Extraits choisis de l’interview donnée par l’ex-juge antiterroriste Marc Trévidic au Monde du 29 novembre 2015.
L’antiterrorisme ne fut donc pas un choix ?
Non. Mais quand on m’a appelé au parquet antiterroriste en 2000, et que l’on m’a confié l’islam radical parce que les autres magistrats n’étaient pas intéressés et préféraient faire du corse ou du basque, eh bien cela m’a passionné. La matière, l’univers, les pays concernés, les aspects géopolitiques, historiques, religieux… Cela ouvrait sur bien d’autres horizons que le droit. J’ai plongé dans le sujet, je me suis documenté, j’ai lu comme un fou.
Le Coran ?
Bien sûr le Coran, cela n’a rien d’extraordinaire, j’ai aussi lu la Bible ! Mais je me suis surtout lancé dans toute la littérature radicale pour savoir ce que les gens qu’on avait en face de nous lisaient. Et c’est très riche d’enseignements. Ça permet de voir les méthodes de recrutement, les profils psychologiques, les arguments avancés par ceux qui prônent le djihad international et dans lesquels, d’ailleurs, il y a du vrai. Car il ne faut pas penser que l’Occident est tout blanc et qu’on n’a pas une part de responsabilité dans ce qui s’est passé en Afghanistan, en Bosnie ou en Irak. Cela m’a donc permis aussi de prendre de la hauteur sur le sujet.
Qu’avez-vous ressenti à l’annonce des différentes attaques ?
De l’effroi. Comme tout le monde. Une très grande tristesse aussi. Pas de surprise malheureusement. Et puis, très vite, l’impression d’être sur la touche. C’était déjà difficile de décrocher de l’antiterrorisme par temps calme, mais quand il se produit un événement aussi majeur que celui-là, c’est terrible.
Ne faudrait-il pas remettre en cause cette règle des dix ans qui aboutit à virer des gens de leur poste au moment où ils maîtrisent le mieux leurs dossiers ?
Si. Mais sur ce sujet, je suis juge et partie, et ce n’est pas mon habitude. Je ne vais pas réclamer une loi pour Marc Trévidic ! Cependant, je pense qu’une réflexion s’impose et qu’il faut faire évoluer cette loi. Elle impactera d’autres collègues qui parviendront aussi à leurs dix ans et perdront une spécialité qui leur a pourtant demandé un fort investissement intellectuel. Sans parler des conséquences que leur départ aura sur certains dossiers. C’est l’une des choses qui m’a le plus angoissé. Car vous savez, le temps d’entrer dans l’histoire de certains dossiers est incompressible. La matière est complexe, ardue. C’est toute une culture qu’il faut acquérir à chaque fois. Les mouvements palestiniens des années 1980, les opposants iraniens, l’historique du génocide rwandais… Le temps qu’un collègue reprenne une affaire, le dossier peut prendre deux ans dans l’aile alors qu’il était bouillant.
Certains vous tenaient particulièrement à cœur.
Ah oui ! Les moines de Tibéhirine par exemple. Comment mes collègues auraient-ils désormais le temps de mettre l’énergie nécessaire pour faire progresser l’enquête ? Et Karachi ! J’ai bien peur qu’après des années à mordre l’os pour dénouer l’affaire, elle tombe dans les oubliettes. Et puis le dossier concernant les deux journalistes de RFI, tués au Mali, pour lequel j’avais fait des demandes de déclassification… Plus personne n’aura le temps de bosser là-dessus, je ne me fais aucune illusion.