Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dont nous commémorons le centenaire, marque aussi la fin d’une expérience originale commencée en 1911 et qui témoigne de l’audace des jeunes maurrassiens de la Belle époque : l’aventure du Cercle Proudhon.
Ce laboratoire d’idées , patronné par Maurras, dont un texte ouvre le premier numéro des Cahiers, et par Georges Sorel, qui donne en 1914 une préface aux Méfaits des Intellectuels, livre d’Édouard Berth (le principal animateur du Cercle avec Georges Valois et Henri Lagrange), rassembla pendant un peu moins de trois ans nationalistes intégraux et syndicalistes révolutionnaires, autour de ce projet ambitieux : concilier le meilleur de la tradition politique française, dont Maurras venait de retrouver la formule avec son Enquête sur la monarchie (« Oui ou non l’institution d’une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée est-elle de salut public ? ») et le meilleur de la tradition socialiste dont Sorel, héritier du socialisme français du XIXème siècle mais également grand lecteur de Marx, proposait une nouvelle synthèse. Il faut ajouter à ces influences revendiquées par le Cercle la figure tutélaire de Proudhon bien sûr, mais aussi celles de Pascal, de Nietzsche et de Bergson.
En cette année 2014, qui a vu le Front national remporter les élections européennes sur une ligne nationale-protectionniste, qui veut concilier la défense de l’identité nationale et celle des travailleurs français, cette expérience du Cercle Proudhon n’est pas tombée dans l’oubli comme l’attestent la biographie d’Édouard Berth que vient de publier Alain de Benoist et le considérable travail de réédition proposé par Kontre Kulture et Alain Soral, non seulement de l’ensemble des Cahiers du Cercle Proudhon mais encore des Méfaits des Intellectuels de Berth et, réunis en un seul volume, sous le titre Textes choisis, de trois ouvrages fondamentaux de Sorel : Réflexions sur la violence, Les Illusions du progrès et La Décomposition du marxisme. Il n’est bien sûr pas possible de traiter en détail de chacun de ces ouvrages dans le cadre d’un seul article. Je me contenterai donc de relever quelques points qui ont particulièrement retenu mon attention et mon intérêt.
Commençons par le mémoire universitaire de Pierre de Brague qui ouvre la réédition des Cahiers. S’il conserve la verdeur d’un écrit de jeunesse, ce travail propose une thèse originale et tout à fait convaincante. S’opposant à Zeev Sternhell, il veut restituer à l’expérience du Cercle sa complexité en montrant que toute tentative de synthèse du socialisme, du nationalisme ne peut être si facilement passée à la moulinette de la reductio ad hitlerum. L’analogie établie par Pierre de Brague entre le Cercle Proudhon et la « révolution conservatrice » allemande, à l’époque de la République de Weimar, symbolise parfaitement cette complexité, tant les parcours individuels des acteurs de cette nébuleuse (de Jünger à Thomas Mann) sont divers, à l’image de ceux des acteurs du Cercle Proudhon puisque Berth soutiendra un temps Lénine et la révolution bolchévique et que Valois passera après-guerre de l’AF au fascisme puis à l’antifascisme et mourra en déportation pendant la Seconde Guerre mondiale.
Passons aux Méfaits des Intellectuels de Berth, qui est sans aucun doute ce que le Cercle Proudhon a produit de plus abouti. L’auteur, principal disciple de Sorel, y publie sous son nom (il signe Jean Darville dans les Cahiers) une tentative de synthèse de l’aristocratisme héroïque de Nietzsche, du néo-monarchisme de Maurras et du socialisme révolutionnaire de Sorel. Il faut comprendre ces références comme des critiques complémentaires du monde bourgeois : Nietzsche sur le plan éthique, Maurras sur le plan politique et Sorel sur le plan économique. L’idéal de Berth apparaît comme un socialisme auto-gestionnaire, antiétatiste et antiparlementaire, qui ne serait pas antinational et pourrait composer avec l’État régalien et fédérateur proposé par Maurras selon sa célèbre formule : « l’autorité en haut, les libertés en bas ». Les références constantes à Bergson et à Pascal complètent cette critique sous l’angle philosophique par la recherche d’une rationalité qui ne se réduirait pas au rationalisme bourgeois.
Concernant Sorel, je ne reviendrai pas sur l’importance du mythe de la grève générale ou sur la critique du Progrès comme idéologie de la bourgeoisie, qui sont les aspects les plus connus de son apport, mais dirai quelques mots de ce petit texte moins célèbre, La Décomposition du marxisme, dans lequel il donne en peu de mots sa vision de la substantifique moelle du marxisme, qu’il s’applique à distinguer des éléments secondaires de la doctrine. Le terme « décomposition » pourrait d’ailleurs s’entendre aussi bien au sens polémique de constat de l’infidélité des héritiers de Marx à l’esprit du maître (pour lui préférer la lettre) qu’au sens d’un travail d’analyse par lequel Sorel dégage petit à petit le cœur de la pensée marxienne de sa gangue, c’est-à-dire des résidus d’utopisme (la spéculation sur la fin de l’Histoire) ou de « blanquisme » (l’agitation des partis révolutionnaires) qu’elle comporte. À ces trois écueils que sont l’utopie et les différentes formes de manipulation des travailleurs par les intellectuels bourgeois (au sein des partis socialistes parlementaires comme des mouvements prétendument révolutionnaires, ce qui englobe à la fois la gauche et l’extrême-gauche), Sorel propose son syndicalisme révolutionnaire, qui est la reprise en main de ses libertés par le pays réel du travail lui-même. Un programme qu’Édouard Berth comme nous l’avons vu n’aura aucun mal à concilier avec le projet maurrassien.
Pour nous, militants d’AF, l’épisode du Cercle Proudhon prend place dans l’ensemble des positions qui se sont exprimées au sein du mouvement maurrassien sur la question économique et sociale. Le dialogue avec les syndicalistes révolutionnaires figure aux côtés des autres voies explorées par l’AF : le néo-corporatisme de la doctrine sociale de l’Église, le néo-colbertisme, et même un certain national-libéralisme chez Jacques Bainville. Le contexte contemporain marqué par la mondialisation et la financiarisation du capitalisme, avec leurs conséquences que sont les délocalisations, la désindustrialisation et la perte de souveraineté économique, nous incline logiquement à renouer avec cette ligne plus révolutionnaire trop longtemps mise entre parenthèse. Mais il s’agit de nous réapproprier cette partie de notre héritage avec sérieux, sans romantisme ni fétichisme, et en gardant à l’esprit que l’économie n’est pour nous qu’un instrument au service du politique et de la grandeur de la nation.
Stéphane Blanchonnet