Plus de 70 ans après la fondation de l’État d’Israël, la vieille garde ashkénaze de la gauche israélienne tente toujours de tout son poids d’empêcher les Mizrahim et tous autres groupes d’opprimés de prendre les rênes.
À quelques sièges près, il semble que la situation restera telle qu’elle était après ce mardi des élections parlementaires, avec des blocs de partis de droite et de gauche quasi identiques en nombre de sièges à la Knesset, comme lors des élections précédentes. Et cependant, bien que le résultat semble identique, cela vaut la peine d’examiner le déplacement qui s’est opéré au sein de ce qui était communément appelé la gauche israélienne au cours de ces derniers mois.
Comme conséquence des résultats des récentes élections d’avril dernier, certains parmi les plus petits partis chancelants et en voie de disparition ont cherché à se sauver en rejoignant des coalitions avec des partis plus importants. Ainsi le parti centriste Kulanou de Moshe Kahlon est devenu membre du Likoud, et le parti de la Nouvelle Droite s’est muté au sein de l’Union des partis de droite, les partis arabes Balad-Ta’al et Hadash-Ra’am ont fait renaitre la Liste unifiée, le Parti travailliste a rejoint le parti Gesher de Orly Levy (lequel n’avait pas réussi lors des précédentes élections), et le parti de gauche Meretz s’est joint à Ehud Barak et à Stav Shaffir pour former l’Union démocratique.
Ces tentatives de survie dans les rangs du centre-gauche ont conduit à des tensions latentes entre les élites anciennes et ceux qui veulent représenter les communautés opprimées depuis toujours en Israël, et en premier lieu les Israéliens mizrahim (sépharades).
La chute de l’élite ashkénaze
À la suite de l’implosion des accords d’Oslo en 2001, le célèbre sociologue israélien Baruch Kimmerling a publié un bref ouvrage intitulé La Fin de l’Hégémonie ashkénaze, décrivant l’effondrement de l’élite laïque ashkénaze qui avait dirigé le pays depuis la création de l’État.
Kimmerling définissait les fondateurs des institutions pré-étatiques sionistes et plus tard les dirigeants de l’État d’Israël comme laïques, vétérans (anciens combattants) ashkénazes, socialistes et nationalistes. Cette génération a modelé l’identité israélienne à son image, européenne, laïque et moderne, elle a créé le parti Mapaï, contrôlé l’économie et dominé la culture israélienne. Tous les autres groupes composant la société israélienne étaient dominés par cette élite, y compris les citoyens arabes palestiniens et les juifs ultra-orthodoxes.
Les immigrants juifs provenant des pays arabes ont été forcés dans un « melting pot » israélien à enterrer leur culture arabe pour intégrer la société, tandis qu’ils étaient envoyés dans des régions éloignées et peu développées pour remplacer les habitants palestiniens expulsés durant la guerre de 1948.
Selon Kimmerling, l’identité israélienne, après les accords d’Oslo, s’est fractionnée en sept communautés : les Ashkénazes laïques, les sionistes religieux, les Ashkénazes ultra-orthodoxes, les Mizrahim ou sépharades, c’est-à-dire les juifs originaires de pays arabo-musulmans, les juifs venant de l’ex-Union soviétique, les Arabes et les Éthiopiens. Durant cette période, la fin de la suprématie laïque et occidentale sur l’identité israélienne résulte de trois tendances qui se sont développées en Israël au cours des cinquante dernières années.
La principale a été l’émergence d’un sionisme religieux, colonialiste et messianique, qui a pris la place historique du mouvement des travaillistes comme mouvement capable d’assurer l’appropriation de l’intégralité de la terre d’Israël. Contrairement à l’idéologie des travaillistes colonisateurs laïques, les sionistes religieux ont développé une stratégie alternative pour l’établissement d’une société coloniale enracinée dans une vision religieuse et messianique.
La deuxième cause de changement a été l’immigration massive de juifs venant de l’ex-Union soviétique au début des années 1990. À la différence des immigrants provenant des pays arabes, ces nouveaux arrivants ont été acceptés dans la société israélienne sans être précipités dans le « melting pot » ni forcés à renoncer à leur culture d’origine.
La dernière vague a été la tentative des Mizrahim de pénétrer dans l’arène politique, ce qui a débuté en 1984 et culminé avec 17 sièges parlementaires à la Knesset obtenus par le parti Shass sépharade ultra-orthodoxe lors des élections de 1999.
La dissolution d’une identité collective israélienne dans les années 90 a été jugée par beaucoup comme « la fin de l’idéologie sioniste ». Et cela a conduit au renforcement des partis dits « sectoriels », qui représentaient les intérêts des diverses composantes de la société israélienne, tandis que le pouvoir des principaux partis, tels les Travaillistes ou le Likoud, s’affaiblissait.
Le pouvoir de la tribu
En 1981 le Premier ministre Menahem Begin remporte la victoire sur son concurrent Shimon Peres par un siège (48 sur 47), au cours d’une élection qui voit apparaître pour la première fois dans l’histoire israélienne un clivage tribal droite-gauche. La particularité du tribalisme permet aux partis de recruter des soutiens basés sur le sentiment d’appartenance « à des gens comme nous », tout en exprimant de la haine ou de la peur vis-à-vis des membres de l’autre tribu. C’est très avantageux pour des partis politiques, puisque cela leur évite d’affronter les vrais débats substantiels tout en recadrant les élections comme une bataille de « nous contre eux ». Cela a fonctionné en 1981 : les gens de gauche détestaient Begin, et ceux de droite haïssaient Peres.
Droite et gauche se sont toutes deux fabriquées une représentation mythique qui n’a rien de commun avec les politiques concrètes des partis qui les représentent. La gauche se voit comme un négociateur de paix, bien que le Mapaï (prédécesseur du Parti travailliste) et ses partenaires politiques aient été ceux qui ont organisé l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem-Est, et des hauteurs du Golan, et qui ont encouragé le développement de la colonisation.
La droite quant à elle se voit comme le protecteur de la totalité de la terre d’Israël, quand bien même ce fut Begin qui signa la paix avec l’Égypte ; qui a opéré le retrait du Sinaï et démantelé les colonies dans cette région ; lui qui a reconnu les droits légitimes du peuple palestinien, et accepté d’établir une autonomie pour la Cisjordanie et Gaza sur une période de cinq ans (l’accord n’a pas été signé à ce moment, mais a servi de base aux propositions d’Yitzhak Rabin à Yasser Arafat lors des pourparlers d’Oslo).
À la différence de Kimmerling, j’estime que les accords d’Oslo ont constitué le moment de fracture de l’identité israélienne, qui jusque là se traduisait par le service militaire obligatoire et la vision des Palestiniens comme l’ennemi commun – notion qui scellait les différentes composantes de la société israélienne. Le jour où Arafat et Rabin se sont serré la main sur la terrasse de la Maison-Blanche, l’identité israélienne a commencé à se fissurer, en plus de la division traditionnelle droite-gauche.
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