Commentaires sur le film Territoire de la liberté d’Alexandre Kouznetsov.
Le film de montagne constitue un genre à part, souvent connoté idéologiquement : c’est dans ce genre que s’est d’abord illustrée Leni Riefenstahl, avec La Lumière bleue, de 1932, avant de devenir la grande cinéaste du Troisième Reich.
S’il se présente comme un documentaire, Territoire de la liberté sert, lui aussi, une démonstration idéologique, contre la Russie de Poutine.
Le titre lui-même est fort clair : le mot liberté, comme le mot démocratie, est un des piliers de notre novlangue ; il est, en soi, vide de contenu, mais il implique toujours une intention polémique. A un premier niveau, géographique, il désigne ici un espace naturel, au-dessus de Krasnoïarsk (dans la Sibérie méridionale), caractérisé par ses barres rocheuses, les Stolbys, fréquentées (selon les résumés du film) par une communauté d’alpinistes, dont fait partie le réalisateur, Alexandre Kouznetsov.
Qu’est-ce que cette communauté ? On imagine des rites célébrés par les descendants d’une tribu sibérienne ; en fait, il s’agit d’un groupe d’amis qui vont passer des weekends ou des périodes de vacances dans leur isba au milieu de la montagne pour se livrer à leur passion, l’escalade. Sujet tout à fait sympathique a priori, mêlant traditions locales et amour de la nature.
Mais ces amis communient surtout dans l’individualisme élitiste : leur grand plaisir, et celui du réalisateur, est de regarder d’en haut la foule des manants, ceux qui restent en bas, en ville, et leurs activités. Les séquences de montagne alternent en effet avec de rapides séquences urbaines qui mettent en parallèle l’amour des montagnards pour le risque et l’entreprise et le comportement moutonnier des citadins.
Ainsi, la première séquence du film suit une procession de babouchkas [sympathiques mémés russes, NdT] corpulentes, porteuses de bougies et d’icônes, filmées comme un troupeau prêt à se débander, contenu par des bergers en uniforme. A cela s’oppose la progression individuelle et méthodique des escaladeurs, défiant les lois de la pesanteur.
D’autres séquences urbaines montrent des manifestants qui défilent derrière des drapeaux communistes, présentés comme des résidus archaïques, ou une manifestation sportive rappelant les fêtes de l’ancien régime communiste, où la caméra s’attarde symboliquement sur le moment où un drapeau russe est rangé dans sa housse et étroitement ficelé. Toutes les activités collectives sont ainsi disqualifiées au profit de la seule identité que se reconnaissent les héros du film : Nous sommes les stolbystes (refrain de leur chant).
Mais un autre couple de séquences est encore plus édifiant : des stolbystes, certains nus, plongent dans un trou d’eau glacée au milieu de plaisanteries ; juste après, on voit une cérémonie où des habitants de Krasnoïarsk, porteurs de médailles religieuses, plongent dans l’eau pareillement glacée, pour se purifier.
Voici le commentaire de Critikat (qui a bien saisi et s’identifie à l’esprit du film) : « Le lac gelé dans lequel on se plonge avec douleur pour se signer […] peut aussi accueillir des corps nus et hilares, pour une baignade nocturne et festive. » La même activité peut donc être épanouissante si elle est là juste pour le fun (la dimension festive neutralise le froid), ou douloureuse et ridicule si elle est vécue comme une épreuve religieuse, une expérience de foi (et la caméra se fixe sur le corps grassouillet d’un jeune garçon qui grimace, opposé aux corps athlétiques des stolbystes).
Tout engagement collectif, patriotique, politique ou religieux, apparaît donc comme dérisoire face aux activités individuelles festives ou hédonistes. Les stolbystes sont fiers d’être des happy few, unis par le mépris des manants et la fierté de leur liberté, que la séquence finale célèbre en une véritable apothéose : une escalade nocturne, à la lueur de lanternes et lampes de mineurs, nous conduit au sommet d’une roche où on peut lire, peint en blanc, le mot Liberté – on ne manque d’ailleurs pas de nous informer que l’inscription ne date pas de 1917, mais de 1899 – et les fiers stolbystes la repeignent, pour qu’on puisse la voir depuis le Kremlin. Cette séquence illustre bien l’appréciation de Libération, pour qui le film confronte « l’esprit séditieux des stolbystes aux vues de flots humains massés dans les rues de la ville pour des simulacres de manifestations libres […] à seulement quelques kilomètres et à vue de ces cimes si fragilement émancipées » ! [sic, NdT] Mais personne ne menace ces pseudo-dissidents qui gesticulent loin de toute réalité.
Toutes ces actions d’audace puérile sont ponctuées de séquences statiques, et indigentes, où des stolbystes ruminent des réflexions fumeuses sur la liberté, d’où n’émerge pas d’autre claire revendication que celle de la libre disposition de ces isbas construites sans permis, qui constituent une privatisation de la montagne, et dont ils s’indignent que les autorités les fassent parfois démolir.
Mais qui sont donc ces stolbystes ? On nous montre avec complaisance leurs rites, leurs moments de détente en musique, leurs soirées avec fabrication de pelmeni (ravioli sibériens), mais on ne nous dit jamais d’où ils sortent, on pourrait même croire qu’ils n’ont pas d’adresse en ville, et qu’ils ne se matérialisent que pour aller dans les montagnes. Malgré tout, on comprend bien qu’ils ne sont pas des hommes et des femmes du peuple. Une stolbyste se dit employée par l’État comme experte (linguistique ? juridique ?), pour définir le sens des mots litigieux (quand passe-t-on de la liberté d’expression à l’appel au meurtre ? Question on ne peut plus actuelle en France, après les vagues d’arrestations et condamnations qui ont suivi l’affaire Charlie) : manifestement, ils appartiennent à la bourgeoisie intellectuelle, conçoivent leur dissidence festive comme une forme d’opposition à Poutine, et se sentent beaucoup plus proches des Occidentaux que de leur peuple.
En effet, le film a été réalisé grâce à une maison de production française, Petit à petit Productions, spécialisée dans les documentaires. Mais il relève d’une curieuse conception du documentaire, où l’anecdote et les témoins sélectionnés ne le sont pas comme révélateurs d’un problème plus large, comme représentatifs de toute une catégorie sociale ou d’un peuple, mais au contraire en tant qu’ils se vivent comme étant en marge de leur contexte social et historique. De Krasnoïarsk et de ses problèmes, on n’aura que quelques image dévalorisantes, simples faire-valoir pour l’héroïsation des stolbystes.
Que reste-t-il donc de ce prétendu documentaire ? Des jeux de boy-scouts adultes, concevant la liberté comme le droit de se livrer à leurs plaisirs sans entraves, filmés par une caméra brouillonne. On est loin d’un film comme La Constante, de K. Zanussi, de 1980, où la critique de la société communiste polonaise reposait sur une réflexion morale exigeante, symbolisée par la pureté de la haute montagne – et bien plus près d’une vidéo-souvenir à se projeter entre copains (ce qui neutralise finalement les éléments de propagande, trop décontextualisés pour qu’ils fassent mouche).
On pourrait se demander quels critères président au choix des films russes, et autres (par exemple iraniens), qui passent sur les écrans français, si on ne connaissait pas déjà la réponse : seuls nous parviennent ceux qui peuvent servir la propagande et les intérêts occidentaux.