La façon dont le débat sur le revenu universel se tient désormais en France illustre de façon tout à fait intéressante l’extraordinaire transformation des idées et du débat public à laquelle nous assistons depuis la Grande Dépression de 2008. Il était trop tentant d’en prendre note avec ironie.
Le revenu universel selon la Fondation Jean-Jaurès
On lira bien entendu avec fascination la note récente de la Fondation Jean-Jaurès consacrée au revenu universel. Celle-ci distingue trois conceptions du revenu universel :
« L’approche libertarienne conçoit le revenu de base comme un transfert du pouvoir de décision depuis l’État vers les individus (…)
Les approches marxistes et écologistes conçoivent le revenu de base comme un instrument de sortie du capitalisme productiviste, voire du salariat, découplant les revenus du travail salarié et financé par la réappropriation, au moyen de l’impôt, des gains de productivité issus de la robotisation. (…)
Enfin, l’approche social-démocrate, encore peu développée, pourrait concevoir le revenu de base comme une adaptation de la protection sociale, héritée des Trente Glorieuses, aux nouvelles formes de travail et notamment au développement de la pauvreté laborieuse ».
On comprend pourquoi cette dernière conception baptisée sociale-démocrate est « encore peu développée » : elle vient juste de naître avec la note de la Fondation Jean-Jaurès, qui récupère ici des thèses jugées comme affreusement libérales et réactionnaires il y a encore quelques mois. Cette récupération consiste notamment à proposer :
« Son schéma de financement s’appuie sur un recyclage de tout ou partie des dépenses actuelles de protection sociale, sur des économies en gestion afférentes à cette simplification, ainsi que sur des hausses ciblées de prélèvements obligatoires de façon à ce que la mise en œuvre du revenu de base ne génère pas d’endettement supplémentaire ».
Autrement dit, la Fondation Jean-Jaurès nous propose, ni plus ni moins, de mettre le doigt dans un engrenage où le revenu universel remplacerait cette forme médiocre de protection sociale que la France appelle sécurité sociale.
Conception sociale-démocrate ou ultra-libérale ?
Je me suis évidemment beaucoup amusé en lisant cette proposition, puisqu’elle reprend l’hypothèse que j’ai publiée l’an dernier. Lorsque j’ai osé prétendre que le revenu universel constituait l’avenir de la sécurité sociale, j’ai à l’époque fait l’objet d’une qualification peu enviée en France : celle d’ultra-libéral.
« Contrairement à ce que certains libéraux proposent ( lire l’article "le revenu universel, avenir de la sécurité sociale" d’ Eric Verhaeghe), l’allocation d’un revenu de base à tous inconditionnellement ne doit pas se substituer aux prérogatives de l’assurance maladie ni à celles d’un système de retraite par répartition et réduire ainsi la solidarité nationale à son minimum ».
Encore plus amusant, cette idée de remplacer la protection sociale, en tout ou partie, par le revenu universel, est combattue par le think tank auto-proclamé libéral « Générations libres », qui écrivait en janvier 2016 :
« Le logement, le chômage et les retraites sont difficilement solubles dans la nouvelle prestation, et l’assurance-maladie encore moins ».
Il est donc tout à fait fascinant de voir comment la Fondation Jean-Jaurès, entité proche du Parti Socialiste, peut ranger dans la sociale-démocratie une conception du revenu universel jugée comme trop… libérale, par Gaspar Koenig, gourou de « Générations Libres » et ancienne plume de Christine Lagarde. Cette récupération ni vu ni connu d’une thèse que je me targue d’avoir défendue en m’exposant à de vives critiques, au-delà du sourire qu’elle fait naître, pose une vraie question sur la propagation des idées aujourd’hui.