Extrait de Libido Dominandi, Sexual Liberation and Political Control par E. Michael Jones, Fidelity Press, 1998, 881 p. Partie I, Chapitre 2.
Paris, 1787
Le 23 juin 1787, alors que l’Illuminatus Bode de Weimar discute avec ses frères maçons à la loge parisienne connue sous le nom de « Les Amis réunis », un aristocrate français du nom de Donatien Alphonse François de Sade commence la première ébauche de ce qui deviendra l’un des romans les plus influents du dix-neuvième siècle.
Sade finira par appeler ce petit livre de 138 pages Justine ou les Malheurs de la vertu et, comme s’il reconnaissait tout le malheur qu’il allait causer, tant à lui-même qu’aux autres, il le désavouera dès le moment de sa naissance. « On imprime actuellement un de mes romans », écrit Sade à Reinaud, son avocat de longue date, alors que la publication du livre est imminente, « mais [c’est] un roman trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux et aussi honnête que vous... Brûlez-le et ne le lisez pas si par hasard il tombe entre vos mains. J’y renonce. » [1]
Lorsqu’il commence à écrire Justine, le marquis de Sade, comme la postérité l’appellera, est en prison depuis dix ans. Aucune accusation n’a jamais été portée contre lui. Il n’a jamais été jugé, et encore moins condamné pour un crime. Il était incarcéré en vertu de ce que l’on appelait à l’époque une lettre de cachet, une sorte de mandat d’arrêt qui pouvait être, et ce fut le cas pour Sade, prolongé indéfiniment si le prisonnier était considéré comme une menace pour la société. Et Sade était certainement considéré comme tel, en particulier par sa belle-mère, connue, peut-être en raison du pouvoir qu’elle avait exercé sur lui pendant pratiquement toute sa vie d’adulte, sous le nom de « La Présidente ». Madame Montreuil considérait Sade comme un monstre, et dans ce jugement, elle n’était probablement pas loin de la vérité. Élevé dans une famille aristocratique particulièrement décadente, à une époque particulièrement décadente de l’histoire de France, Sade a incarné tous les vices de sa classe et les a poussés encore plus loin. Lors d’un voyage d’affaires à Marseille, Sade donne à deux prostituées un bonbon censé provoquer des flatulences. Au lieu de cela, les jeunes femmes eurent l’impression qu’elles venaient d’être empoisonnées, ce qui les poussa à aller voir la police et à porter plainte pour sodomie contre Sade et son valet, ce qui, si cela était prouvé, entraînait la peine de mort pour l’auteur.
Plutôt que de faire face aux accusations, Sade s’enfuit en Italie, où il voyage avec son valet, qui joue le rôle de Leporello pour le Don Giovanni qu’était Sade. Sade finira par écrire un livre sur ses voyages en Italie, dans lequel il fustige les Napolitains pour leurs mœurs légères. Il s’agissait d’un exemple classique de l’hôpital se moquant de la charité, mais au moment où le livre sort, les gens avaient des choses plus importantes à méditer.
Si le marquis de Sade n’avait pas été incarcéré sur ordre de sa belle-mère, il aurait probablement poussé ses fantasmes sexuels jusqu’à leur conclusion logique et serait devenu une version moderne de Gilles de Rais, l’un des meurtriers de masse les plus célèbres de France. Nous le savons avec une assez sûrement, car Sade a décrit en détail la trajectoire du vice sexuel dans les Cent Vingt Journées de Sodome, un ouvrage pornographique qui n’a jamais été achevé. Dans ce livre, qui décrit les permutations de la perversion avec force détails, les passions simples font place aux passions complexes, qui à leur tour font place aux passions criminelles, qui à leur tour font place à l’aboutissement de la pulsion sexuelle lorsqu’elle est détournée de son service à la vie, à savoir les passions meurtrières qui mènent à la mort.
Grâce aux efforts de sa belle-mère, le marquis de Sade a été détourné d’une vie sexuelle de plus en plus violente, de plus en plus criminelle et, de ce fait, certaines jeunes Françaises ont probablement vécu plus longtemps qu’il ne leur aurait été permis autrement. L’inconvénient des efforts de La Présidente est que le marquis de Sade, à la suite de son incarcération de treize ans à la toute fin de l’Ancien Régime, est devenu un homme de lettres et, en sublimant ses passions sexuelles meurtrières, les a transformées en un paradigme plus puissant pour la corruption des générations futures. En effet, si quelqu’un peut prétendre avoir tiré le premier coup de feu de la révolution sexuelle, c’est bien le marquis de Sade. Et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que la révolution sexuelle est, sinon synonyme de révolution au sens moderne du terme, du moins contemporaine de celle-ci, et que c’est au marquis de Sade que revient la distinction, d’ailleurs douteuse, d’avoir déclenché la Révolution française. En revanche, la révolution sexuelle n’est pas synonyme de péché sexuel, qui existe depuis que les organes sexuels existent chez des hommes dont la raison, et non l’instinct, déterminait la manière dont ils doivent être gérés. La révolution sexuelle est quelque chose de légèrement différent du vice sexuel, bien qu’elle soit certainement basée sur celui-ci. La révolution sexuelle est la mobilisation politique du vice sexuel. À cet égard, elle diffère également de la séduction, qui est la manipulation du vice sexuel à des fins politiques moins globales ; elle diffère également de la prostitution, qui est la manipulation du vice sexuel à des fins financières. La révolution sexuelle utilise ces deux éléments, mais à une échelle plus globale.
On pourrait soutenir que l’histoire de Samson et Dalila est un exemple précoce d’utilisation du sexe à des fins politiques, mais là encore, il ne s’agit pas de révolution sexuelle dans la mesure où la passion sexuelle était utilisée sur une base limitée, visant ce que les Philistins percevaient comme le talon d’Achille d’un ennemi particulièrement puissant. On pourrait soutenir que les régimes de « fertilité » de l’Antiquité au Moyen-Orient, fondés sur les cultes de Baal et d’Ashtoreth, étaient des exemples de libération sexuelle en tant que forme de contrôle politique. Les auteurs hébreux les considéraient certainement comme tels et mirent en garde le peuple hébreu contre leurs dangers à plusieurs reprises, avertissements qui restèrent le plus souvent lettre morte. Mais la question de savoir si ces régimes avaient été instaurés à la suite d’une « révolution sexuelle » est une question dont la réponse se perd dans la nuit des temps.
Le cas du marquis de Sade, et par extension de la révolution sexuelle qu’il a contribué à mettre en place, est différent. Ses origines ne se perdent pas dans un passé mythique, mais sont documentées avec une clarté d’autant plus évidente qu’elles s’inscrivent dans un contexte historique pour le moins rodé. La matrice de son écriture est la même que celle qui devait provoquer le cataclysme qui a inauguré l’ère moderne, la Révolution française. Les mêmes ingrédients menèrent aux deux explosions, et si les deux révolutions restent distinctes, l’une aurait été impensable sans l’autre. Il n’y a pas de « libération » sans révolution. De même, le concept de « libération » rend toutes les révolutions possibles. La révolution est la « libération » mise en pratique. La révolution sexuelle ne fait pas exception à cet égard. Elle s’est produite en France parce que la moralité en matière de coutumes sexuelles était notoirement affaiblie et qu’à un moment donné, une misère en entraînant une autre, les masses pour qui les contraintes morales paraissent imposées par d’autres, tentent d’éclaircir leur horizon en adaptant leur morale à leur comportement, après avoir échoué pendant si longtemps à réaliser le contraire.
Le marquis de Sade, à cet égard, était simplement quelqu’un qui agissait conformément à la morale relâchée de l’époque et qui articulait les conséquences psychologiques et politiques de cette façon d’agir. L’événement qui lui permet d’articuler tout cela, c’est la prison.
« C’est en prison, écrit Lever, (cette prison qui lui servait à la fois de protection et de limite à sa liberté) que Sade libéra sa langue et forgea son style propre. C’est dans les profondeurs de la solitude, qui l’horrifiait (en elle-même et pour la sanction qu’elle représentait), que l’horreur, transformée en objet de désir, prit naissance : c’est là que naquit l’irrésistible besoin d’écrire, en même temps que le terrifiant pouvoir indomptable d’une certaine langue. Tout devait être raconté. La première liberté est celle de tout dire. » [2]
Le 29 février 1784, Sade est transféré de Vincennes à la Bastille, dans la chambre numéro trois d’un donjon ironiquement appelé La Liberté. Quatre ans plus tard, il sera transféré au numéro six, une cellule plus proche des créneaux sur lesquels il peut se promener occasionnellement, mieux éclairée et plus aérée. C’est à la Bastille que Sade écrit ses principaux ouvrages. L’austérité de la vie carcérale à la fin de l’Ancien Régime dépendait des moyens financiers du prisonnier, qui était logé à ses frais dans un bâtiment fortifié et pouvait commander ce qu’il voulait manger ou ce qu’il voulait lire. À la fin de l’Ancien Régime, les philosophes contrôlaient la culture à tel point que même les prisonniers pouvaient se procurer les ouvrages les plus subversifs. « Sous Louis XVI, raconte Lever, il ne venait à l’idée de personne de refuser aux prisonniers le droit de lire Voltaire. » [3] Le marquis de Sade pouvait commander, et le faisait, à peu près tous les livres qu’il souhaitait lire, même les plus subversifs. Seules firent exception les Confessions de Rousseau, une interdiction qui le rendait furieux contre sa femme, la personne qui s’occupait de la livraison de sa nourriture et de ses livres.
Sade put cependant lire tous les contes de Voltaire, qu’il connaissait par cœur, ainsi que des romans contemporains comme Les Liaisons dangereuses de Laclos et des textes philosophiques comme le Système de la nature du baron d’Holbach, qui était pratiquement omniprésent dans les bibliothèques des révolutionnaires de la première révolution sexuelle, de Weishaupt à Shelley. Outre les textes habituels du siècle des Lumières, le marquis de Sade lisait également les récits de voyage de l’époque : Le Voyageur français de l’abbé de la Porte, les Voyages de Cook et le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot. Ce dernier ouvrage s’inscrit dans la tradition du relativisme culturel que Margaret Mead rendra célèbre au XXe siècle avec la publication en 1927 de Coming of Age in Samoa [L’Adolescence à Samoa]. Ces livres de voyage ont en commun la tentative non dissimulée de relativiser la morale sur le plan géographique. Finalement, le relativisme culturel qui était soit l’intention des récits de voyage, soit leur effet dans l’esprit de ceux qui étaient déjà dépravés et cherchaient une rationalisation, se retrouve dans des œuvres comme Justine.
« La vertu, dit Rodin à l’une de ses jeunes victimes dans un moment de détumescence, n’est pas une sorte de mode dont la valeur serait incontestable, c’est simplement un schéma de conduite, une façon de s’entendre, qui varie selon les accidents de la géographie et du climat et qui, par conséquent, n’a pas de réalité, ce qui suffit à prouver sa futilité. Il n’y a pas sur le globe entier deux races qui soient vertueuses de la même manière ; donc la vertu n’est en aucun sens réelle, ni en aucun sens intrinsèquement bonne, et ne mérite en aucune façon notre vénératio.n » [4]
L’appropriation par Sade des récits de voyage à des fins sexuelles dans Justine éclaire à la fois la topographie de la libération sexuelle et l’ensemble de l’œuvre de Sade en tant que première instanciation de celle-ci. Cela nous permet également de donner une définition provisoire de la libération sexuelle, basée sur les circonstances qui entourent à une époque son géniteur – son inventeur, pour ainsi dire. La libération sexuelle est un amalgame entre la pensée des Lumières, c’est-à-dire la rationalisation basée sur la « science », et la masturbation. La masturbation est l’aboutissement logique de l’incarcération de Sade. Un homme dont l’activité sexuelle était incontrôlable et qui se trouve soudain privé des objets de son plaisir sexuel, va avoir recours au vice solitaire. Mais l’attachement de Sade à la masturbation ne se résume pas à cela, tout comme le lien entre la libération sexuelle et la masturbation n’est pas fortuit. L’activité sexuelle de Sade a été essentiellement masturbatoire dès le début. « Toutes les créatures naissent isolées et sans besoin les unes des autres », écrit-il dans Juliette. Dans un tel monde sexuel, où chaque partenaire sexuel n’est qu’une aide à l’orgasme, un appareil sexuel et un instrument de plaisir, la masturbation est l’essence théorique de toute activité sexuelle. Cette théorie est devenue pratique lorsque le marquis de Sade a été incarcéré en 1777. En l’absence des prostituées qu’il engageait pour stimuler ses fantasmes sexuels, il fut contraint de créer des figures imaginaires qui serviraient la même fin, la masturbation devenant son exutoire sexuel réel et non plus seulement théorique.
Cette combinaison de la pensée des Lumières et de la masturbation ne déterminera pas seulement la dialectique de la vie de Sade en prison, où il lisait et se masturbait, puis lisait et se masturbait encore. Elle deviendra également la structure de sa fiction et, par conséquent, la dialectique déterminante de la libération sexuelle. La libération sexuelle allait devenir la rationalisation des Lumières au service de la masturbation et serait mise en œuvre dans les expressions culturelles ultérieures de la libération sexuelle comme le magazine Playboy, où les photos servaient d’aides à la masturbation et la philosophie de Playboy servait de rationalisation à ce comportement. Une fois que les textes qui ont permis ce comportement se sont suffisamment répandus, la pornographie est devenue un instrument de domination politique ainsi qu’un instrument de profit financier.
Les personnages de Sade débitent des clichés des Lumières sur la morale et la physiologie pour rationaliser les crimes sexuels qu’ils viennent de commettre et qu’ils s’apprêtent à commettre dès qu’ils parviendront à retrouver une érection. Les écrits de Sade, comme la plus grande partie de la pornographie, sont une aide à la masturbation, la sienne et celle du lecteur. En créant des textes comme Justine, Sade a établi le modèle de toutes les versions ultérieures de la libération sexuelle et de la révolution sexuelle. La science, c’est-à-dire le monde compris selon la lecture de Newton par les philosophes, rend la morale et la religion inutiles. Dans le contexte des écrits de Sade, qui est le bon contexte, la science newtonienne devient une justification du plaisir sexuel, en fait son seul véritable attrait. « Quand l’étude de l’anatomie atteindra la perfection », dit Clermont à Thérèse après l’avoir débauchée dans Justine,
« et quand l’anatomie sera perfectionnée on démontrera facilement par elle le rapport de l’organisation de l’homme, aux goûts qui l’auront affecté. Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenses. » [5]
En d’autres termes, la morale n’est rien d’autre que la dynamique des fluides. Sade pensait que cela serait sans doute prouvé par une future percée de la physiologie matérialiste. En attendant, ses lecteurs peuvent faire comme si cette découverte était acquise d’avance. Tel était l’espoir du marquis de Sade, et tel est toujours l’espoir de ceux qui épousent le projet des Lumières à notre époque. Pris dans son contexte, cependant, le passage trahit l’attrait que la physique newtonienne exerçait sur l’adepte des Lumières. La physique newtonienne rendait la morale inutile parce qu’elle réduisait la complexité de la vie, et toutes ses considérations morales, à un calcul de la matière en mouvement. Ce qui était autrefois un comportement menant au paradis ou à l’enfer a été réduit par les Lumières à quelques calculs simples impliquant la dynamique des fluides. Dans le contexte de sa fiction et de la vie qu’il menait en l’écrivant, les Lumières sont devenues pour le Marquis de Sade une aide à la masturbation, et dans une large mesure, grâce à ses textes, c’est ce qu’elles allaient rester pour des générations de libérateurs sexuels à venir. Deux cents ans plus tard, lorsque l’Internet est devenu le principal vecteur de la pornographie, la masturbation restait la clef pour comprendre la libération sexuelle car, comme pour Sade, le libertin considère invariablement ses partenaires sexuels comme des instruments, ce qui fait que même l’activité sexuelle avec d’autres personnes est essentiellement masturbatoire. C’est peut-être la raison pour laquelle Sallie Tisdale, dans son livre Talk Dirty to Me, insiste tellement pour que la masturbation soit synonyme de sexe. Pour elle, en effet, tout rapport sexuel est essentiellement masturbatoire.
« En ce sens, écrit-elle, tout rapport sexuel est une masturbation – le corps de l’autre personne est un objet par lequel nous éprouvons un plaisir intense mais entièrement interne, et notre orgasme est un univers créé par nous-mêmes et non partagé… » C’est peut-être la meilleure explication du fait que les orgasmes de la masturbation peuvent être plus puissants et donner l’impression d’être plus complets physiquement que les orgasmes partagés. Ils sont tout simplement plus sûrs. » [6]
L’ipséité du sexe libéré est intensifiée par son horreur de la procréation.
« Une jolie fille », dit Madame Saint-Ange à Eugénie dans La Philosophie dans le boudoir, « Une jolie fille ne doit s’occuper que de foutre et jamais d’engendrer. Nous glisserons sur tout ce qui tient au plat mécanisme de la population, pour nous attacher uniquement aux voluptés libertines dont l’esprit n’est nullement populateur. » [7]
Ici comme ailleurs, Sade prend les devants en occupant pour l’essentiel tout le terrain. Son mépris pour les organes génitaux féminins est légendaire, ce qui explique aussi son choix de la sodomie comme forme préférée d’activité sexuelle. Mais la préférence sexuelle indique aussi d’autres vérités. La misogynie de Sade est peut-être une haine déguisée de sa mère qui, selon lui, l’avait abandonné dans son enfance, ou bien elle résulte de sa haine inavouée de la belle-mère qui le fit emprisonner pendant treize ans de sa vie, mais elle est aussi une haine de la nature, de la nature féminine en particulier, parce qu’elle est le véhicule d’une vie nouvelle, qui témoigne à sa manière de l’auteur de la vie. Lorsqu’il n’était pas confiné dans sa cellule et limité à la masturbation comme seule forme d’expression sexuelle, Sade s’adonnait invariablement à la sodomie et au blasphème sexuel, impliquant généralement la profanation d’hosties de communion. Dans les deux cas, il s’agit d’un défi à la nature, c’est-à-dire au lien entre l’amour et la vie tel qu’il a été établi par le Créateur. L’utilisation fréquente du terme « Nature » par Sade dans sa pornographie est équivoque, et l’utilisation de ce terme revient à ce que Nietzsche, un lecteur avide de Sade, appellerait plus tard la transvaluation des valeurs. La nature dans son sens traditionnel de finalité est remplacée par la nature dans son sens des Lumières qui signifie tout ce qui est, c’est-à-dire en l’absence de finalité. Dans ce dernier sens, la nature commande toute activité et, puisqu’il en est ainsi, le libre arbitre n’existe pas, de sorte que des termes tels que le bien et le mal deviennent des chimères d’une époque révolue.
Par conséquent, la libération sexuelle devient, de par sa nature même, une forme de domination par laquelle les forts font ce qu’ils veulent des faibles. Le fort étant synonyme de mâle et le faible de femelle dans l’anthropologie de Sade, la « libération » signifie la domination des femmes par les hommes. La libération sexuelle est donc toujours une forme de contrôle, selon laquelle l’idée de la nature comme finalité rationnelle, impliquant le bien et le mal comme expressions de la raison pratique, est remplacée par l’idée de la nature comme force brute. Cela signifie également que toute mise en œuvre panculturelle de la libération sexuelle entraînera une réaction féministe, car les femmes imprégnées de fantasmes gauchistes succombent d’abord à une domination involontaire, puis réagissent avec une rage inchoative lorsque l’ampleur de leur asservissement à la « libération » commence à leur apparaître clairement.
La libération sexuelle, comme l’indique la trajectoire de 200 ans qui précède, tend toujours à la masturbation par le biais de la rationalisation, et à cet égard, les Lumières ont été l’instrument crucial de la révolution sexuelle, tout autant qu’elles ont été l’instrument de la révolution politique en France. Sade a joué un rôle crucial dans ces deux événements. Aldous Huxley, qui n’hésitait pas à expliquer comment la liberté sexuelle pouvait être exploitée à des fins politiques, fait remonter cette tendance au marquis de Sade et à son utilisation de la « philosophie » des Lumières. Dans Justine, l’explication de la véritable nature physique de la morale, comme l’avait prédit Holbach, la rend non fonctionnelle, ce qui permet de se « libérer » des contraintes morales. En réalité, l’attrait de la physiologie des Lumières ne réside pas tant dans sa vérité que dans la satisfaction des désirs qu’elle autorise. La fiction de Sade montre clairement que le matérialisme promu par le baron d’Holbach et la Mettrie n’est qu’une aide supplémentaire à la masturbation.
« La véritable raison pour laquelle le marquis ne voyait ni sens ni valeur dans le monde, écrit Huxley dans Ends and Means, se trouve dans les descriptions de fornications, de sodomies et de tortures qui alternent avec les réflexions philosophiques de Justine et de Juliette... Ses disquisitions philosophiques, qui, comme les rêveries pornographiques, ont été écrites pour la plupart dans des prisons et des asiles, étaient la justification théorique de ses pratiques érotiques. » [8]
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Traduction : Maria Poumier