C’est un bourrelet de terre ocre qui ourle l’horizon. Le remblai encore meuble dit la fraîcheur de la tranchée. On ne peut s’en approcher de trop près, car l’endroit a été déclaré « zone militaire fermée ».
Mais l’entaille éventrant la lande piquée de buissons secs est clairement visible. À Ras Jedir, dernier poste tunisien avant le littoral de la Libye, la frontière connaît depuis quelques semaines une activité inhabituelle, celle des pelleteuses. La Tunisie a décidé de creuser une tranchée emplie d’eau salée et surmontée d’une hauteur de sable afin de se protéger des périls de la Libye. Voué à s’étaler sur 168 kilomètres — sur les 520 kilomètres de frontière commune — le mur marque une rupture dans l’histoire de cette zone tuniso-libyenne perméable ouverte à tous les trafics.
Offensives terroristes
Tunis s’y est résolu au lendemain de l’assaut djihadiste du 28 juin contre la station balnéaire d’El Kantaoui, près de Sousse, où 38 touristes étrangers ont trouvé la mort. Le tueur, un jeune Tunisien, avait été formé dans un camp en Libye, selon les autorités tunisiennes. Tout comme les deux auteurs de l’attaque du musée du Bardo à Tunis, le 18 mars, qui coûta la vie à 21 visiteurs étrangers. Face à cette offensive terroriste sans précédent visant l’un des piliers de son économie — le tourisme — Tunis prétend s’attaquer à la porosité de sa frontière avec la Libye, tenue pour la source du mal.
L’affaire est très sensible. Les autorités libyennes de Tripoli en prennent ombrage, dénonçant une « décision unilatérale ». Et la grogne couve au sein des populations frontalières vivant de la contrebande. Signe de son embarras, le gouvernement tunisien évite d’ailleurs d’user du terme de « mur ». Il lui préfère l’euphémisme d’« obstacle ». Mur ou obstacle, le nouveau visage de la frontière tuniso-libyenne est lourd d’une aigre controverse.
À une centaine de kilomètres de Ras Jedir, la ville tunisienne de Médénine, siège du gouvernorat éponyme qui borde la partie septentrionale de la frontière, bruit déjà des échos de la discorde. Ce jour-là, une délégation libyenne était de passage dans la cité. Elle était venue explorer les possibilités d’intégrer davantage les deux parties de la frontière. L’affaire du mur ne pouvait tomber plus mal. « Pourquoi ériger ce mur alors qu’il s’est écroulé entre les deux Allemagnes et qu’il n’y a plus de frontières en Europe ? », interroge Salim Grira Mzioui, un élu du conseil local de Wazen, village libyen jouxtant la frontière. « Cela va poser des difficultés insurmontables, gronde-t-il. Il y a des fermiers qui cultivent des terres des deux côtés, il y a aussi des troupeaux de chameaux qui font le va-et-vient. »
Contrebande menacée
À l’en croire, le mur va briser les traditions ancestrales de communautés frontalières ayant jusque-là ignoré ce tracé d’État tranchant artificiellement dans des tribus entières. « On va diviser un seul peuple », abonde Adel Arjoun, un patron d’hôtel tunisien de Médénine.
À Médénine ou à Ben Gardane, la ville la plus proche de la frontière, on trouve bien sûr des partisans du mur. « Le gouvernement tunisien a le droit de protéger ses frontières pour des raisons de sécurité nationale, mais il doit faire comprendre aux gens que le mur n’est pas dirigé contre eux », affirme Saïd Lamloun, avocat et représentant de la Ligue tunisienne des droits de l’homme à Ben Gardane. Tâche éminemment délicate. Le travail de pédagogie s’annonce laborieux, tant est profonde la suspicion de ces régions frontalières à l’égard d’un gouvernement central accusé d’indifférence.
Négligées par des décennies de stratégie économique ayant privilégié le littoral, les populations de la Tunisie intérieure ont survécu grâce à la contrebande avec la Libye à l’est ou l’Algérie à l’ouest. Avec une essence libyenne achetée à la frontière plus de deux fois moins chère que son prix à la pompe en Tunisie, le trafic peut s’avérer juteux. Il suffit de voir ces étals de bidons, stations-service de fortune, disposés tous les cent mètres sur les routes de la région pour s’en convaincre. Un bout de tuyau et le réservoir du véhicule s’emplit à des tarifs battant toute concurrence.
« Ce mur, c’est contre nous, contre notre population, contre notre nourriture, contre le Sud tunisien », tonne Moncef Ali (le nom a été modifié). Regard sévère, le commerçant du bazar de Médénine est assis sur un tabouret entouré d’articles textiles importés de Chine, d’Inde ou de Turquie. Ils sont tous passés en contrebande via la Libye voisine. « Le gouvernement de Tunis punit le Sud pour des histoires de terroristes qui n’ont rien à voir avec nous », enchaîne-t-il dans une lamentation révélatrice du complexe victimaire répandu dans la Tunisie de l’intérieur.
« La contrebande, c’est notre nourriture, Tunis veut tuer le Sud », surenchérit son employé Walid (nom également modifié), un diplômé en techniques de forage pétrolier au chômage. À écouter les griefs du bazar de Médénine, on mesure l’hostilité populaire qui fermente contre le mur en construction. Pour l’instant, aucun incident sérieux n’a éclaté. Pour combien de temps ? « Quand le mur sera achevé, la région va brûler », anticipe Moncef Ali.
Conséquences
Là est l’inquiétude. Tunis est en butte à une alternative douloureuse : l’infiltration terroriste à travers une frontière poreuse ou l’instabilité sociale nourrie par une frontière étanche bridant la contrebande. Après avoir longtemps donné la priorité à la stabilité sociale — en fermant les yeux sur la contrebande — le gouvernement s’éveille depuis peu à l’impératif sécuritaire, au risque de fragiliser l’économie parallèle de la frontière. En début d’année, des troubles avaient éclaté à Ben Gardane et, plus au sud, à Dehiba, en raison d’une taxe de sortie imposée aux Libyens quittant la Tunisie, une mesure qui avait pénalisé les échanges frontaliers.
Avec l’apparition de ce mur, le spectre de nouveaux incidents plane à nouveau entre Ben Gardane et Médénine. Et ressurgit du coup la crainte de voir le ressentiment de la population instrumentalisé par les milices libyennes régnant de l’autre côté de la frontière. « Il y aura des représailles libyennes, c’est sûr », s’alarme le patron hôtelier Adel Arjoun. La question est éminemment stratégique.
À Médénine, certains officiels relativisent toutefois le risque. « Oui, les milices libyennes vivant de la contrebande peuvent chercher à nourrir une agitation à la frontière pour adresser un message à Tunis, décode un officier de police. Mais cela n’ira pas trop loin, car les Libyens de la Tripolitaine [région occidentale jouxtant la Tunisie] ont davantage besoin de la Tunisie que la Tunisie n’a besoin de la Libye. » Soit. Mais il existe au sein de la Tunisie des régions — les zones frontalières de l’Est — qui ont davantage besoin de la Libye que de Tunis. Dès lors, un mur, c’est forcément une méchante discorde.