Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe, sort ce 9 mars 2016. Ainsi s’intitule le film d’Emmanuel Bourdieu, fils du grand sociologue d’État qui a inventé la sociologie qui dénonçait les méchants riches qui désiraient perpétuer leur richesse et leur puissance. Une grande découverte, faite avec les deniers de l’État, et qui n’a rien apporté aux pauvres. Mais si la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre, comme disait Staline (un contemporain de Céline), le fils n’est pas le père, et Emmanuel ne doit pas porter les péchés du sien.
Dans ce biopic, il est question de la rencontre entre LFD (Destouches) et l’universitaire américain Milton Hindus en 1948 au Danemark, car Céline est en fuite à l’époque. Après ce qu’il a écrit sur les juifs dans Bagatelles pour un massacre, entre autres, des résistants veulent sa peau en France. Il mettra sept ans à rentrer à la maison, après avoir purgé un an de prison chez les Danois. Et vécu dans une baraque en attendant la fin de l’indignité nationale. Le réalisateur s’est intéressé à la relation complexe entre le vieux sacripant et son jeune admirateur juif, ce qui présente un certain nombre d’avantages d’un point de vue dramaturgique, et comique : le vieux/le jeune, l’antisémite/le juif, avec la femelle au milieu, ce qui donne un trio amoureux à la Jules et Jim. Mais avec une Shoah encore brûlante qui plane.
Pourtant, la simple idée d’un film sur Céline, même critique, a crispé le spécialiste de la question au journal Le Monde (du 8 mars 2016), l’inamovible Jacques Mandelbaum :
« On voit donc bien ce qui a attiré Emmanuel Bourdieu, dont l’œuvre témoigne de son intérêt pour les rapports de domination entre les êtres, dans cette rencontre : le scandale de la cohabitation, chez Céline, du génie littéraire et de l’imbécillité raciste, et le pathétique, chez Hindus, d’un exégète juif hypnotisé qui va devoir en rabattre sur sa dévotion. »
Imbécillité raciste ? N’oublions pas que chez Céline, tout est style (« Je ne m’intéresse qu’au style, au style seul »), tout est danse, tout est jeu, comme chez Nietzsche (le style balaye l’idée), ce qui ne l’empêche pas d’asséner sa très crue vision du monde, qui fait l’effet d’un coup de poing dans la gueule pour certains, après tout c’est la sauce célinienne, elle passe ou ne passe pas, vers la fin des années 30 elle passait très bien, l’auteur vendait des wagons entiers, aujourd’hui ça passe moins, avec tous ces lobbies qui surveillent la production culturelle nationale.
Ce petit intermède pour dire que le fils Bourdieu a voulu montrer l’antisémitisme indécrottable de Céline (il ne peut cacher sa nature profonde face à Hindus, malgré les efforts de Lucette qui voit dans le livre à venir de l’Américain une occasion en or massif de redorer le blason de son jules avant de rentrer en France), qu’il fait incarner par le gnome rageur du cinéma français, la bête immonde de Leos Carax, Denis Lavant.
- Le faux Céline en 2016
Pas vraiment le grand brun élancé adepte de tous les raffinements, que ce soit en Littérature ou en plastique féminine. Justement, les femmes, ou la femme : Lucette Almensor, c’est Géraldine Pailhas dans le film. La belle-fille (on disait la bru, dans les campagnes) de Danièle Thompson, elle-même fille de Gérard Oury, le réalisateur des comédies populaires avec Louis de Funès. On reste dans la gauche caviar bien née et bien pensante. La smala Oury est, avec la smala Gainsbourg/Birkin/Doillon/Demy/Varda, une des sous-familles qui forment la Grande Famille du cinéma français, dans laquelle on n’entre pas comme ça. Il faut être coopté (et non pas copte), élu quoi. Céline serait vivant, il dirait de grosses bêtises sur ces familles, leurs rapports, leur apport. Heureusement, le brigand des mots est mort en 1961 ; ouf, depuis on commet moins de gaffes à l’encontre des chérubins.
Le petit Bourdieu fait partie lui de la sous-famille Balibar/Desplechin/Amalric/Devos/Podalydès, une bande d’intellos de gauche moins sectaires que leurs aînés maos. Une tribu dont on retrouve les membres dans presque tous les films césarisés. Ce sont des collectionneurs de trophées. Emmanuel a réalisé un téléfilm en 2013 pour France 2 intitulé Drumont, histoire d’un antisémite français. On peut imaginer que le politicien n’y est pas présenté comme un super héros. Pourtant, cette grosse pourriture a écrit il y a 130 ans (en 1886 donc) un sacré bouquin, qui se vend encore, et se lit sous le manteau. C’est ça le problème, dans la France de 2016 : tu as des « BHL » et des « Christine Angot » qui sortent – dont aucun vrai lecteur ne veut –, qui saturent l’espace médiatique, et les Français, ces salopiauds, lisent Drumont et Céline sous la couette, à la lumière de la lampe de poche, avec des mauvaises piles, les volets fermés à l’œil inquisiteur des voisins, voisins à la dénonciation facile… On a vachement avancé, dis donc, depuis un siècle. Quel progrès ! Passer de Céline à BHL, c‘est un peu passer du gigot à l’os…
Mais ne nous perdons pas en route. Géraldine Pailhas est aussi jolie que Denis Lavant joue sur sa laideur, mais c’est un choix. L’antisémite se doit être laid, sinon c’est mal. Imaginez Clooney ou Pitt en héros nazi… Pour tout dire, on n’a pas été voir le film – cette satanée pauvreté, toujours – on n’en dira donc pas de mal, ce qui n’empêche pas d’en dévoiler le cadre sociologico-politique. Aujourd’hui, tout scénario qui dénonce l’antisémitisme est sûr de toucher automatiquement une aide CNC, d’avoir de la presse, et des critiques positives, sauf s’il dénonce mal. Même quand c’est une grosse merde, et Dieu sait s’il y en a en littérature. Ce qui l’a un peu flinguée, d’ailleurs. Car le tiède ne se vend pas, sauf aux amateurs de bibliothèque rose, mais chacun sa merde.
Un demi-siècle après la disparition du plus grand écrivain français de tous les temps, il n’était peut-être pas utile, dans un film réalisé par un « fils de » bien-pensant avec une « fille de » bien née, de réduire Céline à son antisémitisme. On sent le projet politique un peu maigre, la dénonciation avec trois guerres de retard. Qui osera un jour tourner un grand Céline, avec son voyage en URSS, ses pamphlets écrits dans la fièvre, sa vision féroce de l’apocalypse, sa recherche de la grâce universelle, dans l’Esprit et dans les femmes, ses chroniques médico-sociales avant l’heure, son humour dévastateur, son immense amour déçu des Hommes, et tout le toutim ? Y a de quoi faire, merde quand même !
La bande-annonce du Bourdieu-Pailhas est ici :
Les amateurs des histoires du père à Bébert jetteront plutôt un œil sur le Paris Céline du comédien prolifique Lorànt Deutsch et de l’homme de l’ombre Patrick Buisson (reconduit à la tête de la chaîne Histoire), un documentaire de 2011 qui leur a été beaucoup reproché. Lorànt Deutsch a dû défendre bec et ongles sa réputation dans Le Grand Journal de Canal+, attaqué par les chroniqueurs sur ce choix machiavélique. Sans oublier les perfidies du Monsieur Histoire d’Europe 1, Franck Ferrand, sur le soi-disant amateurisme de Deutsch. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir (eu) Elkabbach pour patron. Quant à Buisson, l’éminence noire de l’extrême droite ou de la droite dure, son sort est réglé à l’avance. Les deux céliniens se feront exécuter par le très influent Jérôme Garcin, qui tient la rubrique littéraire de L’Obs :
« Dans un livre pieux sur “le Paris de Céline”, ces deux gugusses réussissent la prouesse inouïe de ne rien dire de ce qui, à la Libération, a poussé l’écrivain à l’exil. [...] Ils, ce sont Patrick Buisson, ex-patron de Minute, ancien Iznogoud de Sarkozy, récemment promu au Vatican commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, et Lorànt Deutsch, comédien royaliste, historien cabot, histrion catholique et doubleur officiel du Schtroumpf à Lunettes. On voit par là que les deux font la paire. La preuve avec ce livre pieux consacré à l’auteur de “Bagatelles pour un massacre”. »
Diable, on se croirait en pleine épuration ! Le problème, quand on déteste Céline, c’est qu’on est mécaniquement obligé d’aimer BHL. Dans les renvois d’ascenseur entre les deux immenses écrivains, on a exhumé « la liste de lecture » de BHL pour l’été 2015, avec du Garcin dedans :
« Vous avez le choix cet été : la correspondance Morand-Chardonne, tome 2, ce monument de bêtise et de bassesse qui fait, lui aussi, grand bruit – ou la résurrection d’un écrivain oublié, grand par la vie autant que par les livres, qui a fini sa vie professeur aux États-Unis parce que la République a oublié, en 1945, d’abolir la loi vichyste interdisant la fonction publique aux “handicapés”. » (Le Point du 28 juin 2015)
En 1984, le roman de BHL Le Diable en tête (l’histoire d’un amour pendant la Résistance avec du Waffen SS et du Mai 68 dedans, opérette aussitôt couronnée du prix Médicis) sera chroniqué comme suit par Garcin : « C’est époustouflant de maîtrise, de technique, d’intuitions littéraires ».
On a les Céline qu’on peut.
Voici les parties 1 et 2 du Paris Céline :
Une petite archive ne fait pas de mal
Trois ans avant sa mort, Céline s’entretenait avec André Parinaud, pour le service public audiovisuel français. Vous avez bien lu. Malgré l’âge (et encore, 64 ans c’était pas vieux) et les persécutions, Céline ne ressemblait pas à la caricature qu’en fait Emmanuel Bourdieu. L’occasion de ramasser quelques perles. Il ne sera curieusement pas question d’antisémitisme à l’époque, la télé française – que l’on pouvait encore appeler nationale – ne focalisait pas sur le sujet. Autres temps, autres mœurs.
« Je dis que toutes les histoires sont gratuites quand elles ne sont pas payées personnellement... Il faut payer, et payer pas au simili, payer vraiment. Et pour l’histoire comique aussi d’ailleurs, il faut payer. Le véritable collaborateur c’est la mort, ou les associés. La ruine, la persécution… Alors vous sortez du bourgeoisisme, du salaire fixe, de la sécurité... Autrement vous êtes forcé d’imaginer l’aventure. »
« J’ai des goûts de grand duc, n’est-ce pas, dans une misère profonde, ça m’a mené très loin, dans l’horreur. J’ai gaspillé ma vie dans le raffinement. Je trouve grossier tout le monde, j’aime la finesse. [...] Ah je ne me méprise pas du tout, je me trouve très honnête, très valeureux, très sacrificiel, ayant bien donné, beaucoup donné aux hommes, et eux qui m’ont répondu par des vacheries. [...] Je suis malheureux parce que je me considère victime des vacheries… Et je crèverai en disant que j’ai été injustement traité. J’ai été dépouillé, dévalisé, pillé, salopé, ignominé de tous les côtés, pour des gens qui n’en valent pas la peine. [...] Et aucun complexe de culpabilité, je trouve que tous les autres sont coupables, pas moi ! »