Comme je l’ai exposé dans mon second volume de chroniques consacrées à la guerre en Syrie (Quand médias et politiques instrumentalisent les massacres [1]), paru en septembre 2016 aux éditions Sigest, la totalité des massacres ou exactions imputés aux autorités syriennes dans les grands médias et par les plus hautes autorités politiques des pays dits « amis de la Syrie », depuis le début de la crise en mars 2011, constituent en réalité des affaires montées de toutes pièces ou des opérations sous faux drapeau destinées à soulever l’indignation des masses pour leur faire accepter le principe d’un renversement du pouvoir syrien légal par la voie des armes. Ces différentes affaires présentent des traits immuables, que l’on retrouve jusqu’à la caricature dans la dernière du genre : le massacre chimique de Khan Cheikhoun, au gaz sarin lors duquel, le 4 avril dernier, 86 personnes auraient perdu la vie, parmi lesquels 30 enfants et 20 femmes.
Il faut commencer par rappeler brièvement ces précédentes affaires :
Mars 2011 : les enfants de Diraa, prétendument arrêtés et torturés pour avoir écrits sur des murs des slogans hostiles au régime. C’est l’étincelle de la « révolution syrienne ».
Mai 2011 : affaire Hamza al Khatib [2], du nom de cet adolescent qui aurait été arrêté, torturé, puis finalement assassiné par le « régime », parce qu’il aurait été surpris en train de « fredonner » une chanson l’égratignant. Hamza el-Khatib devient l’icône de la révolution syrienne et une bannière de ralliement dans les manifestations anti-régime massivement médiatisées dans les démocraties occidentales.
25 mai 2012 : massacre de Houla [3] ; 108 personnes, dont une majorité de femmes et d’enfants, sont présentées dans des alignements spectaculaires : elles auraient été massacrées lors de bombardements puis finies à l’arme blanche par l’armée syrienne.
21 août 2013 : tir à l’arme chimique dans la banlieue de Damas [4] ; des missiles chimiques sont tirés dans des quartiers de la banlieue de Damas, faisant des centaines de morts. Des dizaines de vidéos spectaculaires sont postées la nuit même, dans lesquelles ont voit notamment de nombreux alignements d’enfants apparemment décédés.
22 août 2014 : massacre de Douma [5] ; un bombardement de l’armée syrienne dans un marché bondé aurait fait près de 100 morts et de 200 blessés, dont un grand nombre de femmes et d’enfants.
18 août 2016 : affaire du petit Omrane [6], du nom de ce petit garçon extrait des ruines d’Alep par les désormais célèbres « Casques blancs », exhibé hébété et couvert de poussière et de sang au fond d’une ambulance. C’est un nouveau symbole de la révolution syrienne et de la barbarie du régime.
Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de ces affaires, pour certaines très complexes, et je renvoie aux articles et ouvrages sur le sujet dont les références sont précisées dans les notes de bas de page. Comme je l’ai résumé dans mon article sur l’affaire du petit Omrane, nous avons eu affaire à chaque fois à une même combinaison que l’on va retrouver à l’identique dans la récente affaire de Khan Cheikhoun, à savoir :
1) Dans tous les cas il est question, exclusivement ou principalement, d’enfants, maltraités, tués, torturés, massacrés, dans des conditions atroces.
2) À ces exactions sont associées des images choc (photos ou vidéos), d’abord relayées par les chaînes saoudienne Al-Arabiya et qatarie Al-Jazeera, puis par tous les grands médias des démocraties occidentales et des autres pays autoproclamés « amis de la Syrie », qui l’imputent aussitôt sans nuance au « régime ».
3) Les plus hautes autorités politiques de ces pays se déclarent unanimement indignées et accusent publiquement de la façon la plus dure le « régime » d’en être l’auteur. Ces accusations sont accompagnées d’appels à intervenir militairement en Syrie, « pour protéger les populations civiles » (appel au chapitre 7 de la charte de l’ONU), à soumettre le « régime » à de nouvelles sanctions, et à engager une transition politique dont serait exclu Bachar al-Assad.
4) Ces accusations gravissimes sont portées au maximum dans les trois jours suivant l’événement et avant que toute enquête ait pu être menée. Les démentis et explications des autorités syriennes sont ignorés, minimisés, ou qualifiés de mensonges d’un « régime à bout de souffle ».
5) Dans la totalité des cas, ces exactions sont perpétrées en des occasions que l’on peut juger les plus contre-productives pour les autorités syriennes. Comme je l’ai souligné ironiquement dans mon article « Autopsie du massacre de Douma [7], suggèrent ou démontrent qu’ils s’agit d’affaires montées de toutes pièces, ou d’opérations sous faux drapeau (massacre de Houla et massacre chimique de la Ghouta). Ces démentis ultérieurs ne sont jamais pris en compte et relayés par les grands médias qui font comme s’ils n’existaient pas.
7) Enfin, last but not least, à chaque fois qu’une nouvelle « affaire » éclate, les mêmes instances médiatiques et politiques rappellent les affaires antérieures reprenant à l’identique les accusations qu’ils portaient à l’époque. C’est ainsi qu’avec le temps s’est constituée une pyramide de mensonges dont l’effet pervers est de donner au grand public l’impression d’un régime psychopathe et massacreur en série.
On doit au passage signaler ici que pendant ces six années de guerre, les très nombreux massacres perpétrés par les « rebelles » contre des civils et des militaires syriens ont été systématiquement ignorés, minorés, ou imputés au « régime » selon le principe de l’inversion accusatoire (Houla, Ghouta). Pour prendre l’exemple le plus récent, il n’est que de comparer le relief donné dans les les médias au massacre de Khan Chakykhoun avec l’attentat à la camionnette piégée contre des réfugiés à Alep du 15 avril, perpétré par un « rebelle », qui a fait 126 morts, parmi lesquels 68 enfants.
Le récent massacre de Khan Cheikhoune du 4 avril s’inscrit idéalement, au sens platonicien du terme, dans la série que je viens de retracer. Reprenons maintenant un à un les 7 points précédents, pour évaluer à quel point ils s’inscrivent dans ce schéma que l’on doit malheureusement qualifier de classique.
1) Validé : lors de ce massacre auraient péri, parmi les 86 victimes, 30 enfants et 20 femmes. Les vidéos diffusées par les « rebelles » sont en tous points comparables aux vidéos diffusées par leurs cousins de la Ghouta dans la nuit du 21 août 2013 : les symptômes des agonisants ou des morts sont identiques, ce qui pour le coup accrédite l’idée d’un tir au gaz sarin, non respect des procédures par les « médecins » assistant les blessés et agonisants, proportion anormale d’enfants, qui n’apparaissent jamais en famille, témoignages poignants d’adultes en larmes qu’il est impossible de vérifier.
2) Validé : les accusations unanimes et hystériques des grands médias dès le lendemain se passent de commentaires. Un grand classique de la couverture médiatique de la guerre en Syrie.
3) Validé, à une différence de taille près sur laquelle je reviendrai plus loin, puisque pour la première fois ce massacre a provoqué une réaction militaire unilatérale des États-Unis, trois jours plus tard.
4) Validé, et doublement validé. Parmi les diverses réactions immédiates des pays dits « amis de la Syrie », celle des USA le jour-même par la voix du porte parole de la Maison Blanche Sean Spicer : « Cet acte odieux du régime de Bachar al-Assad est la conséquence de la faiblesse et du manque de détermination de l’administration précédente » ; celle de la France par la voix de François Hollande le lendemain : « Ce que la France a exigé, c’est qu’il y ait une résolution du Conseil de sécurité dans les prochaines heures pour diligenter une enquête et, à la suite de cette enquête, il doit y avoir des sanctions qui seront prises par rapport au régime syrien » ; celle de l’Union européenne par la voix du chef de sa diplomatie Federica Mogherini le jour-même : « Évidemment la principale responsabilité repose sur le régime [8] » ; celle de la Turquie par la voix de son président Erdogan : « Plus de 100 personnes ont été tuées, dont près de 50 enfants (...) Ô Assad l’assassin ! Comment vas-tu échapper à leur malédiction ? [9] » La palme des dénonciations outrancières reviendra quelques jours plus tard à Sean Spicer quand il lancera, accusant Assad : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, on n’a pas utilisé d’armes chimiques. Même une personne aussi abjecte qu’Hitler n’est pas tombée aussi bas que d’utiliser des armes chimiques. »
Et lorsque trois jours plus tard, le 7 avril, les États-Unis, en violation du droit international, répliquent en bombardant la base militaire syrienne de Shayrat, la totalité les pays « amis de la Syrie » lui délivrent un satisfecit immédiat et vibrant (Allemagne, France, Japon, Jordanie, Turquie, Arabe saoudite, Israël, Grande-Bretagne, etc.). Comme l’a malicieusement relevé Jean Bricmont, dans une interview donnée à Russia Today : « On s’indigne contre une petite phrase de Trump mais on applaudit ses bombardements [10]. »
5) Validé. Au moment où ce massacre chimique est perpétré, nous nous trouvons au cinquième round des négociations entre les autorités syriennes et « l’opposition », sous l’égide de l’ONU, pour préparer la conférence de Genève 5 visant enfin un règlement politique du conflit. Les autorités syriennes y arriveraient en position de force après une série de grandes victoires contre l’organisation EI et les autres groupes armés, dont la plus grande et la plus symbolique est la reprise d’Alep fin 2016. En position de force à la fois sur le terrain diplomatique et le terrain militaire, ayant adhéré à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques en septembre 2013, et ayant accepté le démantèlement de la totalité de ses armes chimiques sous son égide, la Syrie n’a absolument aucune raison, et sans doute aucun moyen, de perpétrer un massacre chimique de grande ampleur dans des circonstances aussi favorables.
6) Impossible à valider pour l’instant puisque aucune enquête internationale ni même nationale n’a pu rendre de conclusions détaillées dans un délai aussi court. Signalons tout de même cette analyse technique critique du professeur Theodor Postol, l’un des deux auteurs du rapport dit « du MIT » du 14 janvier 2014 (l’étude balistique démontrant que les roquettes chimiques lancées le 21 août 2013 ne pouvaient avoir été tirées que depuis des zones tenues par des « rebelles »), analyse dans laquelle il expose avec force détails que le rapport de la Maison Blanche qui a servi de base aux accusations contre le « régime » syrien, non seulement ne fournit aucune preuve crédible, mais présente de nombreux indices de forgerie et n’a à l’évidence pas été vérifié par des analystes compétents [11].
7) Validé. Dans les commentaires des politiques et des grands médias, de nombreux mensonges aujourd’hui avérés ont été recyclés, en premier lieu le rappel que c’est l’armée syrienne qui fut responsable du tir à l’arme chimique du 21 août 2013. Parmi d’innombrables occurrences, pointons cet extrait du long compte-rendu d’un entretien accordé au journal Le Monde par François Hollande le 12 avril. On y lit par exemple : « Le bombardement à l’arme chimique du 4 avril à Khan Cheikhoun, près d’Idlib, qui a tué au moins 87 personnes, a ravivé chez le président français les souvenirs d’août 2013. Un déluge d’obus remplis de gaz sarins, lancés par le régime de Bachar el-Assad sur le quartier rebelle de la ghouta, dans la banlieue de Damas, venait d’assassiner 1400 civils. »
J’ai expliqué dans mon second volume de chroniques sur la guerre en Syrie, dans ma « Synthèse sur le tir à l’arme chimique [12] » que ce sont pas moins de six documents et rapports, tous passés sous silence par les médias à l’époque de leur parution, qui disculpent les autorités syriennes et pointent une responsabilité rebelle : le rapport de l’ISTEAMS du 11 septembre 2013, le rapport final de l’ONU du 18 décembre 2013, le « rapport du MIT » de Théodore Postol et Richard Lloyd du 14 janvier 2014, le rapport des avocats turcs pour la justice du 14 janvier 2014, le premier article de Seymour Hersch du 19 décembre 2013 intitulé « Le sarin de qui ? », le deuxième article de Seymour Hersch du 17 avril 2014.
Arrêtons-nous également sur le bilan de 1400 victimes de nouveau avancé un peu partout depuis quelques jours. Il s’agit de l’estimation la plus haute, qui a inexorablement fondue les jours suivants comme je le rappelle dans mon livre : « Le Bureau Médical Unifié de la Ghouta avait donné, pour rappel, 1466 morts et 10000 intoxiqués, dont 67% de femmes et d’enfants. Il se pourrait que ce bilan soit à relativiser. Le 22 août, Libération annonce 1300 morts et 5000 intoxiqués, dont 75% de femmes et d’enfants. Le 24 août, Médecins sans frontières annonce 355 morts et 3600 personnes traitées dans les hôpitaux. Le 30 août, le rapport des services de renseignement états-uniens accusant Damas évoque 1429 morts dont 426 enfants. Le 31 août, l’OSDH dresse le bilan de 502 morts, dont 80 enfants, 137 femmes, et des dizaines de rebelles. Le 3 septembre, le rapport des services français fait état de 281 morts [13]. » À quoi l’on doit ajouter qu’on ne dispose à ce jour d’aucune image de l’enterrement des victimes du massacre chimique du 21 août 2013 [14].
Conclusion : les airs de famille entre cette nouvelle affaire et les précédentes du même genre sont tellement criants que nous pouvons, sans même avoir à attendre les résultats d’une enquête, affirmer que ce nouveau massacre et son exploitation politique et médiatique s’inscrivent dans le droit fil des massacres d’enfants imputés au régime, depuis les six années que dure le conflit. Il s’agit d’une opération sous faux drapeau montée de toute pièces, comparable à celle de Houla et de la Ghouta, pour fournir enfin un casus belli contre le gouvernement légal de la République arabe syrienne.
Le revirement de Donald Trump
Les États-Unis ont donc fini par mordre à l’hameçon, et par riposter, unilatéralement, sans consulter l’ONU, et sans consulter leur propre Congrès… Dans la nuit du 7 avril, trois jours plus tard, 59 missiles Tomahawks sont lancées sur la base militaire syrienne de Shayrat, dans les environs de Homs. 23 atteignent leur cible, causant d’importants dégâts matériels et tuant six militaires [15].
À première vue le revirement de Donald Trump peut sembler des plus surprenants. Alors qu’une semaine avant le massacre le président nouvellement élu Donald Trump faisait savoir par l’intermédiaire de l’ambassadrice à l’ONU Nikki Haley, qu’« il faut choisir ses batailles. (…) Quand vous regardez la situation, il faut changer nos priorités, et notre priorité n’est plus de rester assis là, à nous concentrer pour faire partir Assad », et par son secrétaire d’état Rex Tillerson que « le sort du président Assad sera décidé, à long terme, par le peuple syrien », le voilà qui fond du premier coup et en grand dans le premier miroir aux alouettes qui lui est tendu. Rappelons également que le 30 août 2013, 9 jours après le tir à l’arme chimique dans la banlieue de Damas, Donald Trump déclarait sur Twitter, déjà son outil de communication favori à l’époque : « Le président doit obtenir l’approbation du Congrès avant d’attaquer la Syrie. Il part à la faute s’il ne le fait pas [16]. »
Rappelons également combien Donald Trump s’est montré radicalement offensif envers les grands médias et l’establishment pendant sa campagne (ces derniers le lui rendant bien), les traitant de tous les noms, et les accusant en particulier d’être des menteurs et les ennemis du peuple étasunien. Pourquoi n’a-t-il pas témoigné de la méfiance devant les photos et vidéos de ces enfants agonisant à Khan Cheikhoun, et pourquoi, constatant le retournement soudain en sa faveur de ces grands médias qu’il a tant agonis, suite à sa décision de mener des frappes en Syrie, ne prend-il pas conscience qu’il a été dupé et ne change-t-il pas son fusil d’épaule, et multiplie-t-il au contraire lui-même, par l’intermédiaire des membres de son administration, des déclarations fracassantes et préjudiciable à ce qui reste de l’harmonie des relations internationales ? C’est ainsi que le secrétaire d’État Rex Tillerson a déclaré le 11 avril, à l’occasion de la tenue du G7 à Lucques en Italie, qu’« il est clair que pour nous le règne de la famille Assad touche à sa fin. (…) Nous voulons soulager la douleur du peuple syrien. La Russie peut faire partie de cet avenir et y jouer un rôle important. À l’opposé, la Russie peut maintenir son alliance avec ce groupe [la Syrie, l’Iran et le Hezbollah], ce qui, de notre point de vue, ne servira pas les intérêts à long terme de la Russie. »
Cette riposte brutale, unilatérale et apparemment irréfléchie est en contradiction totale avec la doctrine de politique étrangère que Donald Trump énonçait, quelques jours encore avant la fin de la campagne : « Nous recourrons à la force militaire seulement en cas de nécessité vitale pour la sécurité nationale des États-Unis.Nous mettrons fin aux tentatives d’imposer la démocratie en dehors des USA et de renverser les régimes, ainsi que de nous impliquer dans des situations dans lesquelles nous n’avons aucun droit de nous ingérer [17]. »
Ce flagrant retournement de veste est moins surprenant si on le met en perspective avec la dynamique profonde qui sous tend le système politique étasunien.
Comme le fait remarquer Jean-Loup Izambert dans son récent ouvrage Trump face à l’Europe (2017, IS éditions [18], le livre a été finalisé avant l’élection de Trump), lors de l’élection précédente, Barack Obama s’est fait élire également sur un programme porteur de promesses comparables : nous ne devrions pas être surpris tant que cela de ce que Trump, après avoir dit une chose, fût-ce avec ferveur, presque aussitôt élu, se mette à faire le contraire : « Certains commentateurs pensent que l’élection du candidat du parti républicain constituera une chance pour la paix si le nouveau président tient ses nouveaux engagements électoraux. Rappelons que l’expérience appelle au moins à la prudence. L’ancien président Barack Hussein Obama, qui a reçu le prix Nobel de la paix le 9 octobre 2009 “pour ses efforts extraordinaires en faveur du renversement de la diplomatie et de la coopération internationale entre les peuples” (sic), n’a-t-il pas fait bombarder rien moins que sept pays (Irak, Syrie, Afghanistan, Libye, Yemen, Pakistan et Somalie) en huit ans et provoqué la déstabilisation de plusieurs autres jusqu’au coeur de l’Europe ? [19] »
C’est sans doute trop présumer du pouvoir d’un seul homme. Donald Trump, tout milliardaire qu’il soit, et même s’il était doué de superpouvoirs comme ces héros de Marvel Comics qui sauvent régulièrement le monde à eux tous seuls (Superman, Logan, Spiderman, etc.) ou en petites équipes, serait-il en mesure de détourner le fleuve à lui tout seul ?
À la page 246 de son ouvrage, Izambert fait la prospective suivante : « Le temps du marketing électoral épuisé, le nouveau président doit diriger les États-Unis avec le très hétéroclite corps électoral qui l’a élu. Celui-ci mêle des catégories très privilégiées et très influentes, mais minoritaires, avec d’autres, qui sont défavorisées mais majoritaires ; c’est-à-dire des fauteurs de crise et de guerres, avec une grande masse de citoyens qui aspirent à sortir des deux. De plus, le système étasunien est fortement verrouillé par les influences très fortes de la Cour suprême, des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, du complexe militaro-industriel, des lobbies et des réseaux impérialistes (“think tanks”), militaristes, religieux, économiques, etc. Sauf à vouloir ouvrir des brèches dans ce système, Donald Trump ne peut que se résigner au jeu de ses prédécesseurs : surfer sur les influences de ces groupes, véritables petits “États dans l’État”, pour dégager des majorités parlementaires. Dans ces conditions, l’engagement électoral de Trump de mettre un terme à l’ingérence systématique des cercles impérialistes dans les affaires des Etats ne peut aucunement être réalisé. »
Les faits pour l’instant semblent valider cette hypothèse : trois mois à peine se sont passées depuis son élection, et le nouveau président a pris très récemment deux décisions inédites et particulièrement belliqueuses : alors qu’Obama avait reculé fin août 2013 et demandé l’aval du Congrès avant d’engager toute campagne de frappes en Syrie, Donald Trump a décidé, unilatéralement, en contournant l’ONU et sans même consulter le Congrès des États-Unis, qui plus est sur la base d’une affaire encore plus louche et de bien moindre gravité, de faire ce que son prédécesseur n’avait jamais osé faire en six ans de guerre ; quelques jours plus tard, il a dépêché une flotte puissamment armée vers la Corée du Nord assortie des menaces de guerre les plus claires.
On peut utilement ici mobiliser le concept d’inertie systémique pour expliquer le revirement de Donald Trump. Ce concept est exposé et décortiqué par Jean-Michel Vernochet dans un essai paru aux éditions Xenia fin 2012 : Iran, la destruction nécessaire [20]. Aussi ferme et sincère soit leur volonté de réformer d’un coup et en profondeur, les individus apparaissent et évoluent au sein de systèmes qui ont leur dynamique propre depuis des générations, et une force inertielle incomparablement supérieure à celle que pourrait lui opposer un homme seul, fût-il un milliardaire très expérimenté. « Nous qualifierons cette logique systémique de logique « inertielle » en ce qu’aucune décision humaine ne peut en abolir les contraintes dynamique et les conséquences à terme [21]. ». Que Donald Trump ait été sincère dans ses fracassantes déclarations de campagne, ou qu’il ait menti, il n’avait sans doute pas d’autre choix que de faire avec la direction et la vitesse de croisière prise par le paquebot de l’État profond étasunien dans lequel il a embarqué en conquérant la Maison Blanche.
L’inertie systémique de la guerre en Syrie
Pour comprendre la vigueur et la soudaineté de la réaction de Donald Trump, maintenant, il faut invoquer un second facteur tout aussi déterminant. En l’occurrence il existe une inertie systémique, inhérente à la crise syrienne, qui s’ajoute à la première et renforce la cohérence de la décision de l’homme qui occupe la Maison Blanche depuis le 20 janvier 2017.
J’ai expliqué dans un article de septembre 2016 [22], que nous assistions ces derniers mois à un « abandon progressif de la légalité internationale » en Syrie. En employant cette expression, je n’entendais pas que cette légalité avait été auparavant strictement respectée, mais qu’elle l’avait été au moins en apparence. Or nous assistons, précisément depuis que l’armée syrienne avec ses alliés est en train de franchement inverser la tendance sur le terrain face aux combattants de l’EI et aux divers groupes armés anti-Assad, à des violations de plus en plus flagrantes de la légalité internationale de la part des États-Unis et de leurs alliés. Pour recourir à une image, imaginez deux protagonistes jouant aux dames ou aux échecs. L’un des deux joue dans les règles, l’autre se permet de temps à autre de tricher. La tricherie n’étant pas flagrante, le joueur honnête ne s’en formalise pas, d’autant qu’il enchaîne imperturbablement les parties gagnantes. Cependant le joueur malhonnête a énormément investi pendant des années pour parvenir à ses fins ; il veut bien accepter de faire semblant de jouer, mais à la condition, à la fin, que la victoire lui revienne, car il ne conçoit pas qu’il puisse en être autrement. Vient donc le moment, fatal, où ne pouvant espérer gagner de façon apparemment loyale, il décide de renverser l’échiquier.
Une série d’événements montrent que c’est ce à quoi nous sommes en train d’assister depuis un an dans la Guerre en Syrie :
22 août 2016, communiqué des USA annonçant qu’ils ont prélevé une bande de terrain à l’est de la Syrie qu’ils entendent occupent militairement et qu’ils vont mettre sous le statut de no fly zone [23]. Cette décision peut être considérée comme une annexion.
17 septembre 2016, bombardement de l’armée des USA contre une position de l’armée syrienne surplombant l’aéroport de Deir ez Zor [24]. 80 soldats syriens sont tués et la position est immédiatement reprise par l’EI.
9 mars 2017, les USA déploient une batterie d’artillerie des marines pour appuyer l’offensive des Forces démocratiques syriennes (FDS) sur Racca [25]. Alors qu’ils se contentaient de les conseiller, l’armée étasunienne les appuie désormais directement au sol.
Dans la nuit du 16 au 17 mars 2017, l’armée israélienne effectue le plus important raid aérien en six ans de guerre sur le territoire syrien, contre une cible militaire près de Palmyre. L’armée syrienne déclare avoir abattu un chasseur israélien lors de cette confrontation.
Ces violations de la souveraineté de la Syrie ont été à chaque fois vivement dénoncées par les autorités syriennes et ses alliés.
Le bombardement de la base militaire aérienne de Chayrat ne peut donc pas être simplement interprété comme un coup de folie du président Trump, ou un signe de la volonté d’affirmer son autorité et marquer sa détermination par rapport à son prédécesseur. Cette escalade est cohérente avec l’abandon progressif de la légalité internationale auquel on assiste depuis un an en Syrie de la part des États-Unis et de leurs alliés. Happé par l’inertie systémique de la guerre en Syrie, et des opérations qu’y mènent l’armée des États-Unis, ses conseillers militaires et agents subversifs, le président Trump s’est naturellement inscrit dans le continuum de la guerre en Syrie tel qu’il l’a trouvé en se faisant élire à la Maison Blanche.
Le revirement de Trump s’inscrirait donc dans cette double inertie systémique du système politique séculaire dans lequel il vient prendre place et qui ne lui laisse qu’une très faible marge de manœuvre, et celle de la guerre en Syrie, où il est contraint d’ajouter une marche de plus à l’escalier constitué au fil des années par son prédécesseur, dans un contexte où tous les efforts consentis ces dernières années par le « système » menacent d’être réduits à néant.
François Belliot est l’auteur d’un ouvrage en deux volumes sur la guerre en Syrie paru aux éditons Sigest :
Volume 1 : Guerre en Syrie : le mensonge organisé des médias et des politiques français
Volume 2 : Guerre en Syrie : quand médias et politiques instrumentalisent les massacres