexuelle) est opposée au chemin intérieur d’individuation (pour parler en termes jungiens) et de différenciation qui passe obligatoirement par la souffrance et la confrontation solitaire avec soi-même.
On peut noter en passant que ces deux « maîtres », qui prêchent le détachement du matériel ne se sont pas fait remarquer pour être particulièrement désintéressés par l’argent et les biens matériels.
L’introduction de la marihuana dans les rituels brésiliens du Santo Daime (ayahuasca), fut le principal facteur de la scission du groupe initial de maître Irineu, encourageant les conflits et la compétition, selon les dires de son épouse. Ce fut un élément de division et de confusion, qui gonfla l’ego de quelques disciples et fut l’origine de schismes successifs : il existe maintenant une dizaine de sectes différentes. Cette association improvisée (ayahuasca et marihuana) nous semble plus répondre à la demande de secteurs urbains qu’à une réelle transmission du rituel avec l’ayahuasca. Les chamans d’Amazonie péruvienne que nous connaissons sont catégoriquement opposés au fait de fumer de la marihuana en session d’ayahuasca. Cependant, leur médecine étant dynamique, et toujours prête à s’enrichir d’apports nouveaux, ils se prononcent pour une recherche empirique avec pour but d’explorer les qualités de cette plante sacrée. Leur méthodologie consiste basiquement dans le fait d’entrer en transe visionnaire avec une préparation enthéogène, et, à partir de là, boire peu à peu une infusion ou décoction pour voir l’esprit de la plante et négocier respectueusement avec cet esprit. On comprend bien que ce procédé ne peut se faire que par des maîtres expérimentés et préparés, et non par des novateurs dans ce domaine.
Conclusion
Je crains finalement que les principaux défenseurs de l’usage inconditionnel de la marihuana soient ceux qui apportent le plus d’argument à sa prohibition. On doit cela en grande partie à leur attitude irresponsable face aux risques sociaux : on ne peut se cacher qu’un enfant ou un adolescent n’est pas prêt à consommer sans guide une substance susceptible de le rendre confus et toxicomane tout comme le pousser à des dépendances plus grandes. La libre disposition de la marihuana est tout aussi inacceptable que sa prohibition aveugle. Je crains aussi que de nombreux adultes dans nos sociétés modernes n’aient pas plus de 12 ans en termes de maturité psychoaffective. Tout débat sur la légalisation demande une considération en amont des critères de légitimité.
Si on a comme référence l’usage ancestral, il est tout aussi honnête de spécifier que la marihuana ne doit pas être fumée, tout comme le stipule cette sagesse ancestrale. Il existe des conditions précises à son ingestion. Il faudra ensuite distinguer entre les différents usages de la marihuana : médical, récréatif ou religieux. Chaque usage a besoin d’un mode de préparation différent et d’un contexte de prise adéquat. Une plante enthéogène peut être sollicitée à ces trois niveaux. S’il s’agit de préparer une infusion relaxante, il n’y a pas besoin d’un rituel long et compliqué, car on demande à la plante seulement un effet physique. Mais si on demande à la plante des enseignements, une découverte des mondes subtils ou une exploration de l’inconscient, il est indispensable de faire le rituel indiqué en ayant une attitude intérieure de respect sincère, tout cela pour ne pas faire une transgression de type prométhéenne, au final nuisible aux personnes.
La marihuana n’est pas seulement une substance, terme qui l’objectivise et la dépouille de sa dimension vivante, énergétique et spirituelle. C’est avant tout une plante sacrée. Le mode d’usage contemporain la réduit à un simple produit de consommation, avec l’attitude matérialiste typique du monde occidental. C’est là que se rencontrent ses opposants stricts et ses féroces défenseurs : ils sont ensemble les adeptes rigides d’un matérialisme virulent, les agents promoteurs d’un mental dictatorial, tous confondus dans le groupe des dénégateurs du cœur. Comme conclut sagement Daniélou : « C’est parce qu’il ne comprend pas la réalité du monde subtil que le matérialisme moderne est devenu sa victime. »
Il est temps de trouver des chemins qui permettent de protéger l’accès aux plantes sacrées, en créant les conditions d’une approche respectueuse, contrôlée, guidée, garante d’innocuité et d’une authentique expérience spirituelle. La formule occidentale : « Tout, tout de suite et sans coût », la même que préconisent les toxicomanes, en parfaits représentants de cette société désacralisée, n’est pas de mise dans cette troisième voie. Ce type de devise est typique de l’attitude dépendante, matrice psychique qui malheureusement prédomine chez les consommateurs de marihuana. La solution sera progressive, pas immédiate, incluant pour chacun sa part de souffrance librement acceptée.