Hermann Bickler, colonel nazi, a peut-être sauvé la vie de Céline : c’est grâce à lui qu’il obtient les visas nécessaires pour fuir au Danemark, au printemps 1945. Nous publions ici le chapitre inédit de ses Mémoires consacré à l’écrivain.
« L’un des personnages les plus étranges, les plus intéressants et aussi les plus sympathiques que j’aie connus en France était l’écrivain Louis-Ferdinand Destouches, plus connu en littérature sous le pseudonyme de Louis-Ferdinand Céline. Son nom m’était familier depuis les années trente, depuis que j’avais fait la critique de son premier roman, Voyage au bout de la nuit, dans un journal de Strasbourg [...]. »
Hermann Bickler
Hermann Bickler (1904-1984) était un homme de convictions radicales : né en Lorraine, à l’époque allemande, cet autonomiste alsacien a fondé, en 1937, l’Elsass-Lothringer Partei, au programme calqué sur celui des nazis. Après la débâcle de juin 1940, promu colonel SS, il devient kreisleiter (préfet) de Strasbourg, puis, à partir de 1943, responsable du contre-espionnage et de la surveillance des personnalités politiques françaises à Paris – on lui doit notamment un « centre de formation » au château de Taverny-Vaucelles, où les Français qui souhaitaient rejoindre la Gestapo pouvaient faire des « stages » de contre-guérilla et de technique d’interrogatoire... C’est à cette époque que ce dignitaire nazi fait la connaissance de Louis-Ferdinand Céline.
Condamné à mort par contumace à la Libération, Hermann Bickler sera vraisemblablement « retourné » par les services secrets américains. Après la guerre, il s’installe en Italie du Nord, fonde une famille et dirige une entreprise de textile, sans jamais être inquiété par la justice. Dans cet extrait d’Erinnerungen Teil II, second tome de ses Mémoires tirés à quelques exemplaires en Allemagne et inédits en français, l’ex-colonel revient sur ses liens avec Louis-Ferdinand Céline. Un témoignage de première main sur les relations que pouvait entretenir le romancier avec les Allemands pendant l’Occupation.
David Alliot [écrivain français spécialiste de Céline, NDLR]
- Le "Fremdenpass" de Céline, qui lui servit de passeport pour sa fuite de France vers l’Allemagne et le Danemark
« Après l’armistice de juin 1940, j’appris que Céline était resté à Paris, comme d’ailleurs la plupart des intellectuels et des artistes. Je ne sais plus ce qui a motivé le premier contact avec lui, mais j’ai très vite appris qu’il fréquentait l’ambassade d’Allemagne de la rue de Varenne. Je me souviens qu’un jour le planton m’annonça qu’un homme d’aspect douteux souhaitait me parler. Il me demandait s’il pouvait le laisser passer. Quand j’ai entendu le nom de cet homme, j’ai mandé que, sans plus le faire attendre, on le conduise jusqu’à moi. Lorsque enfin, toujours flanqué du planton, il pénétra dans mon bureau, je ne compris que trop la méfiance de la sentinelle : Céline ressemblait vraiment à l’image que l’on pouvait se faire d’un résistant ou de quelqu’un qui se disposait à commettre un attentat. Cet homme de haute taille, large d’épaules, portait une pelisse de peau de mouton en laine retournée. Ses cheveux noirs, sur un visage plutôt pâle, étaient en désordre. Toute sa personne d’ailleurs était vêtue sans aucun soin ni élégance. Il avait coutume de se rendre à moto depuis son logement montmartrois à ses consultations dans une banlieue de Paris où il travaillait comme médecin des pauvres [1]. Cependant, après une brève conversation, nous nous entendîmes au mieux [...].
Après notre première rencontre, Céline avait demandé l’obtention d’un permis de port d’armes parce qu’il se sentait menacé par les gaullistes, permis qui lui fut délivré sans autre forme de procès. À mon avis d’ailleurs, Céline n’a jamais été menacé pendant cette période. Même les communistes, qui commençaient à se montrer récalcitrants à cette époque, n’auraient jamais fait de mal à un médecin des pauvres. J’en veux pour preuve une anecdote typique, que mon ami Céline me narra lui-même : après une consultation, l’un de ces titis parisiens lui rapporta le pistolet que, par distraction, il avait laissé traîner dans son cabinet pendant un examen. Le garçon remit la pétoire au médecin en lui disant, avec son inimitable accent des rues : "Ferdinand, t’as oublié ton rigolo... [2] »