L’invasion de l’Irak, il y a dix ans, a provoqué la plus grave crise humanitaire dans le monde. Comme on l’avait annoncé, le pays a été systématiquement détruit. La brutale réalité dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer. Ce qui suit ne s’adresse pas aux lecteurs sensibles.
« Le chemin vers Jérusalem passe par Bagdad. » Henry Kissinger
Morts, disparus, réfugiés
Selon l’UNESCO, entre 1991 et 2003, un million d’Irakiens, dont la moitié étaient des enfants, ont perdu la vie suite aux sanctions économiques imposées au pays [1]. Cela n’était que le prélude. Entre l’invasion étasunienne en mars 2003 et mars 2013, 1,5 million d’Irakiens de plus ont été tués [2].
Le nombre de personnes disparues est actuellement estimé entre 250 000 et plus d’un million. Pour les seules familles expatriées, presque 100 000 enfants sont portés disparus [3]. Un rapport des Nations unies datant de 2008 rapportait 2,8 millions de personnes déplacées à l’intérieur de l’Irak [4]. La Croix Rouge irakienne rapportait, en juillet 2007, qu’au moins 2,5 millions d’Irakiens avait fui à l’étranger [5]. Au total, il s’agissait donc de 5,3 millions de réfugiés [6] sur une population de 31 millions, soit une personne sur six [7]. Parmi ces réfugiés en Irak, 80 % sont des femmes et des enfants de moins de 12 ans [8].
Entre l’invasion étasunienne en mars 2003 et mars 2013, jusqu’à 1,5 million d’Irakiens ont été tués. Un irakien sur six est en fuite.
Terrorisme, torture, détention, traumatismes…
Pendant des années, l’Irak fut le pays le plus violent et le moins sûr du monde [9]. En 2011, il fut rattrapé par la Somalie… Étant donné les multiples attentats à la bombe et la violence religieuse des diverses milices, c’est un endroit plus dangereux que l’Afghanistan [10]. Plus d’une victime sur trois du terrorisme mondial est un Irakien [11].
Ces dix dernières années, plusieurs dizaines de milliers d’Irakiens ont été emprisonnés sans aucune forme d’inculpation ou de procès, dans des prisons officielles ou secrètes (aussi bien irakiennes qu’étasuniennes) [12].
« Tu as vu ce qui s’est passé en Afghanistan : les gens se promenaient dans les rues ! Et ils étaient joyeux. Ils avaient des ballons. Ils faisaient de la musique. Et ils accueillaient les États-Unis. Car tout le monde sait que les États-Unis ne veulent pas occuper l’Irak. »
Entre 2005 et 2008, 50 à 180 corps humains ont chaque jour été jetés dans les rues de Bagdad, portant pour la plupart d’affreuses traces de torture [14]. On sait que la force d’occupation a formé, entraîné, armé et déployé des escadrons de la mort [15] responsables de ces assassinats. Il y a un lien direct entre les centres de torture et le Pentagone [16].
Être journaliste dans ce pays entre deux fleuves n’est pas une sinécure. Depuis l’invasion, au moins 382 journalistes (dont 352 Irakiens) ont été tués [17]. Ce nombre dépasse celui de toute autre zone de guerre de l’Histoire. Pour comparaison : durant la période 1996-2006, 862 journalistes ont été tués dans le reste du monde [18].
Il n’est pas étonnant que les Irakiens souffrent de traumatismes extrêmes, au niveau plus élevé que dans d’autres zones de guerre. Une étude indique que parmi les réfugiés irakiens 80 % avaient été témoins d’une fusillade, 72 % avaient été victimes d’une voiture piégée, et 75 % connaissaient une personne morte assassinée [19].
On sait que les États-Unis ont formé, entraîné, armé et déployé des escadrons de la mort responsables de ces assassinats.
Le pays le moins vivable du monde
Pour la énième fois, Bagdad a été proclamée « ville moins vivable de la planète [20] », suite à la destruction systématique par l’armée étasunienne d’usines, d’écoles, d’hôpitaux, de musées, de centrales d’énergie et d’installations de purification des eaux [21].
Pourtant, selon les dispositions de la Convention de Genève, lorsqu’une force d’occupation opère par le biais d’un gouvernement qu’elle a installé, elle est responsable de la protection et du bien-être de la population civile [22]. Ces règles et obligations ont été systématiquement ignorées.
« Mais lancez donc une guerre totale contre ces tyrans ! Je pense que nous allons faire ça à merveille. Et plus tard, nos enfants nous en feront l’éloge. »
Selon la Croix Rouge, la crise humanitaire en Irak après l’invasion étasunienne est une des pires du monde [24]. Aujourd’hui, 11 millions, soit presque la moitié des citadins irakiens, habitent dans des bidonvilles [25]. En 2000, ils n’étaient même pas 3 millions. Selon Oxfam, 8 millions d’Irakiens ont un besoin d’aide urgente, et 4 millions manquent de nourriture [26]. 70 % de la population n’ont pas accès à une infrastructure d’électricité fiable [27].
Les bas niveaux d’eau des lacs et rivières ont provoqué une catastrophe car la canalisation défectueuse a empoisonné l’eau potable, rendue ainsi inapte à la consommation humaine et animale [28]. Par conséquent, 70 % des Irakiens n’ont pas accès à l’eau potable [29].
La contamination par l’uranium appauvri et d’autres pollutions liées aux opérations militaires ont engendré une augmentation de déformations génétiques et de cancers qui ont rendu le pays quasi invivable [30].
Pour la énième fois, Bagdad a été proclamée « ville moins sûre de la planète ». La contamination par l’uranium appauvri et d’autres pollutions liées aux opérations militaires ont engendré une augmentation de déformations génétiques et de cancers qui ont rendu le pays quasi invivable.
Femmes et enfants
En Irak, 44 000 enfants de moins de cinq ans meurent chaque année [31], ce qui est deux fois trop élevé. Ça veut dire que chaque jour 60 enfants meurent inutilement [32]. Un demi-million d’enfants sont mal nourris et 800 000 jeunes irakiens, entre cinq et quatorze ans, sont mis au travail [33].
L’Irak est devenu le pays des orphelins. On estime à 5 millions le nombre d’orphelins [34], dont plus d’un demi-million vivent dans la rue [35].
En Irak, 44 000 enfants de moins de cinq ans meurent chaque année, ou 60 par jour, soit plus que la normale. Un demi-million d’enfants sont mal nourris et 800 000 jeunes irakiens, entre cinq et quatorze ans, sont mis au travail.
L’Irak est aussi le pays des veuves. En 2007, le ministère irakien des Affaires des femmes rapportait qu’il y avait environ 3 millions de veuves, suite à la guerre avec l’Iran, la guerre du Golfe de 1991, et l’occupation de l’Irak depuis 2003 [36]. Plus de la moitié des veuves ont perdu leur mari après l’invasion de 2003, avec des conséquences dramatiques pour elles. 8 % d’entre elles seulement perçoivent une pension, 55 % sont déplacées, et un nombre équivalent sont victimes de violences [37].
Pour les femmes, l’invasion a signifié un grand bond en arrière. Depuis 2003, nombre de leurs droits ont reculé, notamment le droit à la protection maternelle, à l’emploi et aux soins de santé [38]. À présent, la polygamie est proposée comme une solution au très grand nombre de veuves [39], et le mu’ta, sorte de mariage de complaisance – une forme de prostitution légalisée – est de retour [40].
Éducation
L’enseignement a été une cible systématique dans la destruction de l’Irak. Entre mars 2003 et octobre 2008, plus de 30 000 attaques violentes ont été commises contre des institutions d’enseignement. Plus de 700 écoles primaires ont été bombardées, 200 ont été incendiées et plus de 3 000 ont été pillées. Plusieurs établissements d’enseignement ont été utilisés pour héberger des militaires [41].
En 2008, seule la moitié des enfants entre six et douze ans fréquentait encore l’école [42].
L’enseignement supérieur a été particulièrement visé et encore plus durement frappé. 84 % des institutions de l’enseignement supérieur ont été incendiées, pillées ou gravement endommagées [43]. Plus de 470 professeurs irakiens ont été des cibles, soit presque un enseignant tué par semaine depuis le début du conflit [44].
L’enseignement a été une cible systématique dans la destruction de l’Irak. Plus de 470 professeurs irakiens ont été tués, soit presque un par semaine.
Une fuite de cerveaux sans précédent
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le pays se vide. Depuis l’invasion, 20 000 scientifiques et professionnels irakiens et 6 700 professeurs de l’Université ont fui le pays [45].
Les médecins, notamment, ont pris la fuite. Rien de surprenant quand on sait que, depuis 2003, plus de 2 000 médecins ou infirmiers ont été assassinés [46]. Plus de la moitié des médecins enregistrés se sont également désengagés dans leur propre pays [47].
La désarticulation est totale. 75 % des médecins, pharmaciens, infirmiers, et 80 % du corps d’enseignants de Bagdad ont été tués, ont émigré, ou ont abandonné leur poste [48]. Avant 2006, environ 40 % de la classe moyenne avait pris la fuite suite à la violence ou la terreur [49].
75 % des médecins, pharmaciens, infirmiers et 80 % du corps d’enseignants de Bagdad ont été tués, ont émigré, ou ont abandonné leur poste.
Iconoclasme et purifications religieuses et ethniques
Non seulement les cerveaux ont été décimés mais également l’héritage culturel. Après l’invasion, l’occupant étasunien a laissé 12 000 sites archéologiques sans aucune surveillance et les pillages en ont été la conséquence [50]. Rien qu’au Musée national de Bagdad, 15 000 artéfacts mésopotamiens d’une valeur inestimable ont été volés [51].
Les minorités irakiennes (les Chaldéens, Assyriens, Mandéens, Bahia, Yezidi…) sont au bord de l’extermination car elles sont confrontées à une violence inouïe [52]. Depuis l’invasion, l’Irak attire des combattants djihadistes visant souvent des minorités ethniques et religieuses [53]. Certaines de ces minorités ont vécu pacifiquement en Irak pendant deux mille ans. À l’heure actuelle, ce même scénario se répète en Syrie.
Les minorités irakiennes (les Chaldéens, Assyriens, Mandéens, Bahia, Yezidi…) sont au bord de l’extermination.
Néo-colonie et terre conquise pour les États-Unis
L’Irak ne fut pas seulement occupé en termes militaires mais également en termes économiques. Le pays est devenu un paradis pour les investisseurs étrangers, au détriment des Irakiens qui n’ont rien eu à dire dans la reconstruction de leur pays [54]. Les nouveaux contrats ont presque tous été attribués à des entreprises étrangères. L’exemple le plus édifiant à ce titre est celui de Halliburton [55]. En 2003, cette entreprise de construction de Houston est parvenue à acquérir un contrat d’une valeur de plusieurs milliards [56]. Détail révélateur : l’ancien directeur général (jusqu’en 2000) n’était autre que Dick Cheney, vice-président et homme fort du cabinet de guerre de Bush. Jusqu’à maintenant, l’homme a conservé des intérêts dans cette société [57].
« Il y a beaucoup d’argent pour financier tout ceci (…) les revenus du pétrole de ce pays pourraient s’élever entre 50 et 100 milliards de dollars US dans le courant des deux ou trois années à venir (…) Nous avons à faire à un pays qui peut financier sa propre reconstruction, et assez vite. »
De nouvelles lois ont également prévu des impôts faibles permettant que des entreprises irakiennes passent à 100 % aux mains d’investisseurs étrangers, y compris le droit de transférer tous les bénéfices à l’étranger [59]. Les transactions financières avec l’étranger sont passées entre les mains d’une banque des États-Unis, notamment JP Morgan, le premier financier de la première guerre mondiale et de Mussolini [60].
Même après le retrait (de la plupart) des troupes étasuniennes, en décembre 2011, les conseillers étasuniens restent liés à tous les ministères et services de sécurité [61]. L’ambassade des États-Unis à Bagdad est le symbole de la main de fer sur le pays. Cette ambassade est la plus grande et la plus chère du monde, aussi grande que le Vatican, et dotée d’un cadre de personnel de 15.000 personnes [62].
L’ambassade des États-Unis à Bagdad est le symbole de la main de fer sur le pays. Elle est la plus grande et la plus chère du monde. Les transactions financières avec l’étranger sont passées aux mains d’une banque des États-Unis, notamment JP Morgan, le premier financier de la première guerre mondiale et de Mussolini.
Facture improbable et situations maffieuses
Selon Stiglitz, lauréat du prix Nobel, l’invasion de l’ Irak a coûté quelque 3 000 milliards de dollars [63], l’équivalent de 100 ans d’aide au développement des États-Unis [64]. Un sixième de ce montant aurait suffi pour atteindre les objectifs du millénaire pour le monde entier [65].
Pour l’occupation et la soi-disant reconstruction du pays, des montants considérables ont été prévus. Cependant, ils n’ont toujours pas été équitablement distribués. Selon Transparency International, il s’agit en l’espèce du plus grand scandale de corruption jamais vu dans l’histoire [66]. Des milliards de dollars se sont envolés en fumée. Jusqu’à présent, on vole du pétrole à volonté, puisqu’il n’y a toujours pas de système de mesure moderne disponible [67].
Certes, on a bien tenté de combattre cette corruption massive. Ainsi, un service contre la corruption a vu le jour. Cependant, les fonctionnaires trop zélés sont assassinés. Depuis 2006, 30 inspecteurs contre la fraude ont été « liquidés » [68].
Selon Stiglitz, lauréat du prix Nobel, l’invasion de l’ Irak a coûté quelque 3 000 milliards de dollars, l’équivalent de 100 ans d’aide au développement des États-Unis.
Parole contre parole
Avant la première guerre du Golfe, en 1991, James Baker, à l’époque ministre étasunien des affaires étrangères, avait dit à son homologue Tariq Aziz : « Nous allons détruire ton pays et le catapulter à l’âge de pierre [69]. » Près de dix ans plus tard, Paul Wolfowitz, vice-ministre de la Défense et architecte de l’invasion, disait que les États-Unis allaient « en terminer avec les états qui soutiennent le terrorisme [70] ». Ils ont tenu parole.
« Nous allons détruire ton pays et le catapulter à l’âge de pierre. »
La population irakienne ne se croise pas les bras. Depuis l’invasion et l’occupation qui a suivi, les protestations sont constantes. Elles se sont accélérées lors du Printemps arabe en janvier-février 2011. Depuis le 25 décembre 2012, des protestations massives ont lieu chaque jour à Ramadi [71].
Ces protestations auxquelles participent des centaines de milliers de personnes se sont étendues vers d’autres villes, partout dans le pays. Le 12 janvier dernier, plus de 2 millions de manifestants réclamaient la démission du premier ministre irakien Al Maliki. Ils réclament notamment la fin des atrocités, l’abolition des lois antiterroristes, la fourniture de services de base essentiels, l’arrêt de la marginalisation et de la division organisée parmi les groupes religieux et ethniques, la sanction du comportement criminel de l’armée, de la police et des forces de sécurité.
En Chine ou au Myanmar, il suffit d’un dissident pour se retrouver à la une des journaux. Par contre, nos médias gardent le silence sur ces protestations massives. Oui, la vérité est toujours la première victime de toute guerre [72].
Traduit du néerlandais par Erwin Carpentier
Source : De wereld morgen